PURCHASED FOR THE
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
FROM THE
CANADA COUNCIL SPECIAL GRANT
FOR
HISTORY OF ART
L'ARTISTE
64e ANNÉE — 1X94
NOUVELLE PÉRIODE
VII
IMPRIMERIE
JOSEPH PIGELET
CHATEAUDUN
L'ARTISTE
REVUE DE L'ART CONTEMPORAIN
S 01 X A N TE- Q UA TRIE ME A NNÉE
NOUVELLE PERIODE : TOME VII
PARIS
BUREAUX DE L'ARTISTE
44, QUAI DES ORFKVRES
1894
1970
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*-7
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
i
JULES CHÉRET
'est la postérité, dit-on,
qui juge les artistes et
les met à la place qui
leur appartient. Il est
donc bien entendu que
nous n'avons pas le
droit de juger nos con-
temporains : cependant
les critiques les plus
empesés ne sauraient
trouver mauvais que
nous nous permet-
tions , les leçons du
passé aidant, de tirer,
en manière de passe-
temps, quelques pronostics sur le jugement des générations
futures a l'endroit des peintres .d'aujourd'hui. Nous sommes
1894. — L'ARTISTE.' — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII.
2 L'ARTISTE
la postérité des gens du XVIIIe siècle ; cherchons un peu com-
ment ceux des artistes de cette époque que nous avons placés
au premier rang, de par notre droit imprescriptible d'arrière-neveux
étaient jugés par leurs contemporains. Nous pourrons peut-être
en déduire quelques indications pour l'avenir.
Connaissez-vous Jouvenet, Restout, Vien ? — Très peu, n'est-ce
pas? — Coypel, Rigaud, de Troy, Largillière? — Un peu plus;
Rigaud et Largillière particulièrement : votre esprit évoque quel-
ques-uns des tableaux de ces artistes, oubliés du grand public
et qui ont encore l'admiration des amateurs. — Watteau,
Boucher, Fragonard ? — Oh ! très bien ! Il n'est personne qui
n'ait présentes à la mémoire les œuvres principales de ces gloires
de l'école française. Eh bien ! Jouvenet, Restout, Vien, Coypel,
Rigaud, de Troy, Largillière étaient regardés par leurs contempo-
rains comme les premiers artistes, les représentants de l'art élevé,
les gardiens des saines traditions, les peintres solides, seuls dignes
de l'admiration des siècles futurs, tandis que Watteau, Boucher et
Fragonard, qualifiés un peu dédaigneusement : les, peintres des jetés
galantes, ont dû se contenter jusqu'à ces derniers temps de l'épi-
thète de petits maîtres. Et il suffira, sans appuyer davantage sur ce
sujet, de rappeler l'opinion de Caylus, que partageait Julienne,
au sujet du peintre qu'ils étaient alors presque les seuls à admi-
rer : « Si les études d'Antoine Watteau eussent été pour le
genre historique, il serait devenu l'un des plus grands peintres
de la France. »
Pourquoi ce mépris, pourquoi cette inintelligence des contem-
porains? Parce que ces artistes sont des Fantaisistes, des peintres-
poètes. Il en va de même à toutes les époques : les charmants
esprits qui nous donnent la vie du Rêve, le paradis né de leur
désir, et qui nous offrent leur pensée toute pure, leur âme,
avec le moins possible de matérialité, le moins de métier pos-
sible, nous n'osons que bien longtemps après dire que ce sont
eux les grands maîtres, les purs génies ; l'école est toujours là
pour nous soufflera l'oreille des réticences : « Prends garde! ne te
laisse pas aller au plaisir que tu éprouves, n'admire que les gens
qui t'ennuient : l'art doit être solide, entends-tu? solide, regarde si
les rotules sont bien faites, le bras emmanché suivant les canons,
n'oublie pas que l'œuvre d'art n'est pas là pour te donner une
impression agréable, mais pour représenter la nature, ou plus belle
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS 3
que tu ne la vois d'ordinaire, ramenée au type (relis ton Charles
Blanc) ou copiée servilement, comme la comprennent les réalistes
hollandais ou espagnols : méprise toutes les qualités spirituelles
et aimables ». Et aussitôt les Caylus et les Julienne de tous les
temps, — et ce sont pourtant des compréhensifs ! — se mettent à
examiner comment les rotules sont faites, constatent avec dépit
« l'insuffisance de Watteau dans la pratique du dessin » et rou-
gissent de l'admiration naturelle qui les avait entraînés vers lui,
rougissent et s'en excusent. Tant pis pour eux, le charme de
l'œuvre s'est évanoui pendant qu'ils faisaient ces mesquines cons-
tatations, ils ne seront pas de la bande des pèlerins passionnés
qui abordent à l'île enchantée, à la suite du maître délicieux, pour
oublier le plus possible les lois de l'Ecole et vivre en paix la vie
bienheureuse du Rêve.
Les Fantaisistes, ce semble encore le qualificatif le plus juste que
l'on puisse appliquer à ces peintres poètes dont nous parlons : le
livre qui les rassemblera sera fait quelque jour; on y verra beau-
coup de ceux que l'Ecole appellerait volontiers des « chiqueurs »,
si le mot était de son dictionnaire, et très peu de ces peintres de
morceau que notre ami Eugène Courboin appelle avec infini-
ment de malice des morceaux de peintres . Watteau en ouvrira la
série, dans l'école française ; n'est-il pas le premier, en effet,
depuis le moyen-âge, qui se soit tout à fait affranchi des écoles,
— de l'antique, de l'italienne et de la hollandaise, — et qui ait doté
l'art de notre pays de sa vraie formule, toute faite de grâce, d'élé-
gance, de liberté, d'esprit et de poésie? Depuis des siècles nous
passons notre temps, non seulement à admirer les étrangers, mais
encore à vouloir les recommencer, pourquoi? Etudions chez les
antiques la recherche de la perfection typique, chez les Italiens
la belle couleur et les pompes de la décoration, chez les Hollan-
dais le réalisme familier, mais restons le plus possible dans la
filière française, laquelle n'est pas une école, mais la libre mise en
œuvre des qualités de notre race : il est de mode aujourd'hui
d'attaquer le patriotisme, et surtout le patriotisme en art, mais
pourtant, dans l'état actuel du globe, et si nombreux que soient
les moyens de déplacement, les races sont encore très diverses,
elles ont une manière de comprendre et d'exprimer l'art qui ne
peut être celle des races différentes, de même qu'elles n'ont pas la
4 L'ARTISTE
même forme de tête et la même couleur d'yeux, et le Français
qui voudra faire de l'art hollandais ou espagnol risque fort de ne
produire qu'un pastiche. On peut juger de même les tentatives
de ceux qui veulent aujourd'hui , en ce temps de roublardise et de
rosserie , rénover l'art des primitifs . L'artiste dont nous allons
nous occuper tout à l'heure, Jules Chéret, a un bien joli mot pour
les définir : « Il me semble, dit-il, voir une de ces vieilles minau-
dières qui s'efforcent de gazouiller comme les petits enfants. »
Watteau a eu cette profonde originalité de chercher et de rendre
la poésie de son époque et de son pays. Qu'il ait costumé des
personnages un peu à la mode de Henri II, ou avec des habits de
comédie, qu'est ce que cela fait? nous avons devant nous des
figures du temps de la Régence, à n'en pas douter, et l'essence
même de l'esprit de l'époque. « Tristesse et désir, dit Michelet,
tristesse de la misérable fin du régne du grand roi, désir de la
nouvelle aurore qui allait poindre bientôt, l'aurore de Montes-
quieu, de Voltaire et de Rousseau. » C'est peut-être parler un peu
trop en philosophe : nous voyons surtout, dans l'art de Watteau,
après la fanfare de mauvais goût du xvne siècle, le premier
élan vers la nature. Elan spontané, car on ne peut guère consi-
dérer Gillot comme le précurseur de Watteau ; il serait peut-être
plus juste de supposer que l'un de ces objets d'art de la Chine ou
du Japon, dont commençaient a raffoler les amateurs de curio-
sités, put lui donner quelque vague avertissement. Regardez les
panneaux qu'il a composés dans sa jeunesse, la préoccupation y
est constante de cet art sincère, gracieux, gai, essentiellement dis-
symétrique et si parfaitement en antithèse avec l'art du xvnc
siècle. L'artiste a pu y trouver une indication, être amené à cette
pensée qu'il fallait regarder la nature, mais en tenant compte aussi
de ses propres imaginations. « L'art, nous disait dernièrement
Félicien Rops, l'un des plus intéressants fantaisistes, Fart, c'est la
liai urc vue à travers le rive d'un artiste. » N'est-ce pas la meilleure
définition de l'art de Watteau ? M. Zola avait dit quelque chose
d'assez semblable: « L'art, c'est la nature vue à travers un tempé-
rament », mais nous préférons la formule de Rops, car il y a des
tempéraments qui ne sont guère artistes, et la nature reflétée par
leur manière de voir ne donnerait en aucune façon une œuvre d'art.
Il n'est pas besoin de chercher plus loin : la formule de Rops
à laquelle nous ont amenés ces rapides réflexions sur Watteau,
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS 5
prince et premier des peintres poètes, peut être celle des fantai-
sistes que nous voulons étudier; elle s'applique à Boucher comme
à Fragonard et aussi à quelques artistes de ce temps, qui nous
paraissent doués d'aspirations bien françaises, amoureux d'art
libre, inspirés par la nature et aussi éloignés des traditions des
écoles que de l'imitation réaliste.
Mais nous n'aurons pas sitôt nommé Jules Chéret et Willette,
par exemple, que tout aussitôt des protestations s'élèveront : —
Mais ce sont des dessinateurs, l'un fait des affiches, l'autre des
illustrations pour les journaux ! — Cela, c'est la faute du temps ;
la nécessité du temps, plutôt : l'art se rapetisse tous les jours, —
en dimensions — : autrefois on peignait des fresques immenses,
les citoyens se cotisaient pour faire décorer de grandes surfaces,
dans les églises notamment, et les grands seigneurs, puissamment
riches, commandaient de la peinture pour les voûtes et les
escaliers de leurs palais : c'était l'âge de la fresque. Le tableau lui
succéda : Watteau, Boucher et Fragonard furent de ce temps ; les
demeures devenaient plus petites, la foi des donateurs moins vive,
l'abondance des œuvres d'art plus grande : ce fut l'âge de la toile.
Nous sommes aujourd'hui dans l'âge du papier, la dispersion de
la fortune le veut ainsi, il faut que la vapeur et l'électricité colla-
borent. Le peintre peint en trois couleurs, ou simplement en noir
et blanc, et la machine se charge de répandre son œuvre aux quatre
coins du monde, la Rue et le Journal recueillent sa pensée : le
papier sur le mur de la rue remplace la fresque, le papier dans le
journal remplace le tableau, c'est la démocratisation complète,
l'œuvre d'art à un sou. Les dimensions ont rapetissé, disons-nous;
mais l'art n'a pas dégénéré pour cela, il a changé seulement de
moyen d'expression. — Alors la couleur, tout au moins, y perd
quelque chose ? — Non, elle se synthétise, voilà tout : ce mer-
veilleux virtuose de la couleur qu'est Chéret fait tous les jours le
tour de force d'exécuter les plus savantes harmonies sur un ins-
trument à trois notes : une note rouge, une note jaune, une note
bleue. Quant au dessin, il ne perd rien non plus à ces procédés
de vulgarisation, lui qui est la partie intelligente, mâle, de l'œuvre
d'art.
Ceci ne veut certes pas dire qu'il n'y ait plus d'autre moyen
d'art que l'affiche et l'imprimé, car on vend bien encore quelques
6 L'ARTISTE
tableaux par ci par là, et il faut même espérer que la féodalité juive
se décidera quelque jour à employer ses millions à la renaissance
des grands moyens d'art ; cela veut dire seulement que ces procédés
sont spéciaux à notre époque et que ceux qui y brillent au premier
rang sont dignes de tout notre intérêt, puisque c'est le seul vaste
champ ouvert aujourd'hui à l'imagination et à la fécondité des
fantaisistes.
Né à l'époque de Véronèse ou de Michel-Ange, il est certain que
Chéret, avec ses qualités natives, fût devenu un brillant déco-
rateur; on l'aurait placé à treize ans dans l'atelier d'un de ces
maîtres, et, à trente ans, comme Giorgion ou Raphaël, il aurait
eu' déjà une belle suite d'œuvres derrière lui. La vie était facile à
cette époque, on avait le temps de travailler pour sa gloire, et cela
fait penser à la belle époque d'art au Japon, alors que la valeur de
trois sous de riz suffisait à la nourriture de ces patients artistes
qui nous ont laissé tant de merveilles. Il en va tout autrement de
nos jours. Chéret dut faire comme les autres son éducation, c'est-
à-dire perdre les dix meilleures années de sa vie à étudier sous la
férule une foule de choses qui ne devaient lui servira rien du tout
par la suite. A quinze ans, quelques velléités d'art s'éveillaient en
lui, au grand mécontentement de sa famille qui ne voyait pas de
carrière plus brillante pour un jeune homme que celle de prote
dans une imprimerie. Lutte timide mais entêtée, de la part du
fils; colères du côté de la famille : c'est la commune histoire, le
baptême des jeunes rapins, cela s'arrange par la suite, et, si le
gamin réussit, les parents sont les premiers à en tirer vanité. Le
résultat de la lutte fut que Jules Chéret fut placé chez un litho-
graphe pour apprendre à fane des lettres à main levée sur des
têtes de factures; de la lettre il devait passer aux médailles d'expo-
sition, aux armoiries de souverains étrangers, pour finir peut-être,
s'il travaillait bien, par la vignette représentant le magasin dans
une perspective flatteuse, ou par les attributs gracieusement dis-
posés, le tout dessiné au tire-ligne et au pistolet, avec les fonds au
pointillé : voilà tout ce qu'on avait trouvé pour satisfaire la
vocation naissante du jeune homme et lui permettre en même
temps de gagner sa vie.
Et Jules Chéret suivit pas à pas la voie tracée d'avance, il fit la
lettre, — la bâtarde, la coulée, la ronde, la gothique, l'anglaise, et
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
toutes les lettres employées dans l'imprimerie depuis la perle
jusqu'au gros parangon, — il fit les médailles, il fit les armoiries
des cours étrangères, il fit les magasins décuplés de grandeur et
tout entourés de petites voitures au titre de la maison, il fit les
attributs gracieusement disposés, pour boîtes de conserves, vins
de Champagne ou dentifrices, soutenus par les amours de rigueur;
mais il monta plus haut encore : engagé par un grand parfumeur
de Londres, il fit des gerbes de fleurs pour les flacons de parfums,
puis des sujets gracieux, puis de petites affiches-réclames ; plus
haut encore : revenu à Paris et établi imprimeur-lithographe, il fit
alors de grandes affiches illustrées, les premières qu'on ait vues,
où peu à peu son talent s'éleva jusqu'à la fresque populaire; plus
haut encore, la fortune arrivée, et les loisirs, il étudia la nature
de plus près, il fit des pastels qui lui donnèrent la renommée, et
avec la renommée vinrent les grandes commandes, les décorations
qu'il compose pour le Musée Grévin, pour un hôtel particulier,
pour l'Hôtel-de-Ville.
Mais quel chemin détourné pour arriver à son rêve ! quel dur
travail, quelle lutte de trente ans contre l'empêchement de toutes
les minutes, quelle volonté constante ! Dès quinze ans elle a com-
mencé, cette lutte, pour les deux frères Chéret. (Car il est impos-
sible de ne pas parler de Joseph, le sculpteur, quand on
parle de Jules, le peintre, tellement la parenté intellectuelle est
grande entre eux, tellement ils ont influé l'un sur l'autre, et sans
qu'on puisse savoir qui a entraîné son frère dans cet élan vers un
art plus naturel, plus français que celui de leur époque. Joseph a
l'air d'un petit-fils de Clodion, comme Jules descend de Watteau
et de Fragonard ; ils ont suivi, dans deux expressions d'art dif-
férentes, une ligne similaire, vraiment fraternelle, et Joseph autant
que Jules a droit à une place d'honneur parmi les fantaisistes
modernes : nous nous réservons de revenir sur ce sujet.) Dès l'âge
de quinze ans, disons-nous, cette lutte a commencé pour les deux
frères, Jules placé chez un lithographe, Joseph chez un pâtissier,
Joseph astreint a pousser la moulure d'art industriel comme
Jules à faire la lettre ; ils avaient bravement quitté la famille,
pour ne plus lui être à charge, et loué à 'eux deux une chambre
meublée d'un petit lit, où chacun couchait à son tour pendant
que l'autre devait se contenter du plancher tout sec. C'était un peu
dur, mais deux garçons qui se sentent leurs maîtres n'y regardent
8 L ARTISTE
pas de si près; il est vrai qu'ils n'étaient leurs maîtres que le soir,
et pendant la journée du dimanche, mais cela suffisait: le soir, ils
dessinaient, lisaient, et, le dimanche, ils passaient toute leur
journée dans les musées depuis l'ouverture des portes jusqu'à ce
que le fâcheux : Ou ferme! vînt les arracher à la contemplation de
la toile préférée. Le musée, la rue, les vitrines des marchands de-
tableaux, ce fut leur seule école, la meilleure, et ils en restèrent
longtemps les élèves assidus jusqu'à ce que Joseph entrât chez
Carrier-Belleuse, le délicat sculpteur dont il devait devenir le
gendre, et que Jules partît pour l'Angleterre. Mais, — voyez l'ingrat!
— Jules regrette parfois de ne pas avoir fait des études classiques
d'art, de ne pas être passé par l'Ecole : pourquoi ne se reproche-
t-il pas aussi de ne pas avoir étudié le genre historique, comme
Caylus le reprochait à Watteau? Pour nous, il paraît bien certain
que c'est cette éducation qu'il s'est donnée tout seul à lui-même
qui a fait son originalité puissante de fantaisiste.
Le caractère de son talent en est plus facile à définir: à mi-che-
min entre le rêve et la réalité, ni ehiqueur, ni peintre de morceau,
Chéret est capable de créer d'imagination une grande composition,
d'en étudier sur nature toutes les parties, et de la traiter en maître
coloriste. Composition, dessin et couleur, ne sont-ce pas les trois
dons qu'il est si rare de voir réunis en un seul artiste et qui for-
ment pour ainsi dire l'apanage du peintre complet ? Voilà
l'ensemble, détaillons maintenant.
Sa première pensée est toujours synthétique. Voyez comment
il comprend son modèle de prédilection, la Parisienne, en poète
autant qu'en peintre; nul mieux que lui ne sait dégager, par
exemple, du costume en faveur, l'escence même, l'esprit; ce n'est
pas une Parisienne, prise entre mille et copiée soigneusement:
c'est, telle qu'il la conçoit, la Parisienne. Cette manière de voir, il
l'applique à tout ce qu'il étudie, il nous donne toujours le rêve
qu'il a fait en regardant la réalité, et c'est cela précisément qui,
d'après nous, le classe du premier coup parmi les fantaisistes de
race.
Regardez la composition, maintenant, elle est merveilleusement
agencée; cela, il le doit sans doute au grand nombre de petits des-
sins qu'il a faits : l'illustration est une belle école pour les pein-
tres, ils apprennent mieux, dans un champ restreint, à grouper,
à placer les noirs, à embrasser toute une scène d'un regard. « La
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
première chose que je cherche, dit Chérct, c'est le geste : le geste,
ou l'ensemble des gestes, doit donner tout de suite l'expression
générale ; le premier coup d'œil du spectateur est pour le geste. »
C'est ce souci qu'il apporte au choix du mouvement qui donne
tant de vie à ses ouvrages, il sait faire remuer, il comprend la
marche, le pas, l'ondulation, la course, et même le vol des figures
surnaturelles qu'il aime à faire mouvoir dans les cieux irisés de
nuances délicates.
Dans le cadre, ses figures se placent avec une liberté charmante,
il ne les coupe pas en deux comme certains impressionnistes,
mais il ne les centralise pas non plus de parti pris : il les dispose
le plus souvent suivant cette ligne oblique qui aide à l'impression
du mouvement plus que l'horizontale ou la verticale.
Mais c'est le dessin qui est curieux surtout à observer chez
lui : la ligne n'en est pas suivie et sinueuse, ce qui pourrait
amollir le contour et lui donner cet aspect qu'en leur argot les
peintres appellent rondouillard: son trait procède avec une légère
raideur qui laisse des angles, comme dans les croquis, et donne à
ses plus grands dessins, aux plus poussés, une saveur particulière
de décision primesautière et de crânerie nerveuse. Les Japonais
ont de ces habiletés de pinceau, et Chéret doit peut-être la sienne
à l'habitude qu'il a de dessiner sur la pierre à main levée, en ne
se servant que de son autre main pour appui ; ceci pour la
facture, qui, en art, est d'une telle importance. Ce trait un peu
autoritaire encercle des formes dont la distinction est toujours la
qualité maîtresse : on chercherait vainement quelque chose de
vulgaire dans l'œuvre de Chéret ; il a créé, par exemple, de la
beauté féminine, un type fait des cent mille observations d'un
œil toujours à l'étude de la grâce distinguée dans la forme et
dans le geste, type exquis où chacune, mesdames les Parisiennes,
vous pourriez retrouver l'un de vos charmes, car toutes vous avez
servi de modèles à votre insu. Regardez cette femme typique,
vous la trouverez dans presque toutes ses œuvres, elle est
suprêmement élégante, sa longueur un peu marquée est voulue
comme elle est voulue dans les galbes de Jean Cousin ou du
Primatice ; presque toujours elle sourit ou rit, car les pleurs
déforment la figure, c'est un abaissement physique qui ne
convient pas à une reine de beauté; la danseuse ne sourit-elle
pas d'instinct, pour se montrer dans tous ses avantages ? Pleurer
io L'ARTISTE
serait aussi vouloir plaire par des procédés de câlinerie auxquels
elle ne daignerait pas s'abaisser : la femme de Willette pleure, se
frôle, se fait amoureuse, sentimentale, attendrissante ; rarement
celle de Chéret: elle n'est point sujette à ces misères, de même
qu'elle n'est point sujette aux misères du corps, qu'elle n'est
jamais ni maigrelette, ni trop mure, ni trop grasse. C'est une
perfection moderne qui se laisse admirer ; nous oserions dire que
son sourire est hiératique, qu'elle est une façon de petite déesse
païenne qui ne rit qu'à sa propre beauté et n'abaisse point ses
grâces à écouter les louanges de ses adorateurs.
Avec cela jamais impudique, malgré des costumes quelquefois
très décolletés; si elle est presque nue, c'est un artifice de
toilette, voilà tout, pour être encore plus belle, mais il ne lui
viendra pas à l'idée d'être polissonne. En cela elle est petite-fille
directe des Amintes et des Elises de Watteau, demoiselles très
comme il faut, qu'il faut adorer à genoux et auxquelles on ne
peut baiser que le bout des doigts.
C'est bien une déesse, en effet, la femme à laquelle Chéret
donne la première place dans son œuvre, les autres personnages
n'étant là que pour servir à sa beauté : les Polichinelles et les
Augustes placent leur tête à souhait pour faire constraste par
leurs trognes enluminées ; ils ont choisi pour la couleur de leurs
habits la complémentaire qui fera valoir sa robe jaune ou rose, et
la lumière elle-même se nuance pour mettre en valeur la petite
femme qui s'enivre de son apothéose. Nos descendants y voudront
peut-être reconnaître la mondaine d'aujourd'hui, si préoccupée
d'elle seule, si désireuse du perpétuel triomphe.
Déjà, dans les études sur les Illustrateurs français, publiées en
Amérique, nous avons eu occasion de remarquer, en parlant de
Grasset et de Lepère, qu'un véritable artiste sait mettre à profit
pour le bien de son éducation les pires misères de sa vie : c'est
ainsi que Chéret, en disposant des fleurs pour composer des
étiquettes de parfumeur, perçut sans doute les délicates
harmonies de la couleur et s'y exerça l'œil comme un musicien
s'exerce l'oreille. Aujourd'hui il s'applique, nous a-t-il dit bien
des fois, à voir dans le tableau qu'il peint le bouquet, c'est-à-dire
l'harmonieux assemblage des taches de couleur, toute préoccupa-
tion de dessin et de composition mise à part. Et cet enseignement
en trois mots nous a semblé des plus utiles à recueillir. Tout
12
L'ARTISTE
semble avoir servi à Chéret dans son dur apprentissage, même
cette obligation de la lithographie de peindre en trois tons; il a
appris à synthétiser sa couleur comme son dessin et sa compo-
sition ; c'est une force, cette simplicité, comme de savoir dire
beaucoup de choses avec peu de mots. Aussi la couleur lui
est-elle docile ; il l'étudié constamment d'après nature, mais il
peut aussi la rêver comme un poème de lumière, elle accompagne
par sa joie et sa clarté ses plus heureuses imaginations. Quelle
est-elle, cette lumière qui baigne les personnages de ses pastels ?
c'est la lumière de la fantaisie, celle-là même qui baigne les
lointains de l'Ile enchantée.
Cette étude sommaire doit forcément rester incomplète. Les
années qui vont s'écouler permettront à Chéret de donner toute
la mesure de son talent, nous ne parlerons pas de ses esquisses
de décoration, puisqu'il est défendu d'engager l'avenir, mais, nous
qui les avons vues, nous avons pleine confiance ; le Chéret de la
décoration ne sera pas pour nous plus grand que celui de l'affiche
ou du pastel, mais il prendra, nous en sommes certain, aux yeux
de ses contemporains, la place qui lui est due depuis longtemps,
celle d'un grand peintre, d'un fantaisiste bien français.
LOUIS MORIN.
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LA GENÈSE & L'ORIENTALISME
{Leçon d'ouverture du cours oVépigraphie orientale à l'École du Louvre)
ous touchons constamment à la Bible
dans nos études épigraphiques de l'année.
C'est même par l'explication des livres
d'Israël que je suis obligé d'initier mes
auditeurs nouveaux à la grammaire et au
vocabulaire phéniciens. Toutes les fois que
je traduis un texte de l'Assyrie, j'indique
toujours les racines hébraïques. Du reste, personne, sans la con-
naissance de l'hébreu, ne saurait aborder les inscriptions cunéi-
formes. Il n'est donc pas étranger à nos travaux rigoureusement
permis de nous entretenir un moment, dans une leçon d'ouver-
ture, de la Bible, fondement solide sur lequel toutes nos traduc-
tions viennent s'appuyer.
Mais il est impossible, pendant l'heure qui nous est accordée,
de passer, même en revue rapide, tous les livres bibliques. Il faut
choisir. Parmi ceux sur lesquels il importe de se faire une convic-
tion, et qui ont des rapports essentiels avec la conscience reli-
gieuse, apparaissent au premier rang les cinq livres attribués à
Moïse, auxquels on a joint Josué. La science actuelle les a réunis
parce qu'ils appartiennent à la même rédaction définitive. Pour
elle, il n'y a plus cinq livres, mais six; il n'y a plus le Penta-
teuque, mais l'Hexateuque.
14 V ARTISTE
Cependant admettre cela, ce serait déjà résoudre la question
d'authenticité, car il serait bien évident que Moïse, n'ayant pu
écrire les gestes de son successeur, ne saurait être l'auteur de
l'Hexateuquc. Supposons donc le Pentateuque, — ce que l'on
reconnaissait autrefois, — comme une œuvre compacte; est-ce
que l'opinion traditionnelle, qui l'attribuait à Moïse, peut être
maintenue?
Des catholiques, comme M. François Lenormant, y avaient
renoncé sans renier, pensaient-ils, la foi romaine. Des critiques
avisés, même dans le clergé et dans l'enseignement catholique
officiel, semblaient avoir suivi M. François Lenormant. Sans
doute, ils n'étaient pas aussi nets, leur situation les obligeant à
une extrême réserve. Mais ils sondaient le terrain avec toutes
sortes de peut-être. Peut-être, disaient-ils, ne serait-il pas contraire
à la foi, de céder un peu sur ce point capital de la rédaction aussi
ancienne et aussi une du Pentateuque. Je ne donnerai pas les
noms de ces écrivains que des théologiens plus rigoureux ont
appelés, avec toute espèce de sarcasmes, les hommes de « l'école
large ». En ce moment, du reste, depuis quelques jours, ils ont
dû quitter leurs espérances d'accomodements et en finir avec
leurs peut-être. Dans un document solennel, d'une grande loyauté
et ne donnant prise à aucune controverse, on. condamne ceux qui
avaient tenté d'échapper à la tradition. Rien de plus ferme, malgré
son beau latin cicéronien et les enroulements harmonieux de ses
longues périodes, que l'Encyclique solennelle de la semaine
dernière (3o novembre i8g3). En critique, on doit s'en tenir à
l'ancien traité en usage depuis longtemps dans les séminaires et
qui a pour titre : Introduction à la Bible. Donc, aucune concession,
aucune nuance même de concession, ne saurait être autorisée
quand il s'agit de fixer la date du Pentateuque ou d'interpréter
certains faits de la Genèse dans le sens de la légende et du
mythe.
Mais ici, à cette place, nous conservons toute notre indépen-
dance. Eh bien, l'opinion traditionnelle, qui consiste à faire de
Moïse l'auteur du Pentateuque, ne saurait tenir debout devant les
faits mêmes contenus dans les livres qui lui sont attribués.
Qu'apcrçoit-on tout d'abord dans le récit biblique? Moïse meurt
avant son entrée dans la terre de Canaan ; il disparaît sur le
sommet du Ncbo, en deçà du Jourdain, l'œil fixé sur les collines
LA GENESE ET L'ORIENTALISME
i5
palestiniennes, sur la terre ruisselante de lait et de miel. Or, les
points cardinaux sont constamment désignés dans la narration,
comme si le rédacteur habitait l'intérieur même de Canaan. La
région située à l'est du Jourdain et où mourut Moïse s'appelle
« le pays d'au-delà le Jourdain ». Cependant, pour le prophète qui
ne franchit point le fleuve, il ne fut jamais le pays d'au-delà mais
toujours le pays d'en-deçà.
Une seconde remarque ne peut laisser subsister, dans aucun
esprit sérieux, le moindre doute sur la non-authenticité du Penta-
teuque. Il y a là des lois innombrables, réglant les détails infinis
de la vie morale, hygiénique, religieuse, du peuple juif. Rien,
dans aucun code, n'égale, par la multiplicité compliquée, la légis-
lation du Pentateuque. Comment supposer que ce soit là l'œuvre
de quarante années? Comment des bandes vagabondes, rôdant
dans le désert, seraient-elles arrivées à créer et à codifier cet
immense monde légal en un si court espace de temps? Il est
impossible de ne pas reconnaître là le travail de plusieurs siècles.
Ce n'est pas seulement la masse des lois, mais encore leurs répé-
titions et leurs variantes qui obligent à cette conclusion.
Inutile s'insister sur les règles concernant la royauté, sur la
centralisation du culte dont il est question dans le Deutéronome,
sur Jérusalem conquise sous David et nous apparaissant déjà
comme une ville juive dans le Pentateuque. Évidemment Moïse
ne saurait être l'auteur de cette œuvre où tant de traits marquent
bien une rédaction très postérieure à la vie libre des Hébreux dans
le désert.
Qui lit, du reste, les pages du Pentateuque a rapidement cons-
cience qu'elles ne partent pas d'une même main, mais supposent
plusieurs écrits fort distincts, réunis souvent sans être fondus
ensemble, à une époque assez moderne de la vie d'Israël.
Que trouve-t-on, en effet, tout d'abord en lisant le Pentateuque
ou l'Hexateuque?
i° Des répétitions oiseuses, semées presque à chaque page,
surtout dans la Genèse. Ainsi la fin du chapitre iv nous apprend
la naissance de Seth. Au commencement du chapitre v on la
voit de nouveau annoncée comme un événement dont il n'a pas
encore été fait mention. Jacob mourant demande, au chapitre xvin,
que son corps soit emporté d'Egypte et enterré dans le sépulcre
i6 i:\RTISTE
de ses pères, en Canaan: au chapitre xlix, vers la fin, reparaît cette
même prière, comme formulée pour la première fois.
2° Les légendes varient si bien que les mêmes faits ne sont pas
seulement répétés mais parfois racontés de façon différente. La
femme d'Abraham lui est enlevée, puis rendue, en Egypte (Genèse.
xn). Le même enlèvement a lieu dans la terre de Guérar, avec un
autre acteur que le Pharaon, c'est-à-dire avec Abimélek, roi de
Guérar (Genèse, xx). Au chapitre xxvi, Abraham et Sara, pour le
même récit, sont remplacés par Isaac et Rébecca; mais apparaît
toujours, dans le même rôle, Abimélek, roi de Guérar. — D'après le
chapitre xvi, Agar, enceinte d'Ismaël, s'enfuit seule dans le désert,
où Iahvé la console: au chapitre xxi, c'est après avoir mis au
monde son fils dont elle est accompagnée, qu'elle se retire au
désert devant la haine de Sara. — Hsaù, au chapitre xxv. prend le
surnom d'Edom (ronge) parce que, demandant le plat de lentilles, il
dit à Jacob: « Permets-moi de manger de ce mets ronge. » Or,
dans le même chapitre, ce surnom se rattache à ce que lui-même
était roux. — Au chapitre xv de la Genèse. Iahvé contracte une
alliance avec Abraham et lui promet un héritier: Elohim, au cha-
pitre xvn, fait un pacte dans des termes à peu près identiques,
mais en exigeant, comme marque du traité, la circoncision; il
annonce en même temps à Abraham, un descendant, fils de Sara,
lequel devra s'appeler Isaac. — Le nom de Joseph a une double
explication: il est rattaché, dans le même chapitre xxx, à la racine
assapb, ôter; et à la racine iassaph, ajouter. Je m'arrête à ces
exemples; mais combien il serait facile de les multiplier dans les
récits du Pentateuque!
3° Il faut aller plus loin. Les variantes, comme on a déjà pu le
remarquer par Pétymologie du nom de Joseph, vont quelquefois
jusqu'à la contradiction, de telle sorte qu'on se trouve en présence
de faits inconciliables, s'excluant mutuellement. Ainsi les deux
récits de la création sont en opposition l'un avec l'autre. D'après
le premier (Genèse, i) les animaux des champs et les oiseaux des
cieux sont créés avant l'homme; dans le second récit (chapitre n)
Adam précède sur la terre les animaux des champs et les oiseaux
qu'Iahvé amène devant lui, dès le premier moment de leur exis-
tence, pour qu'il leur donne un nom. — D'après le chapitre vi. les
jours de l'homme ne doivent plus désormais dépasser cent vingt
ans; or, au chapitre xi, il y a des descendants de Sem qui vivent
LA GENÈSE ET L'ORIENTALISME 17
plus de quatre cents ans. — Au chapitre xxi, Beërschéba tire son
nom de ce qu'Abraham en cet endroit avait fait serment, ainsi
qu'Abimélek, pour terminer une querelle; c'est pourquoi on
nomma le lieu Beërschéba (puits du serment). Mais le chapitre xxvi
n'exprime pas la même opinion : Isaac appelle schibea (sept) un
puits creusé par ses gens, d'où vient le nom de Beërschéba.
Voilà quelques-unes des contradictions dont déborde le récit
biblique, et qu'un examen impartial découvre aisément. Eh bien,
ces répétitions oiseuses, ces faits inconciliables ne s'expliquent
nullement si l'on persiste dans l'hypothèse d'un auteur unique,
Moïse, et d'une seule rédaction. N'est-il pas absolument néces-
saire d'admettre plusieurs documents primitifs que le collecteur,
d'une parfaite bonne foi, n'a point cherché à faire cadrer ensemble
et qu'il nous a transmis avec leurs répétitions et leurs nombreuses
variantes?
Cette conclusion acceptée, le travail du critique consiste à
démêler les différentes sources, les divers documents dont le
Pentateuque est formé. C'est ce que nous allons faire sommaire-
ment dans cette leçon.
Quand on lit la Genèse dans le texte hébreu, on remarque
d'abord que Dieu est appelé tantôt Elohim et tantôt Iahvé. Les
passages où se trouve le nom d'Elohim racontent certains faits
différemment de ceux où paraît le nom d'Iahvé. Il y a, par
exemple, au chapitre 1, un récit de la création par Elohim, et au
chapitre 11, un autre récit de la création par Iahvé. — La ruine de
Sodome et de Gomorrhe est longuement narrée au chapitre xix
où se montre le nom d'Iahvé; un court fragment, avec le nom
d'Elohim, raconte l'événement en deux lignes et demie. — Au cha-
pitre xvin, qui emploie le nom d'Iahvé, Abraham obtient par
miracle son fils Isaac, à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans ; d'après
le chapitre xxv, qui use du nom d'Elohim, Abraham, quarante
ans après la naissance d'Isaac, celui-ci étant déjà marié avec
Rebecca, épouse la belle Cletoura et en a tout naturellement et
sans difficulté des fils et des filles.
Ces faits, dont il serait aisé d'allonger l'énumération, suffisent à
montrer jusqu'à quel point il est nécessaire de distinguer tout
d'abord deux documents principaux, dont le collecteur n'a pas
même cherché à établir l'harmonie. Nous nommons un des docu-
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII. 2
]8 L'ARTISTE
mcnts ou son auteur: Y Elohiste; l'autre document ou l'autre écri-
vain: YlabvisU.
Mais cela ne suffit pas encore à expliquer toutes les répétitions
et toutes les variantes contradictoires du Pentateuque. Un même
fait est souvent raconté de trois façons différentes, ou bien de
deux manières mais dans deux récits où paraît le nom d'Elohim.
Ainsi, quand Jacob revient de Paddan-Aram, l'Iahviste nous le
dépeint se dirigeant vers son père Isaac, à Mamré; tandis que,
dans le chapitre xxn où est employé le nom d'Elohim, Jacob se
rend à Séir; et dans le chapitre xxm pareillement élohiste, il
marche directement sur Sichem. La naissance d'Isaac est annoncée
trois fois en termes très divers (chapitres xv, xvn et xvm). Jacob,
dans le chapitre élohiste xxn, reçoit son nom d'Israël à la suite de
sa lutte avec Dieu; au chapitre xxxv, c'est sans combat merveil-
leux que le nom d'Israël lui est départi.
Pour expliquer ces différences, il ne suffit donc pas de recon-
naître dans le Pentateuque trois documents, mais on est astreint
d'ajouter à l'Elohiste et à l'Iahviste, dont je vous parlais tout à
l'heure, un deuxième Elohiste.
Maintenant, quelle date fixer à chacun de ces trois documents
divers, dont nous apercevons la présence dans le Pentateuque?
Eh bien, l'œuvre de celui que nous nommons le deuxième
Elohiste parce que notre critique l'a reconnu après que l'autre
avait déjà été constaté, est en réalité la plus ancienne des trois
sources et semble bien porter la marque du ixc siècle avant notre
ère. La manière de cet auteur est la simplicité; il fournit les faits
sans les arranger, tels qu'il les a entendus ou lus. Conteur et
chanteur populaire, tout rempli de l'esprit et des mots des vieux
poëtes, il donne, avec une merveilleuse couleur, la légende
patriarcale et héroïque d'Israël. Les ancêtres vivant sous la tente,
poussant leurs troupeaux de pâturage en pâturage, et la conquête
sanglante de Canaan : voilà l'objet de ses récits. De ce qui s'est
passé en Egypte, il a aussi, semble-t-il, une connaissance spéciale.
C'est un simple narrateur redisant les choses anciennes sans y
mêler d'éléments législatifs, sauf peut-être le petit Livre de
l'alliance, enclavé dans la courte législation iahviste.
C'est avant l'apparition d'Amos et d'Hosée qu'il écrit, dans le
royaume d'Israël, — homme des tribus non de Juda, — c'est-à-dire
LA GENÈSE ET L'ORIENTALISME
'9
avant le vme siècle; car rien encore chez lui ne fait prévoir ce que
deviendront Bethel, Guilgal, les sanctuaires des tribus, profanés
plus tard par les rites phéniciens, ce qui a excité la colère des
deux prophètes. Il note avec soin les autels, les stèles, les arbres
qui ont pour objet de rappeler un secours divin, une manifesta-
tion de Dieu, ou quelque autre événement religieux, sans aucune
allusion au culte naturaliste qui dès le temps d'Amos (vme siècle),
sera attaché à ces endroits et à ces monuments.
Lisez d'un autre côté la ravissante peinture d'Israël par Balaam,
dans le second Elohiste :
Qu'elles sont belles tes tentes, ô Jacob,
et tes pavillons, ô Israël !
Comme des vallées ils s'étendent,
comme des jardins dans les ouads,
comme des aloès qu'a plantés Iahvé,
comme des cèdres sur les eaux.
Cela suppose un temps où rien n'annonce la fin des tribus,
lesquelles tombèrent avant Juda, au temps où les invasions
assyriennes n'arrachent pas encore aux nabis des cris d'épouvante.
Nous avions donc raison de marquer, pour le deuxième Elohiste,
le ixe siècle avant notre ère, probablement dans sa première
partie.
Ce n'était pas toutefois le premier d'Israël ou de Juda qui
s'occupât de tracer la vie nationale. Il y avait de vieux poètes et
des narrateurs anciens, dont il eut soin, du reste, d'user large-
ment. Il a puisé à pleines mains dans deux livres, qu'il nomme :
le Livre des pierres d' Iahvé (Nombres, xxi, 14), recueil de poésies
' chantant d'anciens faits de la vie héroïque d'Israël, et le Livre
d'iasebar (ou de droiture), recueil poétique comme le Livre des
pierres d' Iahvé, et qui raconte dans Josité (x) comment le soleil
suspendit sa course pour permettre aux Israélites d'achever la
défaite des petits rois cananéens, ligués contre les envahisseurs. De
cette collection de chansons est tirée la prétendue adjuration de
Josué:
O soleil, arrête-toi sur Guibëon,
et toi, lune, sur le val d'Aggalon.
lit le soleil s'arrêta
et la lune se tint.
20 L'ARTISTE
Ce n'était pas seulement les plus anciens exploits d'Israël que
célébrait le Livre d'iaschar, mais il s'étendait jusqu'à une époque
relativement voisine du deuxième Elohiste. En effet, l'auteur de
l'histoire de David (n, Samuel, i) avoue lui avoir emprunté la
ravissante lamentation sur la mort de Saùl et de Ionathan. On ne
peut donc guère placer avant le xe siècle ce recueil poétique, par-
faitement connu d'Israël et qu'un siècle plus tard devait si bien
exploiter le deuxième Elohiste.
Je dois déclarer que, dans son Histoire d'Israël, histoire plutôt
remplie de réflexions personnelles et où il s'est un peu substitué,
— qui peut s'en plaindre? — aux patriarches et aux héros d'Israël,
histoire curieuse parles révélations qu'elle nous fournit sur ce que
M. Renan pensait des hommes et des faits actuels, le deuxième
Elohiste n'a pas été reconnu, bien que sa présence, d'après l'exposé
que je viens de vous tracer, éclate aux yeux attentifs.
Passons maintenant à celui qui est le second en date, l'Iahvistc.
Celui-ci a beaucoup emprunté au deuxième Elohiste et se l'est, à
certains endroits, approprié de telle sorte qu'on les distingue
difficilement l'un de l'autre. On sent, à ses préoccupations, qu'il a
dû vivre à la pleine époque prophétique, vers le milieu du
xme siècle avant notre ère. Ce qu'Iahvé a fait pour son peuple et
ce que celui-ci lui doit rendre en échange, apparaît constamment
dans son œuvre. Aucun souci de sacerdoce ni de ses rites, ce qui
marque bien l'influence des prophètes.
L'Iahviste a écrit dans le royaume de Juda, non dans celui
d'Israël, comme le semble croire M. Renan. Quand il raconte
l'histoire de Joseph, c'est Juda, non Rubcn, comme chez le
deuxième Elohiste, qui est, pour lui, le chef des fils de Jacob. A.
Hébron, dans le territoire fidèle aux descendants de David, il fait
séjourner Abraham, et non à Guérar et à Beërschéba. Les
fragments dont il est l'auteur dans la prophétie de Balaam,
glorifient David comme l'étoile de Jacob. Il a soin d'interdire le
culte d'Iahvë sous la forme d'un taureau et de condamner par là
même l'adoration de Bcthel.
Le deuxième Elohiste, — je l'ai souligné, — fournit les faits au
hasard, sans leur faire subir d'arrangement et sans autre souci que
celui d'un conteur. L'Iahviste met de l'ordre et de la mesure et
sait déjà donner de l'art à son style d'une vigoureuse beauté. En
LA GENÈSE ET L'ORIENTALISME 21
même temps qu'il a le soin de disposer les matériaux, il montre,
dans son poème véritablement merveilleux, la préoccupation de
principes religieux et moraux, ce à quoi ne songeait nullement le
deuxième Elohiste. Ainsi, pour l'Iahviste, le péché trouve son
châtiment ( Gen. 11, 4; vi, 1-8). La destinée d'Israël, parmi les
nations qu'il doit réunir en une même foi, apparaît chez
l'Elohiste (Gcn. xn, 2 et ss.), simple narrateur donnant du reste les
faits avec plus de surnaturel que l'Iahviste.
On rencontre cependant chez ce dernier plus d'anthropomor-
phisme que chez le deuxième Elohiste. La divinité y apparaît
fréquemment sous une forme et avec des habitudes complètement
humaines. Qu'on lise, par exemple, le chapitre 11 de la Genèse,
racontant la création de l'homme, les entretiens dTahvé avec
Adam, les promenades du Créateur dans le jardin d'Eden, à la brise
du soir; il est difficile d'imaginer un anthropomorphisme plus
marqué. Iahvé va même (xi) jusqu'à descendre du ciel pour voir
bâtir la tour de Babel. Il prend familièrement son repas avec
Abraham (xvm).
En dehors du deuxième Elohiste et des documents dont celui-ci
a pu se servir, il est évident que, sur l'antique légende d'Israël,
l'Iahviste a eu à sa disposition des sources particulières, puisque,
on le peut constater, son récit diffère en plusieurs endroits de
celui de l'écrivain du nord. Sa tendance toute particulière, en
certains endroits, à un anthropomorphisme naïf, tient sans doute
à ce qu'il a possédé des documents très anciens. On trouve
l'Iahviste dans la Genèse, dans plusieurs chapitres de TExode.
Il réapparaît dans une série de passages des Nombres, rarement
dans les additions au Deutéronome, mais il occupe une grande
partie du livre de Josué. Le deuxième Elohiste n'était guère qu'un
narrateur : l'Iahviste a mis dans son œuvre quelques éléments
de législation. De date et d'esprit prophétique, ses lois ont un
caractère général, sans aucune des minuties du Lévitique et sans
préoccupation du sacerdoce ni de ses rites. Voilà pour l'Iahviste,
qui est du vme siècle avant notre ère.
Le deuxième Elohiste n'est qu'un conteur, et l'Iahviste avant
tout un narrateur, ne joignant au récit qu'une courte législation;
le premier Elohiste, — celui distingué tout d'abord par les criti-
ques, — se contente de fournir les principaux faits, ne les circons-
22 L'ARTISTE
tanciant que là où l'événement sert de principe ou d'explication à
quelque loi. Ce qu'il a fait c'est avant tout un code, non une
histoire. L'auteur insiste, par exemple, sur les six jours de la créa-
tion et sur le repos divin du septième (Genèse, i et n commence-
ment); mais c'est afin, il l'indique du reste, de donner à la loi
juive du sabbat un solide fondement. Si le premier Elohiste redit
longuement (Genèse, rx) l'entretien d'Elohim avec Noé après le
déluge, c'est à cause du précepte de ne point manger la chair de
l'animal avec le sang. Elohim a une conversation avec Abraham
(xvn) laquelle sert d'appui à la loi de la circoncision. Les
mariages mixtes étant devenus dangereux et prohibés au temps où
il écrit, le premier Elohiste nous montre Rebecca dégoûtée de la
vie et demandant à Isaac d'envoyer Jacob vers Laban afin que
leur fils s'unisse avec des femmes de la race et non avec des
filles de Heth (Genèse, 27 46, et ss.).
C'est au point de vue sacerdotal que se place l'auteur pour tout
juger et pour composer son récit. Aussi les prescriptions qui s'atta-
chent à son œuvre, celles du Lévitique par exemple, ont-elles sou-
vent une apparence de rituel et concernent-elles le culte. Nous
sommes loin du caractère général, et l'on peut dire humain, de
l'Iahviste. Presque tout, dans le premier Elohiste, a pour objet de
régler un détail, le cérémonial du temple et les fonctions des prê-
tres dans le monde juif.
Cependant tout le code sacerdotal si complexe est loin d'appar-
tenir au seul Elohiste. Il a été écrit après le Deutéronome ren-
fermant la loi morale essentielle, mais comprend une foule de
recueils et qui ne sont pas de la même époque. Là, aucun plan,
des lois superposées les unes aux autres et qui se répètent, quel-
quefois se contredisent comme les faits de la Genèse. Ainsi,
d'après les Nombres (iv) les lévites exercent leurs fonctions dès
l'âge de trente ans jusqu'à cinquante ans; au ch. vu, c'est de vingt-
cinq à cinquante ans.
Au moins le code sacerdotal, dont la rédaction a été com-
mencée par le premier Elohiste, se trouvait-il achevé lors de la
captivité de Babel, au vie siècle ? Non, sûrement. Et sur quoi nous
appuyons-nous pour en juger ? Sur un document très ferme, sur
la législation comprise dans l'œuvre du prophète de race sacer-
dotale, qui vivait au commencement de la captivité et fut déporté
lui-même en Assyrie. Il nous fournit un sûr critérium pour recon-
LA GENÈSE ET L'ORIENTALISME 23
naître la date avant laquelle certaines lois n'ont pu exister. Eh
bien, dans tous les détails qu'il donne sur les prêtres et sur les
lévites, entre lesquels il distingue, — ce qu'on ne faisait pas aux
époques antérieures, — Ezéchiel ne mentionne pas le grand-
prêtre ; et il ignore l'existence du pontificat. Le code sacerdotal
du Pentateuque sépare, comme Ezéchiel, les prêtres et les lévites,
mais place à leur tête un prêtre souverain (Lévit., xxi, 10). Or,
cela ne peut avoir été écrit que pendant ou après la captivité,
c'est-à-dire au vc siècle. C'est un pas de plus accompli dans la
constitution de la hiérarchie. Ezéchiel, de caste sacerdotale, énu-
mère avec soin les redevances dues aux prêtres et aux lévites, mais
sans noter la principale, c'est-à-dire les dîmes. Soyez donc assurés
que les dîmes n'existaient pas au temps d'Ezéchiel. Or, on les voit
parfaitement ajoutées aux autres impôts religieux dans le code
sacerdotal (Nombres, xvm, 21). Anciennement, et on le constate
dans l'antique Deutéronome, on ne connaissait, en Israël, que
trois fêtes : Pâques, la fête des Semaines, la fêtes des Huttes.
Ezéchiel en énumère davantage, mais sans mentionner Kippour,
fête de l'expiation, laquelle tiendra une si grande place dans la
vie religieuse d'Israël. Or, le Lévitique (xvi) trace, avec une par-
ticulière minutie, les rites de Kippour. D'après Ezéchiel (xlv), la
fêtes des Huttes ne durait que sept jours. D'après le Lévitique
(xni), on la doit célébrer pendant huit jours, ce qui se pratiqua
pour la première fois après l'exil, au milieu du Ve siècle (Nohémie,
vin). Ces quelques faits prouvent surabondamment qu'une grande
partie du code sacerdotal dans le Pentateuque ne saurait être
placée qu'après l'exil.
Du moins, le code a-t-il été définitivement clos du vivant même
d'Esdras, aussitôt après le retour de Babel, vers le milieu du
Ve siècle avant notre ère ? Non, pas encore à cette date. Nous
avons là des critères aussi fermes que le livre d'Ezéchiel, c'est-à-
dire les livres d'Esdras et de Nohémie, et les passages des
Chroniques concernant l'histoire de ces deux personnages. Les livres
d'Esdras et de Nohémie ne sont guère que de la fin de l'époque
persane ou du commencement de l'époque grecque (340 ou 33o
avant notre ère). Au chapitre x de Nohémie, on voit que les Hébreux
s'imposent volontairement, pour le service du temple, le don
annuel d'un tiers de sicle par personne. Ils ne connaissaient donc
pas la prescription de l'Exode (xxxin, i3) fixant cette redevance à
24 L'ARTISTE
un dcmi-sicle. Ainsi la règle du dcmi-siclc de capitation pour le
temple a été introduite après l'année 444, et continua de subsister
comme en témoigne le livre n des Chroniques (xxiv, 69).
Les livres des Rois, et Ezéchiel ne connaissaient qu'un holo-
causte, celui du matin (Histoire d'Achar^ 11; Rois, xvi, i5);
Ezéchiel (xlvi), Esdras (v)' et Xohémie (x, 34), sont dans le même
cas, tandis que l'Exode (xxix, 38) et les Nombres (xxvm, 3o)
prescrivent la double immolation, celle du matin et celle du soir,
qui se pratiquera dans la suite des temps au temple de Jérusalem
Ainsi le code sacerdotal, épars dans les Nombres et l'Exode et
remplissant le Lévitique, n'a guère pu être formé que dans le IVe
siècle avant notre ère. Voilà donc la date des trois documents :
deuxième Elohiste, Iahviste, premier Elohiste et code sacerdotal
joint à sa narration.
Les faits que j'ai apportés sont précis, inéluctables. Je comprends
parfaitement la crainte professée par quelques-uns pour ce qu'ils
appellent les preuves intrinsèques. C'est que ces preuves sont
accablantes. Combien nous sommes loin de l'opinion qui ne voit
qu'un bloc dans le Pentateuquc, et un bloc qui aurait surgi au
xive siècle avant notre ère, tout-à-coup, d'un seul jet, et qui serait
contempotain de Moïse. Il y a eu ici un travail lent, continu et
qui, surtout pour le code sacerdotal, a duré des siècles. Ce sont
presque des grains de sable, des grains de terre qui sont venus'
s'ajouter les uns aux autres, successivement, péniblement. Le
Pentateuquc s'est formé comme ces îles de Touraine au milieu
de la large Loire. L'amas et la cohésion en ont été longs à se
produire, ce qui ne rend pas l'œuvre moins belle, ce qui ne l'em-
pêche pas de porter les récits les plus ravissants, les frondaisons
les plus charmantes, dans lesquelles chantent les oiseaux du ciel,
les légendes et les mythes de la jeune humanité. Dieu, c'est-à-dire
l'Idéal, se promène encore là comme aux jours anciens, au temps
de la jeunesse du monde. Nous autres qui sommes au soir, non
pas dans un de ces soirs lumineux d'Orient, plus séduisants que
le jour même, mais dans un de ces soirs embrumés et tristes,
où l'homme perd toute espérance, n'avons-nous pas besoin de
nous réfugier un peu par la pensée dans ces heures naïves, pleines
de rêves et de visions, où l'on voyait Iahvé ou Elohim s'entre-
tenant avec l'homme et se promenant sur la terre à la brise
LA GENESE ET L'ORIENTALISME
25
du soir? Nos études orientales, nos études bibliques nous donnent
cette illusion et nous font vivre dans un peu d'idéal. N'y aurait-il
que ce résultat, cela vaudrait la peine de les entreprendre et de
venir ici se nourrir de choses célestes, d'apparitions surnaturelles,
contre les réalités et les mauvais songes qui nous heurtent et
nous blessent à chaque pas, dans le monde plein d'égoïsmes et de
luttes mesquines, où l'on marche à tâtons et si péniblement.
E. LEDRAIN.
UN CRUCIFIX DE VEIT STOSS
A L HOPITAL DU SAINT-ESPRIT, A NUREMBERG
u centre de la ville de Nuremberg,
à une égale distance de Saint-
Sébald et de Saint -Laurent, se
trouve l'Hôpital du Saint-Esprit,
bâti en partie sur la Pegnitz et en
partie sur la terre ferme. C'est une
vieille construction un peu déla-
brée ; la façade n'a rien de remar-
quable, mais la cour intérieure,
avec ses grands balcons en bois et
sa vieille fontaine, est assez pitto-
vr^^^mfflv <S^^J:X^ resque. Au premier étage, dans
(J © *t^* & une vaste pièce ouverte d'un côté,
et qui sert à la fois de lingerie et de promenoir, un grand cru-
cifix ' est dressé contre la muraille : c'est une des œuvres les
moins connues de Veit Stoss, et pourtant, l'une des plus intéres-
santes.
Le Christ mort est étendu sur la croix, la tête inclinée sur le
côté droit de la poitrine. Les yeux éteints, la bouche entr'ouverte,
les traits contractés, donnent au visage une expression de douleur
saisissante. Une large couronne d'épines est serrée autour de la
tête. De chaque côté de la figure pendent deux grosses boucles de
cheveux, qui la noient dans l'ombre et achèvent de lui donner un
1 Ce crucifix doit être, comme la plupart des œuvres de Veit Stoss, en bois de tilleul ;
nuis il est, malheureusement, recouvert d'une couche épaisse de peinture noire.
UN CRUCIFIX DE VEIT STOSS
27
air de désolation inexprimable. Les mains, crispées par l'agonie,
sont fixées à la croix par d'énormes clous qui ont fait saillir les
tendons et les nerfs. Sans doute, la poitrine est traitée d'une
manière un peu sommaire; mais, dans les jambes raidies par la
mort, dans les pieds décharnés et croisés l'un sur l'autre, le sculpteur
a montré une science anatomique remarquable. Quant à la dra-
perie qui entoure les reins, elle est nouée avec une hardiesse,
traitée avec une liberté et une précision vraiment extraordinaires.
Rarement le réalisme a été poussé aussi loin, et il est peu d'eeuvres
d'art qui rendent avec autant de puissance ce que la douleur et la
mort ont de plus poignant et de plus terrible. Cependant, jusqu'à
ces dernières années, ce crucifix n'avait été signalé par personne;
M. Bode, le premier, lui a consacré quelques lignes dans son His-
toire de la Sculpture allemande, et a montré quel intérêt il présente.
Ce crucifix a toujours été regardé comme une œuvre de Veit
28 L'ARTISTE
Stoss, et cette attribution est acceptée par tous les savants alle-
mands, qui la considèrent avec raison comme indiscutable.
A quelle époque et dans quelles circonstances ce crucifix est-il
devenu la propriété de l'Hôpital du Saint-Esprit? On l'ignore abso-
lument. Nous possédons d'ailleurs peu de documents relatifs
aux œuvres de Vcit Stoss; le plus important est le passage que
Neudorfer" a consacré au célèbre sculpteur dans ses Renseignements
sur les Artistes de Nuremberg, écrits en 1 547; mais nous allons voir,
malheureusement, que le Crucifix de l'Hôpital n'y est pas men-
tionné :
« Ce Veit Stoss n'a pas été seulement un sculpteur, mais a fait
œuvre de dessinateur, de graveur sur cuivre et de peintre; il devint
aveugle vers la fin de sa vie et atteignit l'âge de 93 ans. Il s'abste-
nait de boire du vin, et menait une vie très rangée. On trouve
beaucoup d'œuvres de lui dans le royaume de Pologne. Il sculpta
pour le roi de Portugal Adam et Eve, de grandeur naturelle, en
bois peint, d'une telle taille et d'une telle expression que chacun
en était effrayé, comme s'ils eussent été vivants. Les héritiers de
Christophe Coler (qui fut un amateur d'art et un artiste) pos-
sèdent un petit Dieu étendu, ou crucifix, long d'un peu plus d'une
palme environ, qu'il avait acheté jadis 40 fi., et qui montre quelle
fut l'habileté de ce Stoss. Il exécuta le crucifix qui est à Saint-
Sébald, l'autel dans le chœur de Notre-Dame, un autre chez les
Frères de Notre-Dame, item la belle salutation angélique qui est
suspendue dans le chœur de Saint-Laurent. Il m'a montré lui-
même toute une carte (?) qu'il avait faite avec les montagnes en
relief et les rivières en creux, ainsi que les villes et les forêts. »
Puisque le crucifix de l'Hôpital n'est pas signalé dans la courte
notice de Neudorfer, nous devons chercher s'il ne serait pas men-
tionné dans quelque autre texte ancien. Or, M. le Dr Lochner a
publié, à la suite de l'ouvrage de Neudorfer, une série d'actes rela-
tifs à Veit Stoss, qui sont conservés aux archives de la ville de
Nuremberg-. Parmi ceux qui se rapportent à la succession de
1 Des Johann Neudorfer Schreib-und-rechenmeisters zù Nùrnberg, Nachrichten von
Kùnstlern und Werkleùten daselbst, aus dem Jahre 1 547 ; licrausgegeben von Dr G. W. K.
Lochner, Stadtarchivar zù Nùrnberg. (Dans la collection des Quellenschriften fur Kùnst-
gcschiclue, etc, Wien, 187?.) — Voir aussi les travaux de MM. Bergau, Holland, Baader
et Bode.
* Ils nous donnent des détails très curieux sur la vie de Veit Stoss : il fut condamné à
mort pour faux en écritures, mais obtint sa grâce, eu égard à son talent, et fut seulement
UN CRUCIFIX DE VEIT STOSS
29
l'artiste, il en est qui présentent un intérêt tout particulier : ils
mentionnent, en effet, un certain nombre de sculptures qui res-
taient dans l'atelier du maître, à la mort de celui-ci. Au mois de
février 1 534, un certain Hans Plattner, bourgeois de Cracovie,
réclame une part de l'héritage de Veit Stoss, au nom de sa femme,
qui est l'une des héritières légitimes du sculpteur; il touche, en
effet, une partie de la somme produite par la vente de divers biens
laissés par Veit Stoss; mais dans cette vente ont été exceptées, dit
l'acte, diverses sculptures : « Adam et Eve, aussi une vieille femme
et un enfant qui dansent, et un grand crucifix. » Ces sculptures,
ainsi qu'une maison, furent vendues à part, et les héritiers se par-
tagèrent dans certaines conditions la somme produite; la vente
eut lieu au mois de mars 1 534, et nous voyons qu'Ursule, femme
de Sébald Gar, reçut pour sa part 12 fl., 20 pfn.
Ainsi, un an après la mort de Veit Stoss, on vend, avec d'autres
sculptures en bois exécutées par lui, un grand crucifix. Il est per-
mis de supposer que ce doit être là une des dernières œuvres du
maître, car sa renommée était si grande qu'il ne devait pas garder
très longtemps dans son atelier, une fois achevées, des œuvres
importantes.
Or, on connaît deux crucifix qui répondent à ces conditions :
l'un orne le maître-autel de l'église Saint-Laurent; quant à l'autre,
c'est celui de l'Hôpital du Saint-Esprit1. Tous deux, commç l'a
remarqué M. Bode, semblent être de la même époque que celui
de l'église Saint-Sébald, qui a été exécuté en i52Ô; ils doivent
être rangés, par conséquent, parmi les dernières œuvres de Veit
Stoss.
Pouvons-nous savoir quel est, de ces deux crucifix, celui qui fut
vendu en 1 534 ? c'est presque impossible. Les actes nous appren-
nent seulement qu'on a vendu un grand crucifix ; or, celui de
Saint-Laurent répond à cette description sommaire aussi bien que
celui de l'Hôpital. Voici en effet leurs dimenssion :
marqué par la main du bourreau. Plus tard, même, il obtint de l'empereur Maximilien des
lettres de réhabilitation. Quand il mourut, en 1 533, il laissait plusieurs enfants, dont les
uns étaient établis à Cracovie (où il avait vécu pendant dix-neuf ans, de 1477 a 1496) et
les autres à Nuremberg; sa succession fut assez difficile à régler.
1 Je tiens à adresser ici mes remerciements les plus sincères à M. le Dr Théodore
Hampe, attaché au Musée Germanique, qui m'a envoyé, avec la plus grande amabilité,
des renseignements sur ces deux crucifix.
3o L'ARTISTE
Crucifix de Saint -Laurent1
Hauteur totale de la croix 3m3o
Longueur totale des bras de la croix im98
Longueur du corps du Christ 2mi7
Développement total des bras (de l'extrémité d'une main
à l'extrémité de l'autre) i "'70
Crucifix de l'Hôpital
Hauteur totale de la croix 4m685
Longueur totale des bras de la croix 2m25
Longueur du corps du Christ 2m045
Développement total des bras im97
Ce n'est donc pas en comparant les dimensions de ces deux
crucifix que l'on peut découvrir celui d'entre eux auquel se rap-
porte l'acte de 1 534.
L'examen attentif des deux œuvres ne nous apprend également
rien sur ce point. On remarque, il est vrai, dans le crucifix de
l'Hôpital, que la poitrine est d'un travail bien moins fini que le
reste du corps; mais il ne faudrait point partir de là pour supposer
que nous sommes en présence d'une œuvre inachevée, que
l'artiste n'aurait pas voulu laisser sortir de son atelier avant de
l'avoir complètement terminée, et qui aurait été vendue telle
quelle après sa mort. Il est plus naturel de croire que Veit Stoss
a traité la poitrine d'une manière très large et très simple afin de
mieux faire ressortir la tête, dont le travail est très poussé. Par
conséquent, il faut avouer qu'il est impossible d'identifier le
grand crucifix vendu en 1 534, solt avec cemi de l'Hôpital du
Saint-Esprit, soit avec celui de Saint-Laurent.
Il est regrettable de ne pas connaître l'histoire du crucifix de
l'Hôpital ; c'est, en effet, un des chefs-d'œuvre de Veit Stoss. On
peut même, sans être taxé d'exagération, dire, avec M. Bode, que
c'est un des ouvrages les plus remarquables qu'ait produits la
sculpture allemande.
IEAN-I. MARQUET DE VASSELOT.
1 Les dimensions horizontales ne sont pas rigoureusement exactes; il est très difficile, en
effet, île mesurer les bras de ce crucifix, ù cause de la manière dont la croix est fixée sur
l'autel; mais l'erreur, s'il y en a une, ne doit pas dépasser cinq centimètres.
CARRENO, PORTRAITISTE
uoi qu'on ait pu dire sur la décadence
de la famille de Charles -Quint, son
arrière-petit-fils, Philippe IV, avec le
front élevé, le regard franc, la fière
attitude que nous montrent ses divers
portraits, nous apparaît bien comme
le représentant de cette noble maison
d'Autriche dont l'astre, un instant,
éclaira le monde. Il sut demeurer roi
au milieu de revers incessants et maintenir dans tout son prestige
la dignité souveraine après la perte des plus beaux fleurons de sa
couronne, ce prince d'allure aristocratique, de visage impassible, et
qui, paraît-il, ne souriait jamais. Ses portraits en font foi. Ils ne
sont pas rares d'ailleurs. Eugenio Cajes, Vicente Carducho, Angelo
Nardi, Pareja, l'affranchi de Velasquez, et surtout Velasquez lui-
même, l'ont très fréquemment portraicturé. Même à partir de i663,
tous les portraits du souverain sont de la main de Velasquez qui
avait obtenu de lui le privilège exclusif de reproduire ses traits.
Deux seules exceptions furent faites à cette règle : l'une en faveur
de G. de Crayer, l'autre en faveur de Rubens '. Tous nous
1 Un admirable portrait Je Philippe IV, par Rubens, fait aujourd'hui partie du cabinet
d'un amateur rouennais, collectionneur au goût fin et délicat, M. Gaston Le Breton.
32 L'ARTISTE
montrent Philippe IV dans sa jeunesse ou au moins dans la fleur
de l'âge. Ce qui est beaucoup moins commun, ce sont les portraits
du souverain arrivé au seuil de la vieillesse. Velasquez étant mort
avant lui n'a pu le représenter dans les dernières années de sa vie.
Nous ne connaissons qu'un portrait de Philippe IV à un âge assez
avancé. C'est une oeuvre de Carreno, qui faisait partie, il y a déjà
quelque vingt ans, de la galerie de l'Infant d'Espagne, Don Sébas-
tien de Bourbon et de Bragance, oncle de la reine Isabelle. Que
sont devenues les merveilles d'art inestimables que renfermait cette
collection à la mort du prince survenue à Pau où il s'était réfugié
lors de la révolution qui l'avait chassé d'Espagne, en faisant perdre
le trône à sa nièce ? Nous l'ignorons, mais nous craignons fort
qu'elles n'aient été dispersées aux quatre coins du monde.
Dans ce portrait de Carreno, Philippe IV est représenté en buste
de grandeur naturelle, nu tête, la moustache relevée en crocs et
les cheveux tombant sur la fraise blanche empesée. Il est vêtu
du costume brun qu'il portait ordinairement avec le collier de la
Toison d'or retombant sur la poitrine; pour fond, un rideau de
couleur sombre, à larges plis à peine indiqués. Si, de près, l'exécu-
tion sommaire de cette toile, particulièrement des cheveux et de
la moustache, martelés par larges plans, si les coups de brosse
sabrés à travers le visage aussi bien que l'empâtement de certaines
parties démontrent bien une ébauche assez heurtée, vue d'un peu
loin, tout change, la tête se modèle puissamment, vit, sort du cadre.
Certes, ce n'est plus là le souverain dans la force de l'âge, qu'a
rendu Velasquez, mais presque un vieillard au large front bossue,
aux lourdes paupières tombantes, au nez fortement aquilin, au
menton violemment accentué. La moustache est néanmoins restée
fière et relevée, les cheveux blonds, ondulés, retombent comme
jadis sur le col blanc empesé, qui emprisonne le cou. De cet
ensemble ressort toujours ce type bien connu, mais alourdi, tant
soit peu vieilli, qui, malgré les revers et les chagrins, reste grand
dans sa noblesse triste et fière, et semble planer au-dessus des
mesquineries et des petitesses de son temps.
Il ne faudrait pas croire que le sentiment personnel, l'allure
indépendante fissent défaut à Carreno et ne voir en lui qu'un
simple imitateur de Velasquez. D'ailleurs, ce portrait serait là pour
prouver que, si notre peintre a eu la docilité d'esprit et la respec-
tueuse soumission d'un élève auprès du chef incontesté de l'école
L'ARTISTE
CARRENO PORTRAITISTE 33
nationale, les règles et les traditions des écoles étrangères ne furent
point non avenues et ne restèrent pas lettre-morte pour lui ; témoin
son admiration pour le Flamand Van Dyck dont l'influence sur
lui mérite d'être soigneusement notée. N'oublions pas non plus
que, dans l'école espagnole, où les brillants exécutants ne sont
cependant pas rares, il est un des peintres dont les études pra-
tiques furent les plus fortes et les plus complètes. Qu'il nous
suffise, — à côté des nombreuses copies qu'il exécuta d'après
Velasquez et qui, pendant longtemps, passèrent pour des œuvres
originales de ce dernier, — de rappeler, dans un tout autre genre,
cette superbe reproduction du Spasimo de Raphaël, de la même
dimension que le tableau original, du musée du Prado.
La qualité primordiale de Carreno est cette application à imiter
son modèle, qui atteint souvent l'énergie la plus absolue, l'expres-
sion la plus complète. Chez lui, comme chez Velasquez, auquel
il faut sans cesse revenir, nul sous-entendu, nulle compromission.
Il peint ce qu'il voit, tel qu'il le voit, se gardant des colorations
bruyantes, épris des valeurs neutres. Sa technique, quoique faite
d'harmonies grises et de rapports de teintes rompues, reste tou-
jours solide et ferme. Velasquez mis à part, — et encore aujour-
d'hui combien de toiles de Carreno ne prend-on pas' pour des
Velasquez ! — nul ne peut lui disputer le premier rang parmi les
portraitistes de l'école espagnole. Chez lui se sent, non-seulement,
nous l'avons déjà noté, l'influence de Van Dyck, mais aussi celle
du Titien, avec cette franchise de touche et ce merveilleux sen-
timent de la réalité qui lui sont propres et font de lui un des
meilleurs interprètes de la figure humaine. Peu d'œuvres en ce
genre peuvent être mises en parallèle avec ses portraits de Marie-
Anne d'Autriche, seconde femme de Philippe II et mère de
Charles II, — dont l'un en costume de veuve se voit au musée
de Madrid, — et avec le portrait en pied de Charles II enfant, éga-
lement au musée de Madrid. De ce dernier, il existait jadis une
répétition dans cette galerie de l'Infant Don Sébastien dont nous
déplorions tout à l'heure la dispersion probable. Les autres portraits
de Carreno ne sont guère inférieurs à ceux-ci. Notons, dans ce
nombre, ceux de Don Fernando Valenzuela, le cavalier servant de la
reine-mère, de Pierre Iwanowitz Potemkin, envoyé du tsar de Mos-
covie, Foedor II, auprès de Charles II, qui est, certes, avec son riche
et exotique costume, sa tête étrange à longue barbe, une œuvre
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII. 3
34 L'ARTISTE
aussi exquise qu'originale, enfin celui de Don Juan d'Autriche,
fils naturel de Philippe IV, tous au musée de Madrid.
Dans cette école espagnole qui semble avoir eu un goût inné
du trivial auquel aucun de ses peintres n'a pour ainsi dire échappé
et qui montra une sorte de prédilection pour la représentation de
la difformité et de la laideur, personne mieux que Carreno, si ce
n'est le grand Velasquez, n'a rendu, avec une telle intensité de
vie, une plus parfaite exactitude, une aussi complète puissance
d'expression, ces masques parfois étrangement narquois, plus
souvent hébétés, de nains, de bouffons ou de grotesques. Sa
pénétration à exprimer l'imbécillité de ces cerveaux vides ou à
demi inconscients est véritablement extraordinaire. Représenter
une naine, encore presque enfant, hideuse, trappue, d'un embon-
point répugnant, ne l'effraye en aucune façon, et il emploie toutes
les ressources de sa palette à la peindre revêtue d'un costume des
plus riches, agrémenté de gances et de galons d'or et d'argent,
telle là-bas, Ira los montes, on montre une sainte dans une niche
d'église. Il va plus loin : il nous la peint ensuite, tous ces oripeaux
à bas, nue, complètement nue, avec son ventre proéminent, ses
bras trop courts, ses énormes cuisses boudinées, ses jambes
arquées, se*s genoux cagneux et ses pieds en dedans. Et c'est de
grandeur naturelle qu'il s'est plu à exécuter ces deux toiles !
Servie io del Rey, voilà qui lui servirait d'excuse s'il en était besoin.
Heureusement, il n'en est rien : Carreno a déployé là un tel talent,
une telle vigueur, que l'admiration prédomine et que tout le reste
disparaît. De ces deux toiles, l'une, la naine habillée, figure aujour-
d'hui au musée de Madrid ; l'autre, la naine nue, après avoir fait
partie de la collection royale jusqu'au commencement de ce siècle,
fut donnée alors par Ferdinand VII à son peintre de la Chambre,
Don Juan Galvcz, et cédée plus tard par celui-ci à l'Infant Don
Sébastien dans la galerie duquel nous l'avons longuement étudiée.
Ce ne sont pas là les seules productions connues, en ce genre, de
Carreno. Le musée du Prado possède une autre toile de même
espèce, le portrait en pied, également de grandeur naturelle, d'un
bouffon de la cour de Charles II, Francisco Bazan, qui ne le cède
en rien comme valeur aux deux précédents.
Mais, arrivons à la vie de notre peintre. Don Juan Carreno de
Miranda naquit à Avilès, dans les Asturies, le 25 mars 1614, d'une
famille noble qui jouissait du privilège aussi envié qu'original,
CARRENO PORTRAITISTE
35
octroyé par Don Sanche IV de Castille à un de ses membres,
Garci Fernandez Carreno, de recevoir .tous les ans le vêtement
que portait le Roi le jour du Jeudi-Saint. Son père, Don Juan
Carreno de Miranda était alcade des hidalgos d'Ayilès, et sa mère
Dona Catalina Fernandez appartenait à la noble famille des Ber-
mudez.
Amené à Madrid en l'année 1623 par son père qui avait été
appelé dari*s la capitale des Castilles par un procès, il montra déjà,
à peine âgé de neuf ans, un tel penchant pour le dessin, que,
malgré l'extrême jeunesse de l'enfant, son père se décida à le
confier aux soins du vieux peintre Pedro de Las Cuevas. Après
avoir longtemps dessiné sous sa direction, le jeune Carreiio le
quitta et alla « apprendre le coloris » chez Bartholomé Roman,
pour nous servir des propres expressions d'un de ses biographes.
Mais, chose qu'il ne faut pas négliger de remarquer, sa famille
ne l'avait laissé s'occuper de peinture qu'en manière de passe-
temps, comme simple amateur, dirait-on aujourd'hui, et avait
tenu cà ce qu'arrivé à l'âge d'homme, — n'était-il pas hidalgo? —
il fût pourvu d'une de ces charges alors le lot et l'apanage des
représentants des familles nobles. Revêtu de la dignité de juge et
conseiller pour l'État de la noblesse, d'abord de sa ville natale et
plus tard de Madrid, il n'avait pas, à son grand regret, le temps et
la facilité de se livrer comme il l'aurait souhaité à son irrésistible
penchant pour la peinture. Heureusement le tout-puissant
Velasquez, après avoir vu les ouvrages exécutés par Carreno dans
ses moments de loisir au couvent de Dona Maria d'Aragon et
dans l'église du Rosaire, le décida à abandonner sa charge et à se
livrer complètement à l'art, lui démontrant, démontrant à sa
famille qu'ainsi il servirait plus efficacement le Roi et l'État :
tout n'est-il pas noble dans le service du souverain ? De ce jour,
il ne quitta plus ses pinceaux.
L'année même de la mort de Velasquez, en 1660, Philippe IV
octroya à Carreno le titre de peintre du Roi. Onze ans plus tard,
il fut élevé par Charles II, qui avait succédé à son père, aux dignités
de maréchal-des-logis des Palais Royaux et de peintre de la
Chambre, dont avait joui avant lui Sébastien de Hcrrera qui à ces
qualités avait joint encore celles de maître des œuvres de la ville
de Madrid et du palais de Bucn-Retiro, et même celle de
concierge de l'Escurial. Aux deux .premiers de ces titres s'arrêtèrent
36 L'ARTISTE
les honneurs dont Carreno fut revêtu, et par sa volonté, car plus
tard, le roi voulut l'élever à la dignité de chevalier de l'ordre de
Saint-Jacques, mais notre artiste, à l'encontre de Velasquez qui
avait fort bien accepté cette distinction, refusa, trouvant que la
peinture, et les peintres par conséquent, n'avaient que faire de
titres honorifiques. Là ne s'arrêtèrent cependant pas les preuves
de la haute estime en laquelle Charles II tenait le talent de son
peintre habituel. Une des plus curieuses est la défense édictée
par lui qu'aucun de ses portraits ne fût copié ou reproduit. Il lui
en donna encore d'autres preuves, plus palpables, celles-ci, en lui
consentant sur sa cassette particulière une pension qui, lors de la
mort de l'artiste, fut fidèlement reportée sur la tête de sa veuve
Dona Maria de Médina. Chez ce triste et mélancolique Charles H,
dernier rejeton dégénéré de cette maison d'Autriche tombée si
bas après s'être élevée si haut, le sens de l'art, si développé, chez
son père Philippe IV, était un héritage de famille, le seul peut-être
ou à peu près qui n'eût pas sombré dans ce naufrage d'une race.
Carreno mourut en septembre i685, âgé de 72 ans, à la Cour,
où son titre de peintre de la Chambre lui faisait un devoir de
demeurer. Il fut enterré dans un caveau du monastère royal de
Saint-Gil. Sa mort laissa d'unanimes regrets, bien justifiés, car
personne ne montra d'aussi grandes et d'aussi sérieuses qualités ;
en outre, chez lui, le cœur et la bonté étaient à la hauteur du
talent et de l'intelligence. Carreno laissa de nombreux élèves
parmi lesquels il faut citer Cabezalero, Donoso, Ledesma,
Sotomayor, mais, avant tout autre, Mateo Cerezo, coloriste fin et
subtil, qui comme son maître semble avoir subi l'influence de
Van Dyck et dont la peinture douce et harmonieuse, sans heurt
ni fracas, est presque une exception dans l'École espagnole.
Parmi les nombreuses compositions exécutées par Carreno et
dont nous n'avons pas parlé, il est juste de citer: dans la cathé-
drale de Tolède, la fresque de la coupole, peinte en collaboration
avec Francisco Rizi ; dans l'église paroissiale d'Alcorcon, le tableau
du maître-autel et une Assomption de la Vierge; dans l'église Saint-
François de Penaranda, un Saint Michel, un Saint Bonavenlure et
une Sainte Isabelle; dans l'église paroissiale d'Orgaz, un Saint
Thomas touchant les plaies du Christ et une nouvelle Assomption ;
dans l'église d'Almeida, une Madone ; chez les Pères de la Trinité
à Pampelune, un de ses principaux tableaux, la Fondation de l'ordre
CARRENO PORTRAITISTE
37
de la Trinité. Nommons encore, sans espérer pour cela être
complet, les toiles, dues à son pinceau, disséminées à l'Escurial,
à Saint-Ildefonce, dans différentes églises et chapelles de Madrid,
de Grenade, de Ségovie, de Vittoria, de Plasencia, de Bejar, de
Paracucllos, etc. Enfin rappelons que Carreno a gravé quelques
eaux-fortes qui sont loin d'être sans mérite.
PAUL LAFOND.
ÉLOGE DU COCHON
N a fait l'éloge des gens d'esprit. On
a fait l'éloge des sots. On a fait
l'éloge du chat et de toutes les
bêtes, à commencer par le chien.
Je ne veux pas mourir sans faire
l'éloge du cochon qui est aussi
l'ami de l'homme puisqu'il le mange.
Dédions ces quelques pages plus
ou moins lardoyantes, à la mémoire
de Charles Monsclet et de Charles
Chaplin, un poète et un peintre qui
ont eu la religion de cette bête privilégiée, car il ne faut pas
oublier que le cochon porte bonheur.
Le cochon est méconnu à peu près comme l'âne. S'il y avait une
académie des bêtes, certes ceux-là seraient dignes de n'en pas être.
due de ressources d'esprit dans l'âne et le cochon! Ils subissent la
destinée cruelle que l'homme leur a faite, la destinée d'être battu
et bâté si on est un âne, d'être mangé à peine à la fleur de l'âge si
on est un cochon. Mais, comme ils protestent tous les deux par
des malices rabelaisiennes !
L'âne et le cochon sont des bêtes légendaires. Ils apparaissent
dans l'arche de Noé. Ils viennent jusqu'à nous avec l'auréole de
l'Histoire. M. de Buffon a mis des manchettes pour parler du
cochon. Certes, ce n'était pas des manchettes à un cochon. Il ne
pouvait pas moins faire. L'historien de la Nature aimait trop les
ÉLOGE DU COCHON 3 9
truffes pour ne pas parler avec émotion et avec respect de cette
fine gueule qui a enseigné à l'homme l'art de les manger.
J'ai l'honneur de parler du cochon au milieu de la prairie, dans
toute une famille de cochons, — de vrais révolutionnaires, qui
n'obéissent qu'à eux-mêmes.
J'ouvre une parenthèse. Les Chinois, nos maîtres en toutes
choses, mais surtout dans l'art primitif de cultiver la terre, ont
surnommé le cochon le gentilhomme par excellence, par la bonne
raison que le cochon était bien né, qu'il vivait du chêne, le plus
noble des arbres, le roi des arbres, qui ne donne de fruits que
pour le cochon. Ce n'est pas tout : le cochon ne veut rien faire, ce
qui, pour les Chinois, était encore un signe de noblesse. On voit
que les gentilshommes chinois ne ressemblaient pas du tout aux
gentilshommes français.
En France, le cochon est révolutionnaire; on n'a raison de lui
qu'en le condamnant à mort. Même devant le bûcher où il doit
être flambé, il ne se soumet pas; il proteste qu'il n'a vécu que
pour l'humanité. Mais nous n'en sommes pas encore au chant du
cygne.
Or, savez-vous ce que font messieurs les cochons dans la prairie
où l'herbe se hasarde à peine sous les froides rosées d'avril ? Ils
mangent des violettes. Je m'inscris contre l'adjectif modeste, que
les vieux poètes plus ou moins français ont donné à la violette,
comme on donne une institutrice anglaise à une jeune fille du
monde déjà fort éveillée. La violette n'est pas modeste. i° Elle
fait des yeux en plein chemin, de jolis yeux violets, sous les cils
verts du gazon. On la voit si bien, qu'on se garderait de marcher
dessus. 20 Pour les yeux distraits, elle a une manière bien sûre
d'arrêter les passants : elle ouvre sa cassolette. On s'arrête tout
émerveillé devant la jolie coquette, on la cueille, — et le tour est
joué.
Un pédant de l'Ecole normale, qui n'a jamais vu de violettes
que dans les bouquets de violettes d'un sou, me dira que la vio-
lette est vraiment modeste, comme il est écrit dans les livres,
puisqu'elle se cache sous les buissons. Je répondrai victorieuse-
ment que s'il y a de la violette sous les buissons, c'est que les
amoureux viennent s'asseoir au pied des buissons; c'est que l'amant
cueille la violette pour la replanter dans le sein de sa maîtresse :
la violette aime ce tombeau-là! Et d'ailleurs, quand la violette «se
4o
L'ARTISTE
cache » sous le buisson, le buisson n'a pas encore de feuilles, —
simple malice de coquetterie. Donc la violette n'est pas modeste,
c'est la plus rouée de toutes les fleurs du printemps. C'était la
fleur de Napoléon Ier : croyez-vous donc que Napoléon Ier fût
modeste ? N'écrivons plus jamais : la modeste violette.
*
* *
Le cochon ne mange pas seulement la violette, il mange aussi
le coucou, cette belle fleur d'or pâle, dont les enfants se font des
balles pour jouer au volant.
Chez moi, il n'y a pas de truffes, mais c'est la saison des
merouilles; la merouille est la truffe champenoise. Vous savez
comme les omelettes sont bonnes, qui sont truffées de merouilles.
Mais, par malheur, messieurs mes cochons sont plus matineux que
moi : je mange des merouilles quand ils n'en veulent plus.
J'ai un âne qui broute au milieu de mes cochons, un âne
superbe, le Don Juan et l'Hercule des ânes. Il ne trouve pas que
les cochons soient de trop mauvaise compagnie ; il daigne se lais-
ser entourer. J'ai assisté hier à un curieux spectacle : toute la
famille des cochons était autour de lui, parlant et hurlant, riant
et criant; ces messieurs se permettaient des familiarités de courti-
sans : ils léchaient les pieds de l'âne. Connaissaient-ils le coup de
pied de l'âne? Voilà que tout à coup l'âne, impatienté, fronce le
museau, ouvre la bouche, saisit par la joue le premier cochon
qui lui tombe sous la dent, et le jette par dessus lui. Ce fut l'af-
faire de deux secondes. Fit-il cela parce que je le regardais ? car cet
âne aime à poser. Ce qui est certain, c'est qu'il se remit à brouter,
après ce haut fait de gueule, comme si de rien n'était.
Qui fut bien étonné? ce fut le cochon. Il poussa un cri déchi-
rant qui fit tourner la tête à ses pareils; mais je dois dire qu'ils
prirent bien la chose. Heureusement j'étais là pour le consoler ;
j'allai à lui, je le caressai, je lui donnai du sucre destiné à l'âne. Il
pleura moins fort, il ne pleura plus. Il faut toujours avoir un ami
sous la main.
Cette victime de l'âne est bien le plus joli cochon qui soit au
monde; il a quatre mois, il est rond, il est vif, il est rose. Tout
rose du museau jusqu'à la queue, depuis son oreille mouvante
ÉLOGE DU COCHON
4'
jusqu'à son pied fourchu destiné à Sainte-Menehould, — truffé ou
non. Il est vêtu de soies blanches qu'il ira teindre tout à l'heure
dans le premier bourbier venu. Il joue comme un chien et comme
un enfant : il se couche sur le dos sous les caresses. Il suit la fer-
mière et lui fait des mines charmantes.
Je ne dirai pas que c'est le dernier mot du beau au point de vue
de l'art; mais, enfin, cet aimable quadrupède avec ses yeux en trou
de vrille, son museau allongé et retroussé à la Roxelane, qui se
termine en cartilage par une petite cible ronde où ses deux narines
semblent deux marques de tir, sa magnifique denture avec ses inci-
sives en dessus et en dessous, — c'est là une des œuvres les plus
réussies de la création. Le cochon est parfait comme cochon.
Après notre carnaval sans fin de cette année, on se demande
s'il est possible qu'il reste encore des truffes dans le Périgord.
Rassurez-vous, autrefois il n'y avait que des cochons pour trouver
les truffes; c'était bien à eux de nous découvrir ces trésors perdus
dans la terre; mais, par malheur, ils faisaient la part du cochon.
Les vendeurs de truffes avaient eu beau les battre à chaque trou-
vaille, les cochons grognaient, mais n'en perdaient pas un coup de
dent. Aujourd'hui, les Périgourdins ont dressé des chiens à la
chasse aux truffes. C'est le cochon qui n'est pas content! « Quoi!
pourrait-il dire, j'ai été le Christophe Colomb de cette Amérique
gastronomique, et c'est le chien qui en sera l'Améric Vespuce.
Peut-on m'accuser d'avoir manqué de goût, puisque je mangeais
moi-même la moitié de mes trouvailles ! » Le cochon aura beau
plaider sa cause, il ne sera pas écouté par l'homme qui ne lui per-
met pas d'être aussigourmand^que lui.
Un grave savant a lu un mémoire à l'Académie des sciences
pour prouver que le chien est prédestiné à la recherche des truffes,
parce que la nature a donné à son museau l'aspect d'une truffe
vivante. « Voyez plutôt! s'écria le savant qui avait un chien sous
le bras. — En outre, il en est du chien comme des truffes; sa
qualité se constate par les mêmes indices que la qualité de la truffe.
Si son nez est noir et luisant, la chien est/ de race; est-il rose,
même d'un rose charmant, même d'un rose tacheté de noir, il y a
42 L'ARTISTE
tout à parier qu'il y a eu une faute grave dans sa famille : ainsi de
la truffe. »
Et le savant a fini sa démonstration par ce beau mot : « On
n'admirera jamais assez la profondeur de la Providence. »
# #
Je voudrais bien savoir ce que sont les gens qui disent de leurs
pareils : «Sale comme un cochon! » C'est encore une calomnie.
Essayez un peu de mettre un cheveu sur la soupe du cochon,
vous verrez qu'il vous la laissera à manger. Le cochon est plus
difficile à vivre qu'on ne pense. Il faut que sa maison et sa gamelle
soient idéalement propres. Le Créateur lui avait indiqué les glands,
les châtaignes, les marrons, les fruits sauvages, — et les racines,
quand il était le cochon de saint Antoine; — mais, par malheur
pour lui, par bonheur pour nous, il s'est civilisé : il a vécu a coté
de l'homme; il s'est souillé dans toutes les fanges, comme s'il
voulait prendre sa part du péché originel : mais il a gardé, lui aussi,
le sentiment de son origine; dés qu'il retourne à la vie de la
nature, il reprend ses fiers appétits; il se lave de toutes les souil-
lures de la basse-cour.
La truie a des délicatesses toutes féminines quand elle a
« cochonné », — c'est le mot, madame. — Aussi on a pour elle
toute sollicitude : elle ne boit pas d'eau froide, on lui donne du
lait chaud ou du vin sucré avec des rôties. L'eau de son remplace
le lait, l'herbe fraîche succède aux rôties.
J'ai une truie qui, le mois passé, a mis au monde douze cochons.
C'est un beau spectacle de voir ces douze gavroches se précipiter à
cette large mamelle où tout le monde a sa place. Les truies n'ont
pas encore pris de nourrices pour leurs petits.
Deux mois durant, la truie donne son lait abondamment, on
pourrait dire avec grâce tant elle met de bonne volonté à se laisser
piper; elle joue gaiement avec toute la nichée, — sans trop crier
s'ils mordent trop fort. C'est une grappe vivante qui mériterait un
hymne de Monselet.
* #
Les dictionnaires disent ce mot adorable : « Le cochon peut
vivre vingt ans. » C'est la plus cruelle ironie qu'on puisse jeter
ÉLOGE DU COCHON 43
sur le chemin du cochon. Qui donc sait si le cochon peut vivre
vingt ans? qui donc a eu un cochon sous la main sans le manger
dans son âge le plus tendre ? qui donc a eu l'idée de laisser vieillir
un cochon, si ce n'est saint Antoine?
Plus d'un a voulu s'attacher un cochon comme on s'attache un
chien. On n'a pas oublié qu'en 1 835, quand Jules Janin habitait,
en inimitié avec Mme la marquise de La Carte, un hôtel de la rue
de Tournon, il s'était pris d'une passion subite pour un jeune
cochon qu'on traitait à peu près comme on traite aujourd'hui les
chiens de ces dames : bains à l'eau de Lubin, frictions à l'eau de
violette, brosses en ivoire pour caresser les soies. Je crois même
que le coiffeur venait en personne. Les comédiennes ne man-
quaient pas, le lundi, d'apporter des douceurs au cochon. Il était
familier et charmant ; il leur mangeait dans la main. C'était à qui
serait suivi par le cochon dans les allées du jardin ; mais le cochon
ne suivait guère que son maître : aussi Janin s'amusait à le con-
duire dans le monde, où il était reçu comme un prince.
Un beau jour, cependant, le cochon disparut. « Ah! quel
malheur! dit-on à Janin, vous avez perdu votre cochon? — Perdu!
s'écria Janin ; je l'ai mangé ! » Mot terrible, qui a longtemps
empêché l'auteur de Y Ane mort et la Femme guillotinée d'entrer à
l'Académie.
C'était au beau temps où M. de Balzac menait son cheval à la
bride, la canne à la main, ce fameux cheval qu'il donna à Jules
Sandeau, mais que Jules Sandeau ne vit jamais dans son écurie.
C'était au beau temps où Petrus Borcl, le lycanthrope, promenait
un jeune loup dans ses tournées romantiques. C'était au beau
temps où Alphonse Karr marchait de pair à compagnon avec un
magnifique terre-neuve qui voulut savoir un jour si son maître
était bon, — à manger. Dans ce temps-là, nous vivions dans la
bohème dorée de la rue du Doyenné, avec Théophile Gautier,
Gérard de Nerval et Camille Rogier. Nous n'avions ni cochon, ni
loup, ni chien; mais nous avions toute une famille de chats de
Perse, les plus mouflus et les plus fiers.
# *
On sacrifiait, à Lacédémone, un cochon de chaque ventrée. Le
cochon était offert en sacrifice à tous les dieux robustes et rus-
44 L'ARTISTE
tiques : à Bacchus, à Priape, à Hercule; on immolait aussi le
cochon à Cérès. Il n'est pas jusqu'aux dieux lares qui n'eussent
une part du sacrifice. M. de Tillancourt, qui avait chez lui de fort
beaux cochons, disait qu'il est bien naturel que les dieux lares
eussent leur part dans cette fête. Le cochon était donc la bête
sacrée des Lacédémoniens. Toute société démocratique doit avoir
le cochon en vénération ; la truie, qui donne plus de deux portées
par an, — chaque portée est de douze cochons, — prêche d'exemple
pour les mères de famille.
Tout homme de bonne volonté doit répudier la politique des
clubs, qui n'apprend que le catéchisme des révolutions ; mais il
lui faut bien prendre sa part dans la politique humanitaire. L'hu-
manité traverse à cette heure de rudes périls, elle est enfiévrée de
toutes les folies démagogiques : son salut est dans la vie rustique,
qu'elle abandonne et qu'elle veut encore abandonner.
Sully voulait que chaque paysan eût la poule au pot tous les
dimanches et tuât un cochon tous les ans. La poule et le cochon
sont les deux mamelles de la maison des champs, pour parler
comme Sully. Pour le paysan, la poule 'pond des œufs d'or et le
cochon représente tout l'idéal des festins.
Quelle fête que le jour du sacrifice, quand tous les enfants sont
là rêvant des aunes de boudins et d'andouilles ! C'est à qui allu-
mera le feu de joie pour griller le cochon. On a déjà l'arôme des
jambons fumés, de la soupe au lard, du rôti. Les gamins se par-
tagent la queue et les oreilles, comme prémices. Plus d'un le
mangerait à peine grillé. Il y a trois ans, quand j'ai donné à dix
mille paysans une fête renouvelée des Grecs, n'a-t-on pas vu des
appétits sauvages se ruer sur de jeunes cochons qui faisaient la
course, les écarteler et y mordre à belles dents, sans s'inquiéter
des coups de plats de sabre des gendarmes amis de l'ordre, — et
du cochon cuit ?
Pauvre cochon ! il peut vivre vingt ans, dit l'Encyclopédie; mais
à quoi bon lui promettre une si belle carrière, puisque la Parque
tranche le fil de son existense en sa première année ?
C'est quand il est âgé de six à sept mois qu'il faut tuer le
cochon, si l'on veut le manger à point, selon les préceptes de
Brillât-Savarin et autres gourmands bien appris. Charles Monselet
ne lui permet de vivre que six mois; c'est à un cochon de six
mois qu'il adressa son sonnet légendaire.
ÉLOGE DU COCHON
45
Le cochon de Paris est détestable : c'est le cochon nourri par
bandes dans les forêts. Il engraisse lentement parce qu'il se nourrit
mal, parce qu'il fait l'école buissonnière, parce qu'il n'est pas pressé
d'être mangé. Sa viande est dure, son lard est amer ; on a beau le
truffer, c'est toujours du mauvais cochon, — plus ou moins frappé
de trichine. Son sang n'est pas bon pour le boudin, ses entrailles
donnent des andouilles coriaces.
Quelle différence avec le savoureux cochon nourri par la ména-
gère, autour de Reims, de Laon, de Soissons ! Ce sont les pays
d'élection du cochon : aussi les jambons qui nous viennent de là
sont les premiers jambons du monde. Ni Mayence, ni Bayonne,
ni York ne peuvent lutter pour les fines gueules. Si les cochons
se donnaient un roi, ils iraient le prendre en ce plantureux pays.
S'il vous vient jamais la sagesse d'aller planter vos choux pour
faire une fin, n'oubliez pas d'élever des cochons. Depuis le jour de
sa naissance jusqu'à l'heure où on le couche dans le saloir, le
cochon vous sera agréable. Vous savez que le saloir est une cuve
couverte, où le dernier lit du cochon est digne d'envie. C'est un
lit de sel, de thym, de lavande, de laurier. On l'enfume avec des
noix muscades, on finit par répandre sur lui du girofle concassé,
— et on lui dit adieu pour un mois.
A-t-on enterré les Pharaons avec plus de cérémonies? Quel est
celui d'entre vous, messieurs de maintenant, qui pourrait se flatter
d'être mis au tombeau avec plus d'amour?
Au bout d'un mois, le cochon est salé. Ici, je l'abandonne à
d'autres appétits; car je n'aime le cochon que le jour ou le lende-
main du sacrifice.
* *
J'ai parlé du chant du cygne : il me faut finir par là.
Quiconque n'a pas assisté à l'assassinat du cochon ne connaîtra
jamais le vrai cri de détresse. Nul n'a la seconde vue comme le
cochon, nul ne pressent mieux l'heure de la mort. Comme au
condamné, on devrait lui épargner le funèbre appareil. Pourquoi
lui montrer son bûcher ? Il sait bien que les bottes de paille qu'on
mène avec lui à son convoi funéraire ne sont pas des bottes de
paille pour lui faire un lit. C'est pour le flamber. Pourquoi ne pas
lni cacher le couteau fatal? Il sait bien que le couteau n'est pas
46
i: ARTISTE
destiné à lui couper des tartines de beurre comme celles qu'il
mangeait dans la main desenfants.il est, d'ailleurs, impossible de
le tromper quand on l'arrache à son toit pour le mener au sacri-
fice. Il comprend tout, même les demi-mots : c'est alors qu'il
chante lui-même son De profundis et son Miserere. Ce serait à fendre
le cœur, si on ne pensait que le jour de la mort du cochon est
son premier beau jour, — pour ceux qui l'aiment.
On a élevé bien des statues à nos contemporains. « Aux petits
hommes, la Patrie trop reconnaissante ! » Combien qui seront
renversés de leurs piédestaux! Si on élevait une statue au cochon,
comme dans l'Antiquité, elle resterait toujours debout.
ARSÈNE HOUSSAYE.
LE MOIS MUSICAL
FRAGMENTS DU JOURNAL DE VIVIANE
Les grands concerts Lamoureux, Colonne, d'Harcourt ; la Société des Concerts,
67= année. — IIe audition de La Musique du XV* au xix= siècle, 1440-1830. —
Reprises et matinées, le répertoire et les interprètes, à l'Opéra-Comique. — Gwendoline,
à l'Opéra. — Hector Berlioz et Robert Schumann : les symphonies et les Faust ; la
Symphonie' Fantastique et l'évolution musicale ; l'Art et la vie d'artiste.
Mon cher Directeur,
algré mon écriture irrégulière, la
comtesse Viviane de Brocélyande m'a
chargé de mettre au net plusieurs
cahiers de son Journal intime : je
profite aussitôt de sa confiance pour
vous livrer ces fragments ; avec sa
permission , du reste. Les fées sont
un peu femmes, qui lisent nos pensées
à peine écloses. Je me suis permis de
restaurer des adjectifs illisibles, des
abréviations , des blancs , avec ma
plume routinière de critique, pour
l'enchaînement des idées. Sur les
rideaux épais où se mêle aux dessins bizarres le squelette estompé des
grands arbres, nos voisins, un pâle ciel exhale sa tristesse découragée
comme un réveil. Or, des fluettes feuilles mauves montait un parfum
que la prose de ma copie a totalement évaporé.
Dimanche soir ; retour du S" concert Lamoureux. — L'heureux Argus
avait cent yeux : ô Don Juan, papillon de toutes les roses, ta brûlante
légèreté n'en fut-elle point jalouse ?... Moi, plus modeste et plus sage,
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48 L'ARTISTE
je désirerais seulement, aujourd'hui, quatre excellentes paires d'oreilles,
petites, et aussi fort impitoyables aux fausses notes que sensibles aux
nuances, munies de non moins excellents cornets téléphoniques qui me
permettraient d'ouïr à la fois, sans confusion, les quatre programmes
simultanés de nos grands concerts : le Faust de Schumann, 2e audition,
chez d'Harcourt ; la 69e de la Damnation de Faust, au Châtelet ; la
3e séance du Conservatoire ; et, enfin, le beau concert Lamoureux dont
j'arrive : la IF Symphonie, en ré majeur, de Johannès Brahms, ingénieuse
réplique du type traditionnel , dont le nocturne Adagio ma non troppo
réveille en l'esprit complaisant de Mab la Titania du poète « aux lèvres
de sang, aux yeux de lune » (mélomane est maître chez soi) ; — la
très moyen-âgeuse Fiancée du Timbalier de Victor Hugo - Saint Saëns
(182 5- 1887), aux timbres amers comme la pénombre des vieilles cha-
pelles, aux rhythmes altiers comme les donjons, aux sonorités somptueuses
comme le brocart, — puis la simplicité antique de l'Air d'Orphée, dit
par Mme Héglon, l'imposante Fricka de la Walkiïre entre temps, la
Chasse royale et Orage, des Troyens, irc audition au concert, torrentueuse
antithèse de poésie terrifiante à l'ample recueillement du Prélude de
Parsifal et de l'Ouverture de Tannhauser, hymne de pur triomphe où le
« Patron » de l'Ouvreuse devient épique. Mais toute seconde audition
a l'amertume d'un départ. Et, ce soir, j'aurais fort mauvaise grâce à
chicaner le savant M. Boutarel, un fervent du pittoresque musical des
Berlioz, des Liszt, des Raff et des Saint-Saéns, qui se montre trop sévère
pour l'algèbre délicate ou inspirée des César Franck et des Brahms : car,
à propos de la douleur d'Orphée, il vient de me remettre en mémoire
d'exquis fragments tirés des Lettres de M"c de Lespinassc ; ah ! la belle
sensibilité racinienne et romantique tout ensemble n'est pas une inven-
tion de nos modernes ; le moi contemporain n'est point sans ancêtres :
et, à égale distance de Bérénice et de Marie Bashkirtseff, j'écoute une
âme, je revois la fiévreuse amie des philosophes écrivant amoureusement
dans la demi-teinte d'une vieille demeure, près du clavecin, doux à
Werther, en la blanche sérénité du style Louis XVI : « Je voudrais
entendre dix fois par jour cet Air qui me déchire et me fait jouir de
tout ce que je regrette... Je vais sans cesse â Orphée et j'y suis seule :
mardi encore, j'ai dit à mes amis que j'allais faire des visites, et j'ai été
m'enfermer dans une loge... Mon ami, je sors d'Orphée : il a amolli, il
a calmé mon âme. J'ai répandu des larmes, mais elles étaient sans amer-
tume : ma douleur était douce, mes regrets étaient mêlés de votre souve-
nir ; ma pensée s'y arrêtait sans remords. Je pleurais ce que j'ai perdu,
et je vous aimais ; mon cœur suffisait à tout. Oh ! quel art charmant !
quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible, qui
avait à consoler des malheureux : quel baume bienfaisant que ces sons
enchanteurs !... Enfin, ce qui m'est agréable, ce qui charme mes maux,
c'est la musique : elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m'anime,
une douceur et une sensibilité si délicieuses que je dirais presque qu'elle
LE MOIS MUSICAL
49
me fait jouir de mes regrets et de mon malheur ; et cela est si vrai que,
dans les temps les plus heureux de ma vie, la musique n'avait pas pour
moi un tel prix. Mon ami, avant votre départ, je n'avais point été à
Orphée ; je n'en avais pas eu besoin : je vous voyais... Avec deux mots,
je puis toujours exprimer ma disposition physique et morale : je souffre,
j'aime... Cette musique me rend folle : elle m'entraîne, je ne puis plus
manquer un jour; mon âme est avide de cette espèce de douleur...
Je vous quittai hier par ménagement pour vous, j'étais si triste, je
venais d'Orphée '. » Oui, l'exquise femme ! Que n'ai-je pu la connaître,
car nous aimons toujours ceux qui partagent nos admirations. Et vouS,
M.- Boutarel, je vous redis merci, sans discuter avec vous l'esthétique de
la Symphonie, Berlioz ou Brahms, parce que l'esprit est toujours la dupe
du cœur ; — j'ai vraiment de l'esprit ce soir : car c'est celui de La
Rochefoucauld (ajoute Lespinasse).
Enfin, ne quittons point Gluck sans consigner le noble projet de
l'Opéra-Comique : la reprise à' Orphée avec Marie Delna. Dans l'art du
chant, comme dans la vie du cœur ou le sens des formes, il y a les
"exquises et les sublimes : Mmes Miolan-Carvalho, ou Pauline Viardot,
Gabrielle Krauss. L'élève de Mme Laborde, qui incarna Didon, Charlotte
ou Marceline, n'est pas seulement une voix unique : c'est une nature
exceptionnelle, qui doit marcher vers la conscience victorieuse de son
souffle. Déjà, je l'entends, pathétique dans le cri : Eurydice ! Eurydice !
dans cet air dont la moindre altération ferait un menuet, selon la
remarque même de l'auteur, dans cette plainte qui domptait Berlioz.
Je m'arrête : Gluck me dicterait un volume. Au reste, je n'écris ce Journal
qu'en l'honneur de mes vraies amies, les belles œuvres. Et la critique
est une reconnaissance envers les chefs-d'œuvre et leurs interprètes,
quand ils sont artistes.
Si coquettement passionné dès la Régence, le xvmc siècle me rappelle
vers Manon, revenue acclamée d'Italie, et qui va reparaître sous les traits
de M"e Vuillaume (qui se souvient en ce jour de feu Y enchanteresse Marie
Heilbronn ?...) tandis que Sibyl Sanderson délaisse Manon et Phryné
pour Thaïs. Le bon « vieux Saxe » fut prodigieusement vivant, puisqu'il
suscita Mozart, dont la Flûte Enchantée nous sera, dit-on, bientôt rendue,
avec une Pamina nouvelle, Mme Pauline Smith, en qui les dilettantes de
Cabourg reconnurent, l'été dernier, l'irrécusable influence de Mme Car-
valho, la Pamina sans rivale ; (peut-être entendrons-nous aussi la débu-
tante dans les reprises du Roi d'Y s et d'Orphée); place du Châtelet, on
répète à tous les étages ; le Flibustier est prêt ; la ruche bourdonne pour
l'avenir. Vers l'orient du passé j'aime à regarder ce soir, veille de Noël,
afin d'oublier les bruyantes réalités de la joie lointaine (ô Beauté, que
de crimes on commet en ton nom ! ) je remue des notes jaunies, ces
choses mortes, en songeant à vous, vieux noëls abolis, « vieille chanson
1 Lettres, 1774, 1775, 1776, passim ; cf. Ménestrel du 24 décembre 1893.
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII.
5o L'ARTISTE
qui berçais la misère humaine ' » ou le dernier souvenir de Werllxr !
Et, sur les brises de la rêverie, harpes et hautbois s'entrelaçant au salut
angélique du Docteur Marianus, ma mémoire se pare de la candeur
triomphale que Schumann, d'après Goethe, prête à la glorification de
l'Eternel Féminin ; d'autres phrases glissent comme des ombres :
Silencieusement, la lampe rose et blonde
Baisse. Par la nuit bleue, un souvenir amer /
Pleure dans un chant grave et plus noir que la mer,
Quand l'obscurité plane aussi froide que l'onde.
Plus pur que la lueur nimbant la rue immonde,
Plus poignant que la plainte où frissonne l'hiver,
Mon tendre songe invoque Eloa dans l'enfer,
Traduisant les ebaux sons qui réveillent un monde.
Le murmure est pareil à de tristes baisers ;
La lumière a l'attrait des chagrins apaisés,
Ame-sœur éteignant sa prunelle amicale ;
i
Et mon rêve embellit la pénombre et l'accord,
Et loin du feu qui vaguement pétille encor
La lampe meurt, comme la phrase musicale
A la II' séance de l'Histoire de la Musique ; salle d'Harcourt. — Tou-
jours le don d'ubiquité nécessaire ! Ce mercredi soir, ici les vieux
maîtres ; à l'Opéra, la première de Gwendoline 2. Analogies ou contrastes,
il existe des rapports certains, quoique subtils, entre l'aérienne musique
et les milieux transitoires : le style, comme l'âme, habite un corps.
Je n'en veux pour preuve que ma stupeur instinctive de me retrouver
en pleine nuit parisienne de i8()3, sous les noirs balcons rectilignes de
nos façades contemporaines où la lampe sourit ; le contrepoint religieux
des Lotti, des Frescobaldi, des Schutz, me rappelle le maître-autel de
Notre-Dame, par Jouvenet, aux génuflexions pompeuses de ses dévots à
perruques ; il faudrait entendre l'archaïque Serenata de Stradella devant
un paysage sévèrement architectural de Panini ou de Belotto, égayé de
sveltes révérences (le concertitu délia Dama y est un accompagnement
tout à fait mignard); et après les pièces « imitatives » de Couperin -\
galamment touchées par le claveciniste Diémer, les yeux cherchent en
vain les monumentales demeures, froides et hautes, où Watteau mit la
grâce coquine et l'ironique mélancolie de Cythère. En face de Lulli,
l'Anglais Purcell apparaît un précurseur. Peu à peu, très lentement,
1 Expression de M. Jaurès, reprise dans les Chroniques de M. Gaston Deschamps et de
Colomba.
1 Première, à Paris, du mercredi soir 27 décembre 189 ;.
8 Le Carillon Je CytMre, les Papillota, le Réveille-matin ; Couperin ( im'.N- 1 ;33).
LE MOIS MUSICAL
5i
l'enfantine musique s'humanise, se passionne, se colore ; à la science
pieuse du contrepoint vocal, la symphonie oppose ses primes recherches
expressives ; la phrase mélodique se forme ; comme chez les Grecs, un
art vivant sort du temple. Lulli est un enfant près de Racine ; mais ses
contemporains ne s'en doutaient pas. Et quelle effusion naïve dans la
lente réponse à 4 temps, en la mineur, de la songeuse Rosaura du Sici-
lien Scarlatti à la vive apostrophe en ut majeur du sceptique Lesbo :
« Peno ne son gradita, e non l'intendi e non Vintendi ancor... » L'âme
moderne sommeillait sous la politesse des cours.
Au Conservatoire, 4e concert. — Je rentre charmée : dans la petite
salle pompéienne où le bon M. Schcelcher ne viendra plus, la I" Sym-
phonie, en si bémol, de Schumann, dont il faut entendre le divin larghetto
langoureusement, avec un souvenir adoré sous les paupières closes ;
succès de Raoul Pugno dans le Concerto en la mineur, très orchestral, de
Grieg ; Chœurs classiques d'Haydn et de Haendel ; le Carnaval Romain
de Berlioz, entraînant.
A l'Opéra-Comique. — Malgré la sincère réciprocité des vœux, un
début d'année est toujours amer : tout l'inconnu de cet almanach nou-
veau, ce futur, ces dates vides qui deviendront des souvenirs. Pour
échapper au pessimisme et au froid sibérien, les familiers de mes
dimanches soirs ont fait un pari qu'ils ont gagné : assister à toutes les
matinées et soirées de l'Opéra-Comique pendant les fêtes, total une
vingtaine de pièces, une cinquantaine d'actes en six jours ; et des
reprises, s'il vous plaît : le Maçon, les Folies amoureuses, Zampa, Fra
Diavolo : tout un bouquet du genre éminemment national. Le répertoire
ne semble pas les avoir trop éprouvés. Parmi eux, des Calibans qui
trouvent que les musiques nuisent aux poèmes, ou des Ariels, un peu
dédaigneux, qui ne s'intéressent qu'à la tessiture ou au timbre des voix,
à un trille joliment battu, à une gamme, à un trait, à une note piquée,
à une légère appoggiature qui se glisse furtive, aux mille riens décoratifs
qui ornent le petit temple du larynx. Regardant par le petit bout de la
lorgnette, Puck déclare le répertoire plus facile à blaguer qu'à chanter :
enfant terrible ! Les délicats n'étaient point malheureux, car ils applau-
dissaient des comédiens avenants et sûrs, tels que Fugère et Mmc Mole,
distribuant parfois des bons points à MM. Badiali, Mondaud, Marc-Nohel
et Périer, fêtant des qualités de diction, d'autorité, de mutinerie, de
délicatesse très scéniques et mal appréciées, je veux dire les talents exquis
de M"cs Elven et Leclerc ; de la toute sémillante M"e Laisné (Sophie,
Henriette, Zerline) qui tient les promesses de la lauréate de 1892 ; de la
très musicienne M"e Bulil qui avait enfin repris possession de ses trois
rôles, Mireille, Baucis, Isabelle (du Pré aux Clercs), avec une sensibilité,
une intelligence, une discrétion d'art trop rarement mises en valeur : et
pourtant, le bon style vocal est un festin si rare ! Le souvenir de son
beau premier prix de chant à l'unanimité, de 1889 (le Pardon de
Ploérmel) m'invite à lui souhaiter une création digne de sa finesse : un
52 L'ARTISTE
rôle dans Fahlaff, — ou le Chérubin de Mozart, par exemple ; dans sa
délicieuse esquisse de Lampito, que nous réapplaudirons à la reprise de
Thryné, ne savait-elle pas faire quelque chose de rien, en artiste ? Et parmi
les nonchalances d'un orchestre las et la vulgarité des ensembles,
un régal nous attendait, bien mérité. Ici, l'on fait sa rhétorique, disait à
l'audition d'Antigone un magister très spirituel (l'exception confirme la
règle ) ; eh bien ! sans suggestion aucune, et d'après la recette de Barrés,
peut-être se serait-il cru André Chénier ou La Fontaine, ressuscitant à
la jeunesse des anciens jours, s'il avait entendu, le mardi 2 janvier,
dans notre loge, Pbilémon et Baucis (M. Clément, M"e Buhl) qui, durant
un rapide entr'acte, n'ont nulle peine à redevenir jeunes. Ensoleillé par
ces voix sans rides, le petit libretto chante la joyeuse fidélité du grand
amour ; si bien que le louis-quatorzien Jupiter (M. Taskin) en est pour
ses frais de galanterie. Les dieux et l'affiche émeraude avaient com-
ploté de me faire rendre hommage à Gounod :
Philémon et Baucis nous en offrent l'exemple.
Et comme l'haleine des violettes est douce pour oublier les grossiers
parfums de la complaisance, de la réclame et du puffisme, ce moderne
trio des masques que le divin Mozart ne pressentit point !
A l'Opéra, — Sur Y Ouverture de Gwendoline (le joli nom!), Mab nous
écrivit jadis : du Chabricr très parnassien, un peu décadent, parisien et
romantique, capiteux, truculent, rutilant, polychrome, moderniste,
impressionniste, comme une page de Catulle Mendès où il s'agit de
Richard Wagner (l'influence de Wagner sur la note, c'est l'influence
d'Hugo sur le vers) : bref, un ragoût très amusant. — Et, dans son
nouveau cadre mondain, l'impression subsiste, mais affaiblie tant par
l'habitude auditive que par une exécution plus académique. Deux contem-
porains auront traduit con amore cette ivresse des sens, dixième Muse de
l'art, dont résonnèrent harmonieusement les rives de Thrace : Massenet
et Chabrier. Mais la pensée mélodique de l'un s apparente aux blondes
Mityléniennes à la démarche élégiaque, qui vinrent accueillir la tète
d'Orphée dans la voluptueuse eumolpée des longs voiles mauves, sous la
glauque mélancolie des érables; rubiconde, la délirante harmonie de
l'autre bondit sur le mode phrygien du Corybante, aux échos bachiques
du vallon meurtri par la cymbale sonore. Il s'agit encore de l'amour, du
frêle amour vainqueur de la force, puisque Mendès est l'auteur du
poétique poème ; dans la plus infernale des cités, l'artiste a su rester
poète : s'il fut trop indulgent pour nos défaillances, la faute en est à
nous, femmes ou fées, puisqu'il nous aime. Le fier adorateur de Parsifal
qui écrit : « Je voudrais être Dieu ou Richard Wagner », aime à fuir la
nuit lascive et sinistre où règne le Docteur blanc, pour le Nord blême et
subtil : au pays d'Yseult, sur la falaise triste et verte, c'est la qu'il
rencontre, vers la fin du vmc siècle, « l'enfant Gwendoline », blonde,
LE MOIS MUSICAL 53
seize ans ', svclte et câline, mutine et douce, au beau rire parfois songeur :
Elle était frôle, et pourtant rose,
Petite avec de grands cheveux...
et c'est une légendaire cousine de Mademoiselle Mésange ou de la char-
mante petite amie du Roi Vierge. Glacée par un songe, la gracieuse fille
du vieil Armel prend peur à l'invasion du colossal Harald, le Danois
maître des vagues : mais elle est femme, et, bientôt, tel Hercule aux
pieds d'Omphale au blanc sourire, le barbare file au rouet de l'enfant
déjà railleuse et tendre (icr acte). Puis, Armel semble bénir leur hymen :
mais, pendant l'orgie des noces et les paroles d'amour, les Danois sont
égorgés (ii° acte) ; et, dans « l'aurore boréale » de l'incendie des navires,
Harald ensanglanté succombe, indomptable, avec l'enfant mourante et
passionnée sur son vaste cœur.
C'est la tendresse immortelle en un cadre épique : la personnalité
même de Mendès. Et le poète a eu cette rare joie de trouver un compo-
siteur absolument adéquat à son rêve d'art, un talent fait d'altière hallu-
cination et de réalité pittoresque, qui enlace onduleusement, en un
contraste, aux chevauchées des rhythmes sauvages le legalo caressant du
désir. Peut-être Mendès a-t-il plus d'élégance, Chabrier plus de fougue.
Le librettiste lui-même a, d'ailleurs, défini son musicien : « Ce qui place
Emmanuel Chabrier hors de tout système, hors de toute école, hors de
toute comparaison possible avec aucun musicien moderne, c'est l'intensité
vraiment prodigieuse de la Vie ! Nul, à l'égal de lui, ne possède cette
exubérance de force, cette exaspération d'énergie, cette perpétuelle
éruption d'être, qui se déchaînent irrésistiblement à travers son œuvre.
Son talent, par l'excès, devient génie. Sa tendresse va jusqu'aux plus
déchirantes délices, jusqu'aux plus énervantes extases, jusqu'au trépas des
pâmoisons suprêmes ; sa violence s'érige aux plus forcenées outrances, aux
plus atroces paroxysmes; sa joie s'hyperbolise jusqu'au rire sonnant
comme de bons tonnerres, jusqu'à la panse crevée à force d'allégresse
des Pantagruel et des Gargantua!... Son inspiration, toujours plus
débordante, pourrait avoir pour devise : « En veux-tu? En voilà!..2 »
— Cette formule d'éloge, un peu triviale, résume admirablement le
tempérament de ce Rubens musicien jusque dans ses défauts d'original
et d'excessif, la langueur pouvant devenir mièvrerie, la rudesse exaspé-
ration, la gaieté caricature. Mais la science orchestrale vient toujours
harmoniser ses gemmes autour des lignes plus d'une fois communes de
l'idée ; si un profil d'opérette vient poser pour une ondine ou pour une
déesse, vite la palette d'un Chéret corrige ou déguise le dessin du modèle ;
la Parisienne devient Walkûre. En toute sincérité, toujours.
1 L'âge de Chérubin et de Manon.
2 Écho île Paris du mercredi 27 décembre 1893; songer au Chabrier à'Espana, de
Joyeuse Marche, de la Sulamitc, du Ballet chanté du Roi malgré lui, etc.
54 L'ARTISTE
"L'Ouverture, — étranges fanfares des pirates, violoncelles alanguis des
premiers émois, ample mélopée chaleureuse que le cor précipite allègre-
ment dans toutes les combinaisons parallèles de la polyphonie la plus
débordante, — synthétise l'œuvre brutale et suave; le contraste se
poursuit au cours des trois actes : dès le premier, après le dialogue
gracieux des femmes, c'est la symphonie tumultueuse couvrant la voix de
Gwendoline qui raconte les passants farouches de son rêve. Chabrier est
là tout entier dans ce cataclysme orchestral, de même qu'il parle éloquem-
ment, et avec quel charme, dans le frisson des harpes, avant la ballade
du rouet : « On prend des églantines blanches... » La rencontre du
colosse naïf avec la jeune fille subtile est d'une psychologie tout en
nuances ; la musique se hâte avec les mots brusques du dramaturge,
s'élargit avec les grands beaux vers du poète ; la passion qui prend
conscience, la voix chaude et comme étouffée du bonheur clame dans
l'ample phrase du long Préludi du IIe acte, jaillic de l'ombre ; et l'épitha-
lame est un ensemble très grand. La forme en deux actes, plus serrée,
était plus favorable. Correcte interprétation, sans panache, qui semble,
elle aussi, « avoir peur de la passion », de la part de MM. Renaud et
Vaguet (Harald et Armel); mais, vocalement et plastiquement,
M"c Lucy Berthet personnifie Gwendoline, la frêle Saxonne, la rose
fluette des légendes de sang : composition méritoire, à un crépuscule
des âmes qui ne sait plus ni s'enthousiasmer, ni sourire. Lcrit depuis
quatorze ans, applaudi au concert, joué le 10 avril 1886 dans la cité
wagnérienne Bruxelles, puis à Karlsruhe, puis à Munich, puis à Lyon
( 1 889, 1 890, 1 893 ), cet opéra en trois actes, très vivant en son décor
de féerie germanique, déjà plus homogène mais encore éclectique, marque
une étape vers l'unité ; il intéresse au même titre que les symphonies
dramatiques de Mmc Holmes et de Vincent d'Indy. C'est l'œuvre de transi-
tion d'une écriture originale. Et le wagnérien dit juste1, qui lui assigne,
dans notre évolution lyrique, la place d'un Vaisseau-Fantôme ou d'un
Tannhauser.
Retour du 9' concert Lamoureux. — Amour et Génie, pour vous
comprendre, c'est toujours à Berlioz que ma ferveur veut revenir ! C'est
lui l'outrancier par excellence, et qui murmurait avec Lelio le Chant de
bonheur, le « paroxyste 2 » qui fit redescendre la grande ombre nocturne
d'Hamlct sur les galanteries vieillottes des bourgeois contemporains
d'Auber, le prince du romantisme qui semblait parfois, le soir, un
colosse antédiluvien à son ironique ami Henri Heine, alors que le poète
se chantait le Tuba iniruni du Requiem, Y Apothéose de la Symphonie funèbre
et triomphale, le Te Deum monumental, ou ces ouvertures et ces symphonies
qui visent au drame immense par l'orchestre seul. Une idéale biographie
1 M. Henry Baucr.
1 Expression de Catulle Mendès ; cf. le Mois musical d'avril et de juin i8(>3. — Un
concert historique devrait nous rendre tel quel Lelio ou le Retour à la vie, explication de
l'âme de 1 83o ; et à quand la Prise de Troie ?
LE MOIS MUSICAL
55
de mon Berlioz devrait être un diptyque ainsi désigné : Shakespeare —
Virgile. « Ma vie est un roman qui m'intéresse beaucoup », disait-il : et
si les Troyens de 1 863 sont une preuve géniale d'un pieux retour aux
croyances poétiques de l'adolescent qui aime, — vers i83o, la. Stella inoulis
avait presque disparu sur la colline virgilienne, c'est Miss Henriette
Smithson qui lui révélait le génie du Nord : « L'amour d'Ophélie a
centuplé mes moyens... Ecoutez-moi bien, Ferrand ; si jamais je réussis
(à l'épouser), je sens... que je deviendrais un colosse en musique; j'ai
dans la tète depuis longtemps une symphonie descriptive de Faust, qui
fermente ; quand je lui donnerai la liberté, je veux qu'elle épouvante le
monde musical...» ; et plus loin, l'abattement des nerfs: « Je ne puis
me faire à l'impossible. C'est précisément parce que c'est impossible que
je suis si peu vivant... ' » Tel est l'Episode de la vie d'un artiste que trans-
figure la Symphonie fantastique, musique vivante s'il en fut, et tout
exceptionnelle, qui transpose le drame intérieur dans le pittoresque
orchestral ; l'homme et l'artiste se pénètrent. Au temps de René, l'Allemand
Beethoven avait décrit en lui-môme son autobiographie fantastique dans
la transportante Symphonie en ut mineur (1800 -1807), sombre destinée
qui marche au triomphe; le mari de Clara Wieck innovait délicatement
dans les détails de sa /re Symphonie, en si bémol (1841) classique d'allure,
romantique d'essor : chez Berlioz, l'amour révolutionne l'artiste, l'artiste
révolutionne l'œuvre, les laves de l'idée creusent l'innovation de la
forme, le songe enfièvre la science, l'orchestre plaintif devient un
visible drame,
Fourmillante cité, cité pleine de rêves ;
et comme le novateur, disciple de Faust, a l'âme française, c'est par un
décor étincelant, parfois trivial, qu'il exprime l'angoisse de son être
volcanique et tendre. En une nuit, rêve réaliste, la Marche au supplice est
écrite.
Voulez-vous sentir la puissance de l'Art ? Amusez-vous d'abord du
naïf programme ; puis frémissez au souffle de cette musique qui parle.
Tableau musical où la note est l'actrice d'un drame, la Fantastique en cinq
parties (le cadre éclate sous l'inspiration) chante le songe d'un prodigieux
voyant, frère de Delacroix et d'Hugo ; l'Idée fixe qui la traverse (le
second leitmotiv, depuis Beethoven), c'est le blanc fantôme de l'Aimée,
c'est miss Smithson-Ophélia qui apparaît au seuil des nuageuses Rêveries
du jeune poète névropathe, pour déchaîner en son cœur « l'orage désiré »
des Passions ; c'est Elle qui glisse dans le demi-jour du Bal vaporeux,
c'est Elle qui pleure dans le paysage romantique de la Scène aux Champs
(un chef-d'œuvre!) où l'obscur silence pastoral du rouge soir devient
l'écho du tonnerre ; c'est Elle dont la vision vole, pure et si triste,
au-dessus des brutalités superbes de la Marche au supplice, — et qui,
1 Lettres intimes, 1829-1830, passim ; cf. Mémoires, I, eh. 18 et 24.
56 L'ARTISTE
déchevelée, l'œil noir, en courtisane, fait hurler d'aise le Sabbal aux
grouillantes noirceurs moyen-âgeuses... Le blasphème du philistin Scudo
s'explique. Grâce à cette audition colorée qui découvre un monde, à ce
haschich nouveau d'un Baudelaire musical, qui sous les nuées vagabondes
de la bruyère shakespearienne ou par les sentes fleuries de la clairière-
antique déroule la Marche d'Hamlet et déchaîne la Chasse royale, longtemps
j'ai mêlé ma vie à la vie de Berlioz comme il mêla son âme aux âmes
d'Hamlet, de Manfred, de Faust; souvenirs de cette aérienne existence,
des dates m'obsèdent, aux ciels gris : le 29 février 1 880, chez Pasdeloup,
j'abordais le Faust de Schumann, aux mystiques détails si poignants du
quatuor et des bois, où Mme Rose Caron chantait sans gloire ; et le
7 mars suivant, chez Colonne, révélation de la Fantastique, prodrome de
l'ensorcelante Damnation de Faust qui fut ma compagne de crépuscule sur
les quais déserts !. Heures passées, que je ressuscitais hier soir, sous
un ciel d'améthyste incendié par les tourbillons nacarat d'une cité
maudite - : miraculeux paysage artificiel ! ah ! coloriste, que ne
pouvais-tu jouir du réel et beau cauchemar, dans ce Paris ingrat qui
t'abandonne:
Dans ton oeuvre, sommet par la foudre hante,
Parfois, cher Berlioz, la nymphe ou la bacchante
Cherchant le temple ombreux de la sérénité,
Passe, au loin, près du bois où murmure l'acanthe ;
Tandis que sous la nue, invisible, irrité,
Un dieu forge : et des feux de sa nuit éloquente
Vers la cime au front d'or de l'immortalité
L'étincelle qu'il crée, astre pur, monte et chante !
Dans une éruption sublime, effroi de l'air,
Sans trêve ton génie enfantait un éclair ;
Et du premier soupir jusqu'au suprême raie,
Morose adolescent, juvénile vieillard,
Tu sentis vivre en toi la rumeur orchestrale,
Cratère dévasté par la flamme de l'Art !
L'Art vieillit : mais, en ses formules successives qui revêtent un
sentiment éternel, il faudrait une cruauté sotte pour méconnaître jamais
la conviction. L'Art est chose surnaturelle, qui, avec quelques nuances
de plus ou de moins dans le procédé matériellement technique, fait du
sublime. Écoutez causer des artistes : l'argot même, en sa crânerie, n'est
qu'une pudeur exquise pour envelopper un sentiment vif. Le critique in-
sérait qu'un miroir obscur et vide, un pauvre aérolithe opaque et noir
sans la douce et belle lumière chaleureuse de l'Art et de l'artiste ; le
1 Chez Pasdeloup, les fragments du Faust de Schumann étaient précédés de VOuverlurt
pour Faust par R. Wagner (i843-i855).
* Incendie du magasin des décors de l'Opéra, le samedi soir 6 janvier.
LE MOIS MUSICAL 57
critique n'est qu'un auditeur plus attentif, et qui avoue son plaisir.
Atonie, il se venge en dénombrant les taches du soleil ; mais, bientôt,
sa chétive analyse défaille, son ironie devient éblouissement, ses pas
quittent la terre comme ceux des sombres illuminés du peintre espagnol,
sa poitrine se tend reconnaissante aux radieuses blessures : « Flèches,
transpercez-moi ! Viens et m'enflamme, ô sainte extase ! » soupire le
Pater extaticus de Schumann ' : et, à travers toutes les plus riches
métempsycoses et les plus soudaines, du midi blanc de clartés où meurt
l'ardente Mireille, de la Thulé frissonnante où rêve l'enfant Gwendoline
jusqu'au firmament qui dresse un trône d'or à la pécheresse autrefois
appelée Marguerite, un courant de sympathique splendeur entraîne le
passionné d'art aux étoiles. C'est que le passionnant « amalgame de
fange et de ciel2» qui compose la vie d'un artiste créateur ne réside point
seulement dans une vaine parade, c'est que l'Art n'apparaît point seule-
ment un vain concours de paillettes et de notes, pour celui qui, graduelle-
ment, avec Platon, avec Dante, avec Faust, s'élève des beautés terrestres
vers quelque chose d'ineffable, en ces instants dont on meurt ; mais il
obéit à un mystérieux enseignement :
Cette trace qui nous enseigne,
Ce pied blanc, ce pied fait de jour,
Ce pied rose, hélas ! car il saigne,
Ce pied nu, c'est le tien, Amour ! 8
Vestige béni qu'il nous faut suivre de très loin et toujours adorer,
pour faire d'une seule vie une perpétuelle œuvre d'art. Il est une musique
de l'âme. J'aimais à aimer, répondit le saint aux questions du sage. Et je
viens sourire à tous mes amis inconnus, en retrouvant mon manuscrit
jonché de cartes et de lettres. Les noms, vite les noms !
Pour transcription terrestre et conforme : .
RAYMOND BOUYER.
1 Faust, III, 2 ; le ténor-solo.
2 Alfred de Musset : Lettres, 1827.
3 Victor Hugo : Contemplations, II, 1 ; 1843.
LES PEINTRES-LITHOGRAPHES
Marque des PEINTRES-LITHOGRAPHES
Dessin de H. -P. Dillon.
puisée par l'abus du procédé, du métier et de la routine,
dévoyée par l'application presque exclusive à la reproduc-
tion et le mépris de la composition originale, la lithogra-
phie, qui a produit jadis de si admirables chefs-d'œuvre,
est tombée bientôt dans une profonde décadence. Récem-
ment pourtant, par suite de causes très diverses, un retour s'est produit
vers cet art si longtemps délaissé. Quelques artistes ont essayé, séparément,
LES PEINTRES-LITHOGRAPHES
59
J
V^éa^tit, .
PORTRAIT DE L A U T E U R
D'après la lithographie de Marcellin Desboutin
pour les Peintres-Lithographes,
6o
L'ARTISTE
de reprendre la tradition perdue ; le succès de leur tentative a frappé les
amateurs et fait des prosélytes.
Préoccupés depuis plusieurs années de l'avenir de cet art dont ils
n'étaient pas seuls à pressentir la renaissance, les éditeurs des Peintres-
Lithographes avaient conçu, presque au début de ce prompt réveil, la
pensée de grouper les efforts isolés des artistes et d'appeler comme
collaborateurs à cette œuvre tous ceux qui ont encore le souci du dessin.
Ils s'étaient dit, en effet, que la lithographie ne constitue guère, à propre-
ment parler, un art spécial, une sorte de ramification de la gravure,
ainsi qu'on a coutume de la considérer, mais qu'elle est, en vérité, l'art
D'après la lithographie de Fantin-Latour
pour les Pcintrcs-Litbograplxs.
même du dessin, auquel se trouve attachée, par une bonne fortune
exceptionnelle, la faculté de pouvoir se reproduire directement sans
l'intermédiaire plus ou moins fidèle d'aucun interprète étranger.
Ils ont donc sollicité le concours de ceux qui ont été les promoteurs
de ce mouvement et en même temps l'aide de tous les artistes, peintres,
sculpteurs, dessinateurs, qui ne dédaignent pas de se servir du crayon et
auxquels l'absence d'une éducation technique originelle, l'ignorance des
recettes, des habiletés apprises, du procédé, en un mot, donnaient une
virginité précieuse devant la pierre et promettaient à la lithographie le
bénéfice d'effets nouveaux et variés.
LES PEINTRES-LITHOGRAPHES
61
'«gfe
Si*J ■ ■
LA COMÉDIE
D'après la lithographie de J. Chéret
pour les Peintres-Lithographes.
62 L'ARTISTE
Cet appel ne pouvait manquer d'être enfin entendu. La publication
longtemps projetée vient de voir le jour, et la liste des principaux
collaborateurs effectifs des Peintres-Lithographes ' témoigne que de toutes
parts, quels que soient leur idéal et leurs tendances, les sommités de tous
les arts se sont personnellement intéressées à cette tentative de groupe-
ment en vue d'une rénovation plus méthodique et plus générale de la
lithographie.
Le sommaire des premiers albums, où la moitié des collaborateurs est
formée par ceux mêmes qui ont été les premiers à relever la lithogra-
phie, et dont l'autre moitié est composée d'artistes de réel talent, nou-
LTLIJE D ENFANTS
D'.ipr6s la lithographie de J. Geoffroy
pour les Vi'intres-Lilljogrtil'lvs.
veaux venus dans cet art, montre déjà combien les résultats ont répondu
rapidement à l'attente, et combien la lithographie peut gagner à ce
contact incessant avec d'autres arts.
Dans les albums déjà parus, il suffit de citer les pièces signées de
MM. Félix Buhot, J. Chéret, Marcellin Desboutin, H. -P. Dillon, E.
Dinct, Dubois-Menant, Ch. Dulac, Fantin-Latour, J. Geoffroy, Gœneutte,
Frédéric Jacquc, Aman Jean, G. Jcanniot, Jean-Paul Laurens, Camille
Lcfèvre, A. Lepère, Paul Leroy, Alex. Lunois, Henri Martin, Paul
Maurou, Marius Perret, V. Peter, Wickcnden et A. Willette.
1 Les Pt'iiUm-Littxtgraplxs, album trimestriel de lithographies originales et inédites, par
divers artistes, publié sous la direction de Léonce Hencdite, H. -P. Dillon et-Jean Albo'uc
(Paris, aux bureaux de l'Artiste).
LES PEINTRES-LITHOGRAPHES
63
SOUVENIR DE LA COLONNE DU FOUTA
D'après la lithographie de Marins Perret
pour les Peintres-Lithographes.
« c'est un noyé I »
D'après la lithographie de Lepèrc
pour les Peintres-Lithographes.
64
V ARTISTE
Aussi les amateurs de belles estampes originales n'ont pas manqué
de saluer l'apparition des Peintres -Lithographes, comprenant que cette
publication de luxe, dont la composition, sans cesse variée et renouvelée,
étendra singulièrement l'horizon de l'estampe, est destinée à marquer
le point de départ d'un grand mouvement qui rendra à la lithographie
le premier rang qu'elle a tenu jadis et auquel elle n'a pas cessé d'avoir
droit.
CHRONIQUE
près une clôture de plus d'un mois,
nécessitée par le remaniement annuel
de ses collections, le musée du Luxem-
bourg vient de rouvrir ses galeries au
public. Celui-ci a pu constater avec
satisfaction que l'aménagement de la
salle de sculpture a subi une heureuse
modification : M. Bcnedite, conser-
vateur du musée, a pu réaliser, en effet
cette année, un projet dont nous avions
déjà parlé l'an dernier et qui consistait
à orner cette galerie de tapisseries des
Gobelins, empruntées au Garde-Meuble. Cette ornementation des
murailles remplace avantageusement, — est-il besoin de le dire ? — le ton
d'ocrc rougeâtre dont elles étaient uniformément enduites, et l'effet des
marbres sur le fond d'une tonalité chaude et harmonieuse que leur font
ces riches panneaux, est tout autre. Il convient d'ajouter que le choix à
faire des sujets de tapisseries n'était pas indifférent, et que des sujets à
personnages n'auraient pas fait un excellent voisinage avec les groupes et
les statues. Aussi a-t-on choisi de préférence, dans la merveilleuse collec-
tion du Garde-Meuble, quelques-unes des pièces faisant partie de la série
des Mois, exécutée au dix-septième siècle d'après les compositions de Le
Brun et de Van der Meulen, et dont les motifs principaux figurent douze
maisons royales, allusion aux douze signes du zodiaque qui sont les
demeures successives du soleil, emblème du grand Roi. Les pilastres et
les colonnes, les balustrades, les guirlandes de fleurs et de fruits, les
I894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII.
66 L'ARTISTE
vases, les animaux et les oiseaux qui forment l'encadrement des vues,
sur chaque panneau, en complètent la belle ordonnance décorative. Il
paraîtrait que le succès décisif de cette tentative aurait déterminé l'admi-
nistration des Beaux-Arts à faire la commande d'une série de cartons de
tapisseries spécialement destinées à orner les parois de la salle de sculpture
et qui seraient exécutées aux Gobelins ; ces nouvelles tapisseries, devant
remplacer définitivement celles que l'on vient de placer, auraient, en
effet, leur destination logique dans le musée des artistes vivants.
Dans une salle spéciale ont été groupés les tableaux des peintres étran-
gers. Nous signalerons, dans cette catégorie une œuvre importante du
peintre anglais G. F. Watts, l'Amour et la Vie, offerte au musée par
l'auteur ; une très remarquable Marine, de Harrison ; d'Edward Calwert,
une pastorale virgilienne d'un sentiment exquis ; des dessins de Frederik
Leighton et de Burne-Jones ; la Femme rouge, de Dannat, etc.
Parmi les ouvrages d'artistes français, il faut mentionner une série de
dessins de François Bonvin et de Louis Cabat, et plusieurs études de
Meissonier.
Voici, du reste, la liste détaillée des ouvrages entrés au Luxembourg à
l'occasion de ce dernier remaniement :
Peinture
i ° Ecole française.
Binet (Victor-Emmanuel). — Derrière la ferme, automne (Salon de 1893).
Brouillet (André). — Intimité (Id.).
Carolus-Duran. — Un soir dans l'Oise. (Id.).
Cottet (Charles). — Rayons du soir, port de Camaret (Id.).
Damoye (Pierre-Emmanuel). — Un marais (Salon de 1892).
Daumier (Honoré). — Les Voleurs et l'Ane.
Fichel (Eug.). — Le Cabaret Ramponnean (provenant du ministère de
l'Intérieur).
Gagliardini. — Coup de midi, Provence (Salon de 1893).
Henner (J.-J.) — Dormeuse. (Id.).
Leroy (Paul). — Oasis d'El-Kantara (Exposition de peinture orienta-
liste).
Lévy (Henri). — Christ mort (Salon de 1893).
Meissonier. — Études (dons de la famille et acquisitions).
Olive (Jean-Baptiste). — Le Soir, rade de Villefranche (Salon de 1893).
Pointelin. — Côtes du Jura, vues de la plaine (Id.).
Renan (Ary). — Sapbo (Id.).
Renouf (Emile). — Brumes du matin (Id.).
Simonnet (Lucien). — Ville-d'Avray, effet de neige (Id.).
Veyrassat (Jules-Jacques). — Le vieux Serviteur (don de Mmc veuve
Vcyrassat).
Wenckcr (Joseph). — Artcmis (Salon de 1893).
CHRONIQUE 67
2° Écoles étrangères.
Calwcrt (Edward). — Pastorale virgilienne.
Dannat (William-T.). — La femme rouge.
Denduyts (Gustave). — Les Bâcherons.
Edelfelt (Albert). — Paysage (Salon de 1893).
Harrison (Alexander). — Marine (Id.).
Van Elven (Pierre). — Venise, effet de pluie (Salon de 1893).
Watts (Gcorge-F.) — L'Amour et la Vie (don de l'auteur).
Dessins et Acluarelles
Besnard ( Paul- Albert ) . — Portrait du peintre- graveur A. Legros
(aquarelle).
Bonvin (François). — Le Pont de Waterloo, à Londres (Id.).
— La Jetée à Gravesend (Id.).
— L'Homme au tablier (dessin aux 2 crayons).
— Femme portant un panier (Id.).
Cabat (Louis). — Environs de Paris (aquarelle).
— Bel levai, paysage d'étude (dessin aux 2 crayons).
— Antre paysage d'étude (dessin à la plume et au lavis).
— Laveuse à Bersenay-en-Othe (Id.).
Henriquel-Dupont. — Portrait de Lamartine (aquarelle).
Willette (Adolphe). — Valmy (dessin à la plume).
Sculpture
i° École française
Cazin (Mmc Marie). — David, buste en bronze.
Dampt (Jean). ■ — Le Baiser de l'aïeule, buste en marbre.
Pucch (Denys). — Buste de femme, marbre.
Saint-Marceaux (René de). — Buste de M. Dagnan-Bonveret , bronze.
Vernhes (Henri-Edouard). — Portrait de M"e D., buste en cire.
20 Écoles étrangères
Meunier (Constantin). — Pudleurs, bas-relief en bronze.
Valgren (Mmc Antoinette). — Misère, statuette en bronze.
Objets d'art
Cazin (Jean-Charles). — Plats en grès.
Charpentier (Alexandre-Louis). — Bouillote en étain avec couvercle.
Delaherche (Auguste). — Grès flambé, forme bouteille.
Desbois (Jules). — Pichet en étain.
Léveillé (Ernest). — Vase jade : Feuilles de marronnier.
Rault (Louis). — Le Crabe et la Sirène, coquille en or repoussé.
Thesmar (Fernand). — Vase en émaux cloisonnés d'or sur porcelaine
tendre de Sèvres : Vigne vierge et Papillons.
68 L'ARTISTE
Médailles
Un cadre de médailles de Roty, et diverses médailles de Chapu, Ant.
Gardet, Mouchon, etc.
Enfin pour compléter cette énumération, il faut y joindre, comme récente
acquisition faite pour le musée du Luxembourg, le Portrait du cardinal
Lavigerie, par Léon Bonnat. Cette toile, qui a figuré à l'exposition de
Chicago, prendra place au musée dès qu'elle aura été ramenée d'Amérique.
Il était dans les desseins de M. Benedite, depuis qu'il a pris possession
de l'administration du musée, d'y créer une section de gravure et de
lithographie. Seul, le manque de place avait fait obstacle, jusqu'à présent,
à la réalisation de ce projet. Si, du reste, on avait voulu n'entreprendre
la création d'une section d'estampes que dans des conditions normales
d'installation et d'exposition, force eût été, faute de place, de différer cette
création à l'époque indéterminée et encore problématique où sera agrandi
le musée du Luxembourg. Mais, à défaut d'une salle d'exposition
proprement dite, M. Benedite s'est préoccupé d'une solution pratique en
faisant aménager un modeste local, de dimensions exiguës, situé à
l'entresol, dans la partie du musée affectée aux services de la conservation,
et où du moins les pièces classées dans des portefeuilles, pourront être
examinées par les visiteurs dûment autorisés, un jour déterminé de la
semaine qui sera le lundi.
Parmi les estampes modernes, un départ était à faire entre la gravure
originale et la gravure de reproduction. C'est évidemment la première de
préférence dont la place était marquée dans notre musée d'art contempo-
rain. C'est donc une collection de gravures originales qui est en voie de
formation et que les nombreux dons d'artistes et de collectionneurs ainsi
qu'un certain nombre d'achats contribueront à accroître. Déjà y figurent
des épreuves de Bracquemond, Bon vin, Lewis Brown, Besnard, Buhot,
Carrière, Chéret, Daubigny, Decamps, Delacroix, Desboutin, Dillon,
Jules Dupré, Fantin, Helleu, Paul Huet, Gceneutte, Guérard, Jacque,
Lepère, Lunois, Nanteuil, Renouard, Rivière, Rops, Saint-Marcel, etc.,
etc. Un jour viendra peut-être, — il est même permis de l'espérer, — où
la collection du Luxembourg pourra offrir pour l'étude des ressources
sérieuses et suppléer à l'insuffisance manifeste et aux trop nombreuses
lacunes que présente, dans le domaine de la gravure contemporaine, le
cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale.
L'Académie des Beaux-Arts, après la déclaration de vacance du fauteuil
de M. Ch. Gounod, a décidé, sur la proposition de la section musicale,
motivée par l'absence de quelques-uns des membres de cette section et
par le départ imminent de quelques autres, qu'il n'y avait pas lieu de pro-
céder immédiatement au remplacement du grand compositeur : en consé-
quence, elle a renvoyé à cinq mois la nouvelle délibération sur cette
vacance.
CHRONIQUE 69
Le prix Chaudesaigues, institué, comme on sait, pour permettre à
un jeune architecte de séjourner en Italie durant deux années et y com-
pléter ses études, a été décerné par l'Académie des Beaux- Arts à M. Binet,
élève de M. Laloux. Une première mention a été attribuée à M. Rigault,
élève de M. Guadet, et une deuxième mention à M. Mercier, élève de
M. Laloux. Nous rappelons que le sujet du concours était : Une salle de
fêtes et de concerts.
Comme sujet du concours d'architecture pour le prix Achille Leclère,
l'Académie a choisi : Une sacristie.
La Compagnie ayant reçu du président de l'Académie de Saint-Luc à
Rome, une lettre annonçant la prochaine célébration du troisième cente-
naire de sa fondation, a répondu par un télégramme dans lequel elle
« s'associe unanimement aux sentiments qu'inspire à tous les artistes le
troisième centenaire de l'insigne Académie romaine de Saint-Luc ». Cette
dernière a remercié l'Académie de Beaux-Arts de ce témoignage de sym-
pathie et lui a fait pafvenir une médaille commémorative en souvenir de
ce troisième centenaire.
En remplacement de M. Matejko, décédé à Cracovie, l'Académie a élu
associé étranger M. Hunt, architecte à New- York.
Sur le rapport de la section de composition musicale, vu l'insuffisance
des poèmes adressés jusqu'à présent à l'Académie pour le concours Rossini,
il a été décidé que ce concours serait prorogé jusqu'au 3 1 décembre
prochain.
Voici les dates fixées par l'Académie pour les différents concours au
prix de Rome en 1 894 :
Peinture. — 29 mars : programme du premier essai; 3o mars : classe-
ment et jugement du premier essai ; 3i mars: programme du deuxième
essai (esquisse peinte) ; 2 avril : classement de la première épreuve du
deuxième essai ; 3 avril : poser modèle nature du deuxième essai ;
16 avril: jugement des deux essais réunis; 18 avril: programme du
concours définitif; 20 juillet : jugement préparatoire et jugement définitif.
Sculpture. — 5 avril : programme du premier essai ; 6 avril : classement
et jugement du premier essai ; 9 avril : programme du deuxième essai ;
I o avril : classement de la première épreuve du deuxième essai (esquisse) ;
II avril: poser modèle nature du deuxième essai; 23 avril: jugement
des deux essais réunis; 26 avril: programme du concours définitif;
27 avril : jugement préparatoire et définitif.
Architecture. — i3 mars: programme du premier essai; 14 mars : clas-
sement et jugement du premier essai ; 16 mars : programme du deuxième
essai; 17 mars: jugement du deuxième essai; 21 mars: programme du
concours définitif; 27 mars : vérification contre-collage des esquisses ;
6 août: jugement préparatoire et jugement définitif.
Gravure en taille-douce. — 1 2 mars : poser modèle nature du concours
d'essai; 19 mars: poser modèle antique du concours d'essai; 27 mars:
7o L'ARTISTE
concours définitif, poser modèle antique ; 20 avril : concours définitif,
poser modèle nature ; 3o juillet: jugement préparatoire et définitif.
Composition musicale (termes de rigueur pour le dépôt des cantates :
1 5 mai). — b mai : concours d'essai, sujet de fugue et de chœur au
Conservatoire; 12 mai: jugement du concours d'essai au Conservatoire;
18 mai : jugement des cantates (paroles), au Conservaroire ; iy mai:
concours définitif, choix de la cantate au Conservatoire; 2y juin: juge-
ment préparatoire au Conservatoire ; 3o juin : jugement définitif à l'Ins-
titut.
Pour 1894, l'Académie a désigné comme président M. Ambroise
Thomas, pour vice-président M. Daumet.
Dans un mémoire dont il a récemment donné lecture à l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, M. Germain Bapst a narré les étranges
adaptations successives qu'ont reçues deux bas-reliefs de Jean Goujon
qui se trouvent au château de Chantilly et représentent le départ et la
chute de Phaéton.
Ces deux monuments étaient autrefois conservés au château d'Ecouen.
Ils en furent enlevés à l'époque de la période révolutionnaire et transportés
à Versailles en 1793. Plus tard, en 1816, ils furent rendus â la famille
des Condé.
Lorsqu'après la mort du duc de Bourbon, le duc d'Aumale, fut dans la
personne de ses mandataires, — le prince n'avait alors que neuf ans, —
mis en possession de la succession des Condé, ces bas-reliefs furent
envoyés à Chantilly. Là, des maçons, les trouvant à leur convenance, les
employèrent un jour à la construction du tablier d'un pont du parc.
En 1 846, d'autres ouvriers en réparant ce même pont, retournèrent
ces pierres et y virent « des bonshommes ». Plus intelligents que les
premiers, ils signalèrent leur trouvaille à l'architecte du prince. Les
bas-reliefs reconnus par les gardiens et quelques anciens serviteurs
furent immédiatement réintégrés à une place digne d'eux : ils occupent
actuellement une place d'honneur dans la tribune du château.
Va-t-on faire du Louvre l'universel réccptable de toutes les collections
les plus hétérogènes qu'il plaira à certains fonctionnaires du musée
d'imaginer ? Voici que, dans une salle voisine de celle où sont exposés
les pastels des maîtres français du dix-huitième siècle, on vient d'installer
une collection de bibelots japonais, bronzes, estampes, paravents, tous
objets dont nous sommes loin de vouloir contester l'intérêt, bien au
contraire, mais dont la place naturelle serait au musée Guimet, parmi les
collections d'objets et monuments de l'Extrême-Orient. On n'a que trop
CHRONIQUE ?1
de raisons de regretter qu'avec l'incessant accroissement des collections
déjà existantes au Louvre les locaux deviennent chaque jour plus exigus,
pour ne pas les restreindre encore en y adjoignant des catégories
nouvelles, dont la place est marquée dans d'autres musées.
La distribution annuelle des récompenses aux élèves de l'école des
Beaux-Arts a eu lieu, dans la salle de l'Hémicycle, sous la présidence de
M. Kaempfen, directeur des musées nationaux, assisté de M. Paul
Dubois, directeur de l'école. Dans un discours très applaudi, M. Kaempfen
a constaté, en termes élogieux, les services rendus par l'école à la
jeunesse et les perfectionnements que l'administration a apportés dans
son fonctionnement. Il a consacré un souvenir ému à la mémoire des
deux professeurs que l'école a perdus, dans le cours de l'année écoulée,
MM. Taine et Yvon. En terminant, il a émis quelque considérations sur
l'art d'un caractère très élevé.
Et l'âme humaine ! a-t-il ajouté, qui donc a été grand dans l'art et l'a rejetée et bannie
comme superflue, nuisible peut-être ?
Qu'est-ce qui nous ravit et nous touche chez les primitifs ? la candeur de leurs jeunes
Madones, l'inconsolable tristesse de leurs Mères de douleur, le désespoir violent de leurs
Madeleines, l'allégresse de leurs Saints, l'extase de leurs Martyrs. C'est donc l'âme
heureuse ou désolée, exprimant avec une intensité qui n'a pas été égalée en souffrance ou
en joie, qui nous agenouille devant leurs créations naïves et sublimes.
La cérémonie s'est terminée par la proclamation des récompenses
décernées aux élèves dans le courant de l'année.
Le jury de sculpture de l'école des Beaux-Arts vient de juger le
concours de la tête d'expression, fondation Caylus. C'est à M. Léon
Roussel, élève de MM. Thomas et Peynot, que le prix a été décerné. En
outre, trois mentions ont été accordées à MM. Paul Roussel, élève de
M. Cavelier ; Champeil et Lemarquier, élèves de M. Thomas.
M. Mesureur, député de Paris, fit adopter par les Chambres, sous la
précédente législature, une proposition ayant pour but de réformer le
type du timbre-poste français, qui est en usage depuis 1876, et dont
tout le monde est unanime à reconnaître la banalité, le défaut absolu de
précision, de caractère et de style, en dépit des prétentions allégoriques
des deux figurines de Minerve et de Mercure posées sur le globe
terrestre.
Vous connaissez, — écrivait naguère M. Mesureur lui même dans l'Éclair, — ce
timbre-poste qui nous montre, depuis 1876, deux personnages d'aspect mythologique, se
livrant aux efforts les plus consciencieux pour s'asseoir, sans y parvenir du reste, sur le
globe terrestre ? Ce timbre va disparaître.
72 L'ARTISTE
Voilà donc, se dira le public, une réforme qui aboutit. Parmi toutes celles que nous
poursuivons, elle n'apparaîtra, ni bien grande, ni très sérieuse, elle a pourtant son
charme et sa valeur. Le nouveau timbre-poste ne coûtera pas un centime de moins au
petit pioupiou qui veut écrire à sa mère , mais il ne faut pas dédaigner la satisfaction
toute morale de constater l'affirmation de la République sur ces petits carrés de papier
gommé, plus nombreux dans la circulation que les étoiles dans le ciel. La propagande
par l'image est si puissante en France que la contemplation quotidienne de la République
nous apprendra sans doute à l'aimer un peu mieux, à la comprendre et à désirer avec
plus d'ardeur les réformes qu'elle devait apporter avec elle.
C'est un commencement ; après le timbre-poste, viendront les monnaies. N'est-il pas
humiliant pour notre pays, qui possède les premiers, sinon les seuls médaillistes du
monde, de ne pas avoir d'effigie monétaire ? Ne sommes-nous pas las de passer de main
en main ces pièces de vingt sous avec des figures de pape maigre, de Léopold barbu,
d'Humbcrt farouche ou de Napoléon III toujours jeune ?
Encore quelques législatures de patience et nous obtiendrons de républicaniscr
complètement notre monnaie, il ne nous restera plus qu'à donner l'empreinte républicaine
à nos mœurs et à nos lois. Quant au timbre-poste, c'est chose décidée, mais c'était aussi
chose bien audacieuse que d'oser y songer et d'oser le proposer par ce temps de routine...
J'étais fort perplexe. Le moment vint pourtant de présenter à la commission mon
rapport sur le budget des postes et télégraphes. J'avais accumulé les réformes les plus
sérieuses pour me faire pardonner celle du timbre-poste, mais au chapitre : Matériel et
impressions, au moment d'ouvrir la bouche pour formuler ma proposition, j'eus la vision
de la pitié de mes collègues, et de la joie féroce des chroniqueurs les plus spirituels de
Paris, qui allaient avoir quelque chose de drôle à se mettre sous la plume. Je parlai pour-
tant... la proposition fut adoptée à l'unanimité et bientôt ratifiée parla Chambre et
le Sénat. La République avait souri à l'hommage modeste que je lui apportais.
C'est aux artistes maintenant à se mettre à l'œuvre. Les dispositions forcément laco-
niques du programme ne leur donneront qu'une faible indication pour le choix et l'exécu-
tion d'un sujet ; ces dispositions ont besoin d'être éclairées de quelques - unes des
réflexions qui ont déterminé la commission du programme.
Le nouveau timbre-poste devra répondre par sa composition au régime politique it la
France. Cette formule veut dire que le timbre doit être républicain. C'est là tout l'objet du
concours. Dans tous les pays, le timbre-poste porte l'empreinte du caractère national ou du
régime politique régnant, partout il y a une relation logique entre le sujet de l'image et le
pays d'origine. On demande qu'il en soit de même en France.
La formule employée exprime nettement cette volonté et respecte la liberté de concep-
tion de l'artiste. En 1875, lors du dernier concours, on avait parlé de figures, et de têtes
emblématiques empruntées à la personnification de la France, de la loi, des arts, de l'agriculture,
etc. Rien de semblable dans le programme actuel : on demande au concours d'apporter le
nouveau timbre, on ne veut pas le lui dicter ; cette confiance dans nos artistes sera-t-elle
trompée ? nous ne le croyons pas. Toute la portée du programme est dans ces mots : la
plus grande liberté est laissée aux concurrents, aucun genre d'exécution n'est prescrit ou
proscrit ; le peintre, le sculpteur, le dessinateur, le graveur, peuvent apporter leurs
conceptions sous la forme matérielle qui convient le mieux à leur talent.
Le concours sera jugé en réalité sur la réduction à la grandeur du timbre-poste actuel —
22 millimètres de haut sur 18 millimètre de large — de toutes les compositions présentées,
qu'elles soient peintes à l'huile, à l'aquarelle, à la gouache, exécutées en bas-relief, au
burin, à l'cau-forte, à la plume ou au crayon.
Mais ce dont le jury ne voudra pas, on peut en être certain, ce sont les esquisses, les
ébauches, les à peu près, les formules gracieuses, si séduisantes parfois, mais qui ne
résisteraient pas au fini qu'exige l'exécution immédiate par la gravure.
On aurait voulu introduire cette idée dans le programme, on n'en a pas trouvé la
formule. On n'aurait pas manqué de traiter les commissaires de bourgeois et de pompiers
s'ils avaient demandé aux artistes d'apporter un dessin fini, achevé, arrêté. Il faut être un
CHRONIQUE 73
Philistin indécrottable pour oser dire à un artiste que son oeuvre ne possède pas tout le
fini désirable.
Le jury méritera peut-être les épithètes les plus malsonnantes, car il faut s'attendre à sa
sévérité. Il ne récompensera que des œuvres d'une valeur artistique incontestable, mais
présentant, jusque dans leurs plus petits détails, un degré d'achèvement qui ne laisse aucun
doute ni aucune obscurité pour le graveur.
L'art français a quatre-vingt-dix jours pour nous donner cette merveille, nous l'attendons
à l'échéance.
Voici, au surplus, la teneur du programme, tel qu'il a été arrêté, au
ministère du Commerce, par la commission spécialement chargée d'en
régler les conditions.
Un concours est ouvert à la direction générale des postes et télégraphes pour la création
d'un nouveau type de timbre-poste, répondant par la composition de sa vignette au
régime politique de la France.
Les conditions de ce concours sont les suivantes :
Les concurrents français sont seuls admis à y prendre part.
Le nouveau timbre-poste devra comprendre dans sa composition les mots, en toutes
lettres, « Postes » et « République française », et l'emplacement propre à recevoir l'indi-
cation de la valeur du timbre.
Cette indication devra ressortir d'une manière très apparente.
Les chiffres .indiquant le prix du timbre atteindront au minimum 4 millimètres de hauteur.
Les concurrents fourniront dans un délai de 90 jours à partir de l'insertion du présent
avis dans le Journal officiel :
10 Une composition ou sa reproduction, ayant huit fois linéairement la dimension du
timbre-poste actuel, soit 176 millimètres de hauteur sur 144 millimètres de largeur ;
2° Une réduction photographique ou autre de la dite composition, ayant la dimension
du timbre, soit 22 millimètres de hauteur sur 18 millimètres de largeur.
Aucun genre d'exécution n'est prescrit. Toute liberté est laissée aux concurrents pour
les dispositions et l'emplacement des trois inscriptions imposées par le programme.
Ce dépôt sera accompagné d'une notice portant le nom et l'adresse des auteurs des
projets ou, si ceux-ci désirent garder l'anonyme, d'une enveloppe cachetée contenant leur
nom, ainsi que leur adresse et portant extérieurement une légende reproduite sur le
projet. Les enveloppes correspondant aux compositions primées seront seules ouvertes.
Les projets représentés seront l'objet d'une exposition publique qui aura une durée de
trois jours avant le jugement du jury, et de deux jours après.
Le concurrent dont le projet aura été désigné par la commission pour devenir le type du
timbre-poste français recevra un prix de 3.000 francs.
Deux indemnités, l'une de 1 . 500 francs, l'autre de 1 .000 francs, seront allouées aux
auteurs des deux projets qui seront classés aux deuxième et troisième rangs.
Les projets primés appartiendront à l'administration.
Les autres projets seront remis à leurs auteurs, sur leur demande.
Peut-être eût-il mieux valu, — telle est du moins notre opinion, —
préférer à la voie du concours celle de la commande directe, faite à un
artiste déterminé. Les résultats déplorables que les concours ont donnés
dans diverses circonstances demeurées mémorables, — nous voulons
parler de la décoration picturale de l'Hôtel de Ville de Paris, — auraient
dû faire renoncer nos législateurs à un système que les meilleurs esprits ont
désormais condamné.
74 L'ARTISTE
Au sujet du projet de reconstruction de la Cour des comptes,
M. Trarieux, rapporteur de la commission sénatoriale des finances,
présente dans son rapport les conclusions suivantes :
i° Repousser le projet de loi qui est soumis au Sénat et se prononcer
ainsi contre l'installation de la Cour des comptes au pavillon de Marsan.
2° Inviter le gouvernement à mettre à l'étude la reconstruction du
palais du quai d'Orsay, pour l'affecter au service de la Cour des comptes;
3° L'inviter également à négocier avec l'Union centrale des arts
décoratifs une convention nouvelle ayant pour objet de mettre à sa
disposition le pavillon de Marsan.
Le conseil de l'Union centrale des Arts décoratifs nous adresse la
communication suivante :
« Un congrès des Arts décoratifs s'ouvrira à Paris, le i 5 mai, sous le
patronage de l'Union des Arts décoratifs, à l'école nationale des Beaux-
Arts.
« La réunion de ce congrès aura lieu suivant un programme et un
règlement que M. Georges Berger, député de Paris et président de
l'Union centrale, envoie à tous les intéressés au nom du conseil de
la société. »
Parmi les nominations faites dans la Légion d'honneur à l'occasion du
nouvel an, nous citerons les suivantes:
Ministère de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes. —
Au grade d'officier : MM. Ferdinand Fabre, homme de lettres, Emile
Pessard, compositeur de musique, directeur de l'enseignement musical
dans les maisons de la Légion d'honneur ; au grade de chevalier :
MM. Albert Vandal, historien, Laurent Lebaigt, dit Jean Rameau,
homme de lettres, Alfred Blau, auteur dramatique, Massoule, sculpteur,
Marcel Prévost, romancier, Richebourg, id., Abel, inspecteur des restau-
rations des moulages des musées des antiquités nationales à Saint-Germain,
Carvalho, directeur de l'Opéra-Comique, Georges Feydeau, auteur
dramatique, Emile Michel, critique d'art, Charles Lecoq, compositeur de
musique, Louzier, architecte des édifices diocésains de Coutances et de
Sens.
Ministère des Travaux publics. — Au grade d'officier : M. Paul Ginain,
architecte des bâtiments civils, membre de l'Institut.
Ministère des Affaires étrangères . — Au grade de chevalier :
MM. Georges Rodenbach, homme de lettres, Charles-Sprague Pearce,
artiste peintre américain.
CHRONIQUE 75
La Société nationale des Beaux-Arts (Salon du Champ-de-Mars), réunie
sous la présidence de M. Puvis de Chavannes, a procédé au renouvelle-
ment du tiers des membres de la délégation. Ont été élus pour trois ans :
MM. Carolus-Duran, Rodin, Besnard, Roll, Ducz, Montenard, Barau,
Courtois, Friant, Mathey, Injalbert, Lepère, Pannemaker, de Baudot. Ce
dernier a été désigné au nom de la section d'architecture, pour la pre-
mière fois représentée dans la délégation.
Le trésorier a donné lecture du rapport financier, qui accuse, sur
l'année précédente, une augmentation de recettes d'une dizaine de mille
francs.
La délégation a renouvelé son bureau pour l'année 1894. M. Puvis de
Chavannes a été réélu président, MM. Carolus-Duran et Rodin, vice-
présidents; deux nouveaux vice-présidents ont, en outre, été nommés:
M. Waltner dans la section de gravure en remplacement de M. Bracque-
mond, démissionnaire; M. Cazin, dans la section des objets d'art.
MM. Jean Béraud et Billotte , secrétaires, et Dubufe, trésorier, ont été
maintenus dans leurs fonctions.
Il est décidé que, cette année, le Salon du Champ-de-Mars, devançant
le Salon des Champs-Elysées, s'ouvrira le 25 avril.
L'assemblée générale de la Société des artistes français (Salon des
Champs-Elysées) s'est réunie au palais de l'Industrie sous la présidence
de M. Bonnat, qui a prononcé une allocution où il a tout d'abord fait
l'éloge des membres de la Société décédés dans le courant de l'année.
Après quelques conseils adressés à son auditoire, le président a ajouté :
« Ne redoutons pas la hardiesse, la témérité même s'il le faut. Cherchez
et vous trouverez, a dit l'Evangile. Cherchons donc vaillamment, avec
ténacité, le succès récompensera nos efforts, et l'œuvre accomplie sera
belle. »
Il a* été rendu compte par le trésorier de la situation financière: la
Société, au 3o septembre dernier, avait à son actif i.i34.2o3 francs.
Le vote pour le renouvellement du comité des 90 a donné les résultats
suivants :
Architecture, 10 membres. — Gamier, 42 voix; Coquart, 42; Pascal,
42; Daumet, 40; Ginain, 3y; Raulin 35; Laloux, 35; Normand, 32 ;
Loviot, 3i ; Redon, 23.
Gravure, 10 membres. — Achille Jacquet, 274 voix; Didier, 25g;
Sirouy, 257; Gaujan, 243; Lamotte, 176; Laguillermie, 173; Robert,
168; Maurou, 1 66 ; Lalauze, 162 ; Baude, 1 56.
Sculpture, 20 membres. — Boisseau, 216 voix; Mathurin Moreau
214; Bartholdi, 213; Etienne Leroux, 199; Barrias, 198 ; Paul Dubois,
191; Alphée Dubois, 184; Doublemard, i83; Mercié, 173; Tho-
mas, 161; Guilbert, 1 84; Turcan, 02; Blanchard, i5o; Albert
76 L'ARTISTE
Lefeuvre, 143 ; Carlier, 142; Cavelier, i38; Paris, i36; Falguièrc, 129;
Thabard, 122; Coutan, 122.
Peinture, 5o membres. — MM. Bonnat, 981 ; Gérôme, g35 ; J. Le-
febvre, g3i ; Français, 920 ; J.-P. Laurens, 914 ; Cormon, 914 ; J. Bre-
ton, 905 ; B. Constant, 899; A. Maignan, 892; Bouguereau, 886 ;
Robert-Fleury, 881 ; Harpignies, 869; Henner, 868; Vayson, 834;
Merson, 847 ; R. Collin, 847 ; Vollon, 846 ; Luminais, 844; Yon, 825 ;
Détaille, 822 ; Busson, 814; Bernier, 808; Guillemet, 8o3 ; Renouf,
799; Doucet, 793; Tattegrain, 789; Dawant, 78D ; Humbert, 784; de
Vuillefroy, 763; Pille, 753 ; Gagliardini, 753; Julien Dupré, 745; Le
Blant, 743 ; Saint-Pierre, 741 ; Zuber, 732; Renard, 732; A. Morot,
728 ; G. Ferrier , 717; Pelez, 712; Glaise, 700; Flameng, 672;
H. Lévy, 646; Barrias, 633 ; Dantan, 624 ; Hébert, 588 ; Demont, 585 ;
Wencker, 554; Sautai, 42^; Lagarde, 423 ; Dameron, 390.
La constitution du bureau s'est faite de la manière suivante : à l'unani-
mité, on a réélu président M. Léon Bonnat. Les deux vice-présidents,
MM. Cavelier, statuaire, et Daumet, architecte, ont été également réélus.
Parmi les secrétaires sortants, deux ont été renommés, MM. Thomas,
statuaire, et de Vuillefroy, peintre ; les denx autres, MM. Lamotte et
Garnier. ont été remplacés par MM. Coquart, architecte, et Baude, gra-
veur. Le secrétaire-rapporteur, M. Tony Robert-Fleury, peintre, et le
trésorier, M. Boisseau, statuaire, sont chargés des mêmes fonctions à
nouveau.
Les membres du bureau font partie de droit du conseil d'adminis-
tration, ou sous-comité. On leur a adjoint, pour 1894, les dix-huit
sociétaires suivants: Peinture: MM. Bouguereau, Albert Maignan,
Gagliardini, Dawant, Le Blant, Jules Lefebvre, Raphaël Collin, Zuber,
Lévy, Yon . Sculpture : MM. Mathurin Moreau , Barrias , Guilbcrt ,
Etienne Leroux. Architecture : MM. Ginain et Normant. Gravure :
MM. Lamotte et Achille Jacquet.
Une réunion des deux comités de la Société nationale des Beaux-Arts
et de la Société des artistes français a eu lieu au palais de l'Industrie.
Le but de cette réunion était de discuter sur l'opportunité de la
participation individuelle ou collective des deux Sociétés à l'exposition
internationale des Beaux-Arts qui s'organise à Vienne.
Il a été résolu, d'un commun accord, qu'il y avait lieu de participer à
cette exposition dans les formes ordinaires. Malgré la difficulté résultant
de l'exiguité des locaux mis à la disposition des exposants, les deux
groupes d'artistes se sont arrêtés à une solution qui sauvegarde les intérêts
de chacun.
CHRONIQUE
77
La revue nécrologique de ces derniers mois nous fournit un contingent
assez nombreux de décès parmi les artistes :
Le peintre Auguste-Barthélémy Glaize, né à Montpellier, fut l'élève
d'Achille et d'Eugène Devéria. Il devint bientôt l'un des artistes les plus
en vogue de la période romantique, moins par l'originalité de l'exécution
que par le choix des sujets traités et la recherche du pittoresque dans ses
compositions historiques ou mythologiques. Dans la peinture religieuse, il
exécuta plusieurs œuvres importantes, notamment plusieurs décorations
dont les sujets sont empruntés à la vie de sainte Geneviève, pour l'église
Saint-Gervais, à Paris; une Fuite en Egypte (1842), Sainte Elisabeth
(1844), la Conversion de la Madeleine (1840), la Mort du Précurseur
(1848), etc. Ses toiles historiques les plus connues sont les Femmes
gauloises et \' Allocution de l'Empereur à la distribution des aigles, qui se
trouve au musée de Versailles.
Une œuvre de Glaize fut, en son temps, très populaire ; c'est le Pilori,
vaste toile symbolique, montrant sur un échafaud tous les génies persé-
cutés, toutes les victimes de la liberté, de la. science, tous les martyrs
de l'idéal : Jésus, Homère, Galilée, Dante, Jean Huss, Etienne Dolet,
Bernard Palissy, Lavoisier, etc., liés au poteau d'infamie et gardés par les
figures allégoriques de la Misère, l'Hypocrisie, l'Ignorance, la Superstition,
etc. Ce tableau fut très remarqué, et une lithographie qu'en fit Glaize
lui-même contribua à la popularité de cette œuvre. Ce ne fut pas sa
seule tentative dans ce genre de peintures à tendances philosophiques ou
sociales : son époque, d'ailleurs, l'y portait volontiers. Mais le meilleur de
son œuvre est encore parmi ses peintures religieuses.
Glaize était âgé de quatre-vingt-un an. Il laisse un fils, M. Léon
Glaize, dont le talent est estimé comme peintre d'histoire.
Auguste Flameng s'était révélé, depuis longtemps comme paysagiste,
et surtout mariniste d'un talent original et puissant. Né à Jouy-aux-
Arches (Lorraine) en 1843, il avait été successivement l'élève de
Palianti, Edouard Dubufe, Mazerolle, Elie Delaunay, Puvis de Chavannes
et Emile Vernier. C'est l'influence de ce dernier, semble-t-il, qui aida le
plus au développement de la personnalité d'Auguste Flameng. Parmi ses
toiles les plus justement estimées nous mentionnerons : un Coin de mer à
Saint-Vaast-la-Hougue, le Varech, la Sortie d'un trois-mâts au Havre, la
Tamise à Londres, Sur la grève, A Cancale, Embarquement d'huîtres à Cancale,
Marée basse, la Garonne à Bordeaux, et un Bateau de Pêche, qui figure au
musée du Luxembourg.
Sur Barthélémy Menn, un artiste éminent, dont le nom et l'œuvre
étaient restés jusqu'à présent à peu près inconnus du grand public, et qui
vient de mourir à Genève, à l'âge de soixante-dix-neuf ans, nous
empruntons au Temps les renseignements qui suivent.
78 L'ARTISTE
Les débuts de Menn avaient été particulièrement difficiles. A une
époque, en effet, où ses compattiotes se laissaient séduire par les brillantes
conventions des Léopold Robert, des Gleyre, des Calame et des Diday, il
inaugurait, courageusement, comme en France, Théodore Rousseau, Millet,
Corot et Courbet, — avec lesquels il fut d'ailleurs très lié, — une sorte de
révolution artistique fondée sur l'observation sincère et scrupuleuse de la
nature. Malheureusement, ses premières toiles furent fort mal accueillies
du public genevois, peu préparé, il faut en convenir, à de telles tenta-
tives.
Les attaques dont il fut l'objet eurent pour résultat immédiat de le
décourager de la peinture proprement dite et de le déterminer à se vouer au
professorat. Corot, qui souvent lui rendit visite en Suisse et qui parcou-
rut avec lui les Alpes, disait parfois : « Notre maître à tous, c'est Menn. »
La vérité est que les quelques toiles qu'il n'a pas détruites attestent une
rare vigueur alliée à une exquise sensibilité. Corot, en témoignage de son
admiration, lui a donné du reste un de ses meilleurs tableaux, une
œuvre absolument superbe qui sera, sans nul doute, l'un des tableaux
les plus importants du musée Rath de Genève, auquel Barthélémy
Menn a résolu de léguer toute sa petite et précieuse collection
artistique. Dans cette collection, on trouvera également plusieurs études
assez récentes du maître gevenois, qui montreront que, comme pointre,
il n'avait rien perdu de ses grandes et belles qualités.
A Paris, où Barthélémy Menn étudia la peinture dans l'atelier d'Ingres,
et où il eut pour camarades Eugène Delacroix et Chopin, il eut, il faut
le dire, plus de succès. L'une de ses premières toiles, les Sirènes, lui valut
une médaille de 3e classe. Il détruisit cette œuvre après l'avoir exposée à
Genève sans succès.
Mais c'est surtout en qualité de professeur de dessin et de peinture,
que Barthélémy Menn s'était acquis une certaine notoriété. Il a formé ou
contribué à former la plupart des artistes originaires de la Suisse qui ont,
plus tard, fait, a Paris, une brillante carrière : MM. Baud-Bovv, Burnand,
Giron ; et même ce peintre extraordinaire, qui a fait une profonde
sensation au Champ-de-Mars, avec ses tableaux, la Nuit et la Communion
avec l'infini, M. Ferdinand Hodler.
Après avoir débuté dans l'architecture où il eut pour maître Viollet-le-
Duc, Emmanuel Lansyer se consacra ensuite au paysage et ne tarda pas a
s'affirmer, en ce genre, comme un artiste délicat, extrêmement habile à
interpréter les vues et les sites ornés d'architectures et de monuments,
sans que ses tableaux présentent rien d'apprêté et de conventionnel. Le
sens très exact de la nature, qu'il devait aux conseils de Courbet et
d'Harpignies, s'allie heurcusemeut, dans ses œuvres, à la science architec-
turale qu'il avait acquise par ses premières études.
Il faut citer, de Lansyer, a coté du Ckilean de Pierrefon.h et du Porl
de Menton, qui appartiennent au musée du Luxembourg, le Moiil-Saint-
CHRONIQUE 79
Michel, la Cour de la Sor bonne, les Ruines de la Cour des comptes, le Palais
Ma^arin, la Place Maubert, le Château de Menais, le Pavillon de musique à
Trianon, etc., ainsi qu'une série de marines fort intéressantes.
Emmanuel Lansyer était né en i835, à l'île de Bouin (Vendée).
Le sculpteur Pierre Rambaud est mort prématurément, au moment où
son talent s'affirmait par une maîtrise incontestable. On se rappelle le
bronze de Y Agrippa d'Aubigné enfant, qu'il exposait au Salon de 1892 et
qui fut salué par les meilleurs juges comme une œuvre d'un beau
caractère et d'une expression héroïque, ainsi que le Berlio\ mourant,
exposé la même année.
Pierre Rambaud avait à peine quarante ans ; il était né dans l'Isère, au
village d'Allevard.
Le peintre Ford Madox Brown, né à Calais, de parents anglais, peut
être considéré eomme l'initiateur de l'école préraphaélite. Ses tableaux
les plus connus sont : le Roi Lear, le Christ lavant les pieds des apôtres,
l'Œuvre, Cromwell, Guillaume le Conquérant. Il a consacré les dernières
années de sa carrière à la décoration de l'Hôtel-de-Ville de Manchester, à
laquelle il venait de mettre la dernière main depuis un mois à peine,
quand il est mort dans sa soixante-treizième année.
Un jeune sculpteur, originaire de Genève, Louis Streit, qui était le
collaborateur assidu de M. Dalou et avait secondé ce dernier dans l'exécu-
tion de ses œuvres les plus importantes, telles que le monument de la
place de la Nation, le monument à Delacroix du Jardin du Luxembourg,
etc., etc., s'est suicidé, à peine âgé de trente ans. Il avait plusieurs fois
exposé au Salon du Champ de Mars des bustes qui témoignaient d'un
goût très sûr et d'une rare habileté de praticien.
Le Costume historique et l'Ornement polychrome ont fait au dessinateur
Racinet une notoriété universelle et rendu aux peintres d'inestimables ser-
vices par les innombrables renseignements archéologiques que leur
fournissent les documents rassemblés dans ces deux ouvrages. L'auteur de
ces précieux recueils est mort à l'âge de soixante-huit ans, à Montfort-
l'Amaury, en Seine-et-Oise.
Le peintre polonais Jean-Aloïs Matejko, dont nos Salons nous ont
souvent montré les vastes compositions historiques, sur des sujets
invariablement tirés de l'histoire de Pologne, est mort à Cracovic, sa ville
natale. L'importance de ces toiles, dont les dimensions habituelles
variaient entre dix et quinze mètres de long, et qui retraçaient toujours
de glorieux épisodes de l'histoire nationale, attestaient en Matejko à la
fois un ardent patriote et un artiste convaincu. Parmi ses œuvres nous
citerons : Charles-Gustave au tombeau de Ladislas Lohieteh dans la cathédrale
80 L'ARTISTE
de Wawel ; Sigismond III octroyant le privilège de la noblesse aux professeurs
de l'Académie de Cracovie ; l'Empoisonnement de Banne, reine de Pologne ;
Jean Casimir à Biêlany, se préparant à défendre Cracovie ; l'Union de Lnbin ;
Etienne Bathory devant Pskow ; la Bataille de Grûmuald ; le Duc de. Prusse,
Albert, feudataire de la Pologne, prêtant serment de fidélité au roi Sigismond.
Dans toutes ces toiles, la science de la composition, la belle ordonnance
des figures qui parfois se comptent par centaines et dont le mouvement
rend bien l'impression du grouillement des foules, le dessin magistral
dénotent un artiste de rare valeur. Par malheur, le coloris est terne et
déplaisant, l'air ne circule pas autour des personnages, la facture est d'une
lourde monotonie ; quelque dramatiques que soient les scènes représentées,
on y souhaiterait une tonalité moins sombre, une exécution plus pitto-
resque.
Matejko, qui avait étudié la peinture d'abord à l'école des Beaux-Arts
de sa ville natale, passa ensuite à celle de Munich où il connut Kaulbach.
En 1873, à la mort de ce dernier, il le remplaça comme associé étranger
de notre Académie des Beaux- Arts.
Un des statuaires les plus éminents de Hongrie, Liva Pessler, auteur de
la fontaine monumentale de la place Calvin, à Budapest, et des douze
apôtres de la cathédrale, a été trouvé mort dans son domicile. Il avait
succombé d'inanition.
Le peintre de marine, Vincent-Joseph Courdouan, vient de mourir à
Toulon, son pays natal. Il avait été d'abord enseigne de vaisseau, puis il
quitta le service et devint professeur de dessin à l'école navale de Toulon.
Il est l'auteur d'un grand nombre de vues de Provence, disséminées dans
la plupart des musées du Midi.
Le Directeur-Gérant : Jkak Alboize. Châtcaudun. — Imp. J. Pigelet.
MICHELET
AU MUSÉE DE PARIS
I
a piété intelligente d'une femme
uniquement attachée à la mémoire
de celui qui l'avait prise pour la
compagne de sa gloire, vient de
donner au Musée de la Ville de
Paris le portrait de Jules Miche-
let, par Couture. Il me souvient
d'avoir longuement contemplé
cette peinture, le premier et déjà
lointain soir où je fus accueilli
rue d'Assas, dans la maison qui
a vu s'écouler la dernière partie
de l'existence de notre plus grand
historien. Je revois encore, pro-
tégée par une barre de cuivre,
cette image du génie présent au
foyer : une figure fine de travail-
leur et de poète, des mains ex-
quises, un grand air de pénétrante
fermeté. Du premier regard, le fervent de peinture que j'étais, alors,
estima très fort le dessin et fut révolté par la sécheresse, le pédan-
tisme de la couleur. Thomas Couture était bien de cette génération
artistique où trônait Monsieur Ingres, et l'un de ces dessinateurs
que l'ambition d'être peintres a cruellement fourvoyés.
1894,
L ARTISTE. — NOUVELLE PERIODE : T. VII
82 V ARTISTE
Mais ce vice du coloris, lamentable dans les grandes toiles a
prétentions historiques ou philosophiques, n'est qu'un défaut
tout secondaire lorsqu'il s'agit de figurer une effigie spirituelle,
imprégnée d'âme et d'éloquence. C'est pourquoi le portrait
donné par la femme de l'écrivain restera dans les collections de
l'Hôtel Carnavalet, comme un trésor. Mmc Michelet n'est pas de
ces esprits jaloux, qui veulent ne faire le bien et n'aider au mieux
qu'après leur mort : si dur que fût son sacrifice patriotique, elle a
voulu faire placer de son vivant l'image précieuse où elle désirait
la mettre: en même temps que se publie la belle édition complète,
monument élevé à l'œuvre, le portrait du grand ouvrier vient
habiter la cité des livres, la bibliothèque toute pleine du vieux
Paris. Il y a là encore, dans ce choix d'une délicatesse et d'une
pénétration très féminines, un sens particulier, et, s'il me semble
bien, une intelligence profonde du véritable caractère qui a fait
Michelet, créé la forme particulière de sa nature.
Michelet doit appartenir au Musée de Paris ; c'est que personne,
et par tout son être et toutes ses facultés, dans tous ses dons et je
dirai, si je l'ose, jusque dans ses attitudes et dans ses manies
intellectuelles, personne jamais ne fut plus intimement parisien.
Il l'était d'apparence, avec sa fine face tourmentée, où chaque pli,
chaque nervure dit le pétillement des flammes intérieures; il le
resta dans sa vie, dans ses habitudes et jusqu'à la dernière période
de ses écrits, dans sa façon de concevoir les faits passés. Sa
jeunesse, ouvrière presque et toujours pauvre, le maintint au
milieu du flot populaire, sans l'y absorber, mais assez pour que
cette âme électrique pût frémir à tous les contacts, absorber les
mille courants, mobiles et puissants, du peuple. Il n'a jamais
quitté, dans l'âge où l'homme se fait et commence à produire, le
vrai Paris, le vieux Paris, Marais ou Quartier Latin; les voyages,
qu'il a connus rares et déjà sur le tard, n'ont fait que promener un
peu plus loin son rêve historique. Ses paysages familiers, c'était
les quais de Seine, Notre-Dame, le Père-Lachaise, ou Bicêtre tout
au plus, et quelque banlieue. Il a subi l'initiation que rien ne
remplace : marcher longtemps, souvent, seul, las ou joyeux, ferme
d'espoir ou possédé par quelque rêve, sous le ciel de Paris,
changeant comme l'esprit du promeneur ; se sentir perdu dans
la houle des rues, passer dans le désert des berges, après avoir
usé ses yeux dans les salles des archives ou songé toute une
MICHELET AU MUSÉE DE PARIS
83
journée au milieu des livres chancis que l'on feuillette autour de
vous.
Le culte de Paris, avec ses mille nuances, sensibles à ceux-là
seuls qui ont vécu de bonne heure dans la ville et mené la vie
des anciens quartiers, personne ne l'eut avec plus "de ferveur que
l'apprenti de la rue Saint-Denis, l'écolier du Lycée Charlemagne,
l'habitant de la rue de la Roquette ou de la rue des Lyonnais.
Cette tête où se préparait l'Histoire de France, les Monuments
français aux Petits-Augustins, les vieilles pierres de la rue du Roi-
de-Sicile et du Faubourg Saint-Antoine l'imprégnaient, l'emplis-
saient sans relâche de rêves et de visions. Ce n'est point, malgré
la splendeur de certaines pages, sur le faîte du Plateau Central,
c'est du haut des tours de Notre-Dame ou sur la pointe de la Cité
que Michelet a découvert l'organique unité du pays français.
Comme on le sent bien, qui faiblit d'accent à mesure que sa revue
de la terre française l'éloigné de l'Ile-de-France ; et comme grandit
la passion, dès que reparaît le Vexin, le Hurepoix, le Parisis, ou
la Picardie si voisine, et d'où sa race était sortie ! Ainsi que
presque tous nos grands ou du moins nos plus savoureux artistes,
Michelet tenait au cœur de France, à l'Ile, originelle, primordiale,
et ses songes s'étaient usés le long des maisons de Paris.
Il eut, dès ses débuts, cette physionomie particulière, d'élégance
et d'ardeur, qu'il conserva jusqu'à la fin. L'un de ses plus vieux
élèves, que j'ai pu connaître longtemps, me le décrivait bien
souvent: c'était vers 1828, et le tout jeune maître arrivait, dès
cinq heures et demie du matin, par les hivers de ce temps-là, pour
faire son cours au collège du Plessis, à l'École préparatoire, depuis
École Normale. Michelet demeurait alors au revers de la colline
Sainte-Geneviève, rue de l'Arbalète; il sortait son corps, mince
et petit, d'un ample carrick, il apparaissait vêtu comme en
cérémonie, avec le frac et les escarpins : c'est qu'il allait, après son
cours, donner une leçon chez les princes du sang, à une jeune
fille ; les princesses se levaient tôt, à la fin de la Restauration.
Tout de suite, dès qu'on avait pris ses places, l'éclair partait, la
causerie étincelante commençait ; durant l'heure entière, le profes-
seur, trop pétulant, trop bouillonnant de verve, ne s'asseyait pas ;
il venait se chauffer au poêle, debout, repartait, marchait, s'arrê-
tait, discourant de sa voie aigûe, sur des thèmes philosophiques ou
sur l'histoire de Rome. Il savait animer jusqu'aux bénignes
84 /.ARTISTE
théories de Reid et de Dugald Stewart, mais sa vraie proie, c'était
l'histoire ; il se heurtait avec Xiebuhr, s'enthousiasmait avec Beau-
fort, remuait le tas de ruines pour bâtir son palais féerique. On
retrouverait, dans le Précis d'histoire romaine, jusqu'aux apostrophes
restées fameuses parmi ses élèves défunts: « Ancus Martius
m'embarasse : qu'en faire ? Je le coupe en deux ! Une moitié s'en
va rejoindre... » et le reste. Voilà pourquoi ceux qui ont eu la
fortune heureuse de recueillir l'écho vivant de l'enseignement oral
donné par Michelet à la forte génération de nos grands-pères,
préféreront d'instinct les vieux volumes imprimés en caractères
massifs par Hachette et par Chamerot : hérités d'une bibliothèque
ancienne, ou récoltés le long des quais, péniblement, et chère-
ment, les épais bouquins parlent plus directement, avec leur gros
texte, avec leurs pages courtes et leur merveilleuse ponctuation :
car Michelet, à côté peut-être de Mérimée ou encore de Vigny, est
l'un des maîtres dans l'art de donner un sens plus affiné, une vie
plus intense à la phrase, par la manière dont il l'articule avec
l'aide des signes matériels. Si honorable que soit l'imprimerie
à l'heure présente, il ne me semblerait plus lier aussi étroitement
la pensée de l'écrivain, si je 'ne la suivais dans mes éditions usées,
piquetées, jaunies déjà par le collège, où l'on me les avait trans-
mises beaucoup plus que défraîchies.
Pour l'écolier, pour l'étudiant qui apprend à la fois la vie et
Paris, Michelet exalte le meilleur de l'esprit moderne et révèle le
sentiment supérieur de la Cité et du Passé. Ils auront, à côté de lui,
les graves leçons amassées dans d'autres livres : le génie d'un Fus-
tel, pour nommer un maître absolu , saura leur parler à côté des
révélations que leur chante la poésie de Michelet. Mais toujours ils
retourneront à la chanson de l'alouette gauloise, à la chanson
vivante : notre historien de Gaule l'a seule connue, pour animer
les cœurs et pour ressusciter ceux qu'il pénétra de son souffle. Ils
l'entendront, dans ces mêmes allées du Labyrinthe, au Jardin des
Plantes, qui le virent ébaucher sa première, si douce et cruelle
idylle. Et, s'ils vont chercher dans les livres, à Carnavalet, remuer
les estampes du vieux Paris, ils reposeront ça et là leurs regards
sur le portrait pâle, qui encourage et qui surveille.
MICHELET AU MUSEE DE PARIS
85
II
C'est l'esprit parisien , amoureux de gloire et de spectacles nou-
veaux, qui a fait aimer à Michelet, avec une ardeur sans relâche,
cette longue féerie de l'histoire, dont il ne se désenchanta jamais.
C'est dans cette race d'enthousiasme plus encore que d'ironie,
folle de voir et avide de croire, qu'il a puisé cette vigueur, cette
jeunesse de croyance et d'intérêt, qui lui donna le courage presque
héroïque de toujours vivre dans la prose incertaine qui est l'his-
toire, et de s'en amuser sans fin. Cette sympathie incroyable pour
toute la vie du Passé, il la ressentait aussi fortement que sa
contre épreuve affaiblie, Thomas Carlyle, et s'animait avec des
sensations contraires . Michelet , avec la vieillesse , et quand
l'Empire détruisit son Paris intellectuel, moral et matériel, se
dépaysa, s'en alla dériver dans le panthéisme, le fakirisme, et par-
fois même dans la polémique ; illusions, teintes par le grand cré-
puscule de son génie, illusions de vieux Parisien qui a dans l'âme
un songe ancien, une passion de campagne et ce besoin bizarre de
s'instruire tardivement en des sciences inconnues , qui amène aux
cours de la Sorbonne ou du Collège de France tout un auditoire
de gens vénérables et convaincus.
Où le tour particulier du Parisien pur-sang éclate chez l'histo-
rien, c'est lorsqu'il se jette dans les récits de la Révolution fran-
çaise. Ah ! qu'il sera bien là encore, dans le vieil hôtel tout rempli
de défroques tricolores, de poêles à la Bastille, de montres à la
guillotine, de piques et de bonnets rouges . C'est l'illustration
même de ses volumes, les costumes de cette effrénée sarabande
que le Parisien grisé par la saturnale parisienne fait danser aux faits,
et aux hommes, et aux idées : légende épique, et descente de la
Courtille historique, attendrissements, malédictions, l'un suivant
l'autre, cris furieux contre les suspects, vues apocalyptiques, génie
et délire, c'est du Paris tout pur, vous dis-je, du vrai Paris, de
celui-là qui bouscule et change le monde, et dont la terre tout
entière sentira vibrer les frissons et verra fulgurer les rages.
Au milieu de ce Palais parisien, qui est à lui, puisse-t-il ignorer
longtemps ce que l'on fait de son Paris d'étude. Le chemin qu'il a
pris pour venir du Luxembourg au Marais ne l'a pas mené à
travers le Quartier Latin ; il n'a pas vu les récents édifices de
l'Université fashionable, ces murs prétentieux, pareils à ce stérile
86 L'ARTISTE
esprit qui va les habiter, y filtrer sa poussière terne. Qu'il reste
là-bas, dans les rues encore anciennes du Marais! Les Parisiens
qui se sont enfuis de ce Quartier Latin ravalé dans le style du
Bon Marché quitteront un moment, pour voir Michelet, le Paris
lumineux d'en haut, les collines de la rive droite, vraie cité
moderne où l'on ne connaît pas les grands hommes qui ont leurs
cours de deux à trois ou de cinq à six, et que ne sauraient émou-
voir les querelles de l'Association des étudiants et de ses apôtres.
Michelet n'aurait pas été le voyant, le puissant poète tenant aux
fibres populaires, s'il n'eût présagé l'avenir des revendications
nouvelles ; il l'a fait, et il a bâti la préface monumentale où le
règne de la justice par le peuple est montré par lui, dès avant
l'aube, et salué jusque dans son prochain triomphe. C'est encore
Paris, la ville où toute conscience peut sonner comme un métal
de cloche, c'est Paris, cité d'avant-garde, qui lui fit écrire ces
pages. Si, comme il paraît naturel, le terrible flot qu'on entend
gronder dans l'écluse disjointe sait mieux se régler et n'emporte
que ce qui doit être emporté, si. le peuple sait désormais qu'il faut
respecter les Musées et les aimer, car c'est son bien, les hommes
du siècle à venir trouveront, au cœur de Paris, la figure du grand
prophète, à demi tourné de sa table, ses livres clos, le regard
droit vers l'avenir, comme aux écoutes.
PIERRE GAUTHIEZ.
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LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE'
CHARLET
ul artiste, nul homme n'a été jugé
plus diversement que Charlet. On
se rappelle le début de l'article
d'Eugène Delacroix2. Le maître
illustre embouche positivement la
trompette : « Je voudrais à ma
faible voix plus de force et d'auto-
rité pour entretenir dignement le
public français de quelques admi-
rables contemporains qui font sa
gloire sans qu'il en soit peut-être
suffisamment informé. Charlet est à la tête de ces hommes rares
de notre temps, qui ne me paraissent pas avoir été mis à la place
que la postérité leur réserve sans doute » En revanche, Ch.
Baudelaire (qui admirait tant et si bien Delacroix) ne pouvait
souffrir Charlet. Tout au plus avoue-t-il que Charlet « avait
quelquefois de bonnes intentions » et « qu'il avait cependant fait
une fois une assez bonne chose » (la série de VEx-Garde^) ; le
passage que je cite se termine ainsi: « En résumé, fabricant de
•V. dans l'Artiste: Eugène Delacroix (août, septembre et octobre 1889), Bonington
(mars, avril, juin et août 1890), Paul Huet (janvier et février 1891), Decamps (octobre,
novembre et décembre 1891), Fantin-Latour (avril, mai et juin 1892), Horace Vernet
(juin et août 1893), Camille Roqueplan (octobre et novembre i8g3).
"2 Revue des Deux-Mondes, du Ier janvier 1862.
88 L'ARTISTE
niaiseries nationales, commerçant patenté de proverbes politiques,
idole qui n'a pas en somme la vie plus dure que toute 'autre idole,
il connaîtra prochainement la force de l'oubli, et il ira, avec le
grand peintre et le grand poète, ses cousins-germains en igno-
rance et en sottise, dormir dans le panier de l'indifférence, comme
ce papier inutilement profané qui n'est plus bon qu'à faire du
papier neuf ».
Sur le caractère privé de Charlet, mêmes divergences. Le livre
du colonel de La Combe, écrit, il est vrai, par un fervent ami,
nous le représente comme le meilleur des hommes, le plus
serviable, le plus généreux, le plus franc, « un cœur d'or ». Au
contraire, si l'on voulait en croire certaines légendes fort répandues,
le faux bonhomme aurait valu la peste, son esprit de blague eût
été le fait d'une âme méchante, son amusement aurait consisté à
poursuivre les naïfs et les faibles, ses plaisanteries seraient allées
jusqu'au crime. Je lui ai très sérieusement entendu imputer la
mort de Poterlet. Charlet, son ami, l'aurait maintes fois grisé
pour le plaisir de le voir gris, et poussé jusqu'au bout dans cette
voie de malheur.
Quelle est donc, au milieu de ces contradictions, la part de la
vérité, et que faut-il en retenir maintenant que le temps a remis
les choses au point et qu'un demi-siècle, ou peu s'en faut, s'est
écoulé ?
Nicolas-Toussaint Charlet (c'est lui-même qui nous l'apprend au
frontispice d'une de ses séries) était né à Paris, le 20 décembre
1792. Son père, dragon de la République, mourut à l'armée, lais-
sant pour toute fortune à son fils unique, dit ce dernier, « une
« culotte de peau et une paire de bottes fatiguées par les campa-
.« gnes de Sambre-et-Mcuse, et son décompte de linge et chaussures,
« lequel s'est monté à neuf francs soixante-quinze centimes -. »
Sa mère n'était pas une femme ordinaire; elle avait au plus haut
point l'enthousiasme de la gloire militaire et de l'homme qui
bientôt en fut pour elle et pour tous la rayonnante incarnation.
Elle allait aux cérémonies, aux revues, cherchant toutes les occa-
sions d'apercevoir l'Empereur. Elle ne voulut jamais croire à sa
mort. On voit que Charlet avait de qui tenir.
' Baudelaire, Curiosités estJxtiqiiis, pages 395-396.
2 De La Combe, page 6.
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
89
Après avoir confié quelque temps son fils à une vieille fille
d'abord, pour lui apprendre à lire, ensuite à un maître d'école,
elle le fit recevoir à l'Ecole Centrale Républicaine (autrement
appelée les Enfants de la Patrie) « ce qui, dit-il, n'a pas peu
contribué à faire de moi un âne illétré ». A force de sacrifices, elle
trouva moyen même de le mettre externe au Lycée Napoléon,
mais il y fut un élève médiocre, et quand il en sortit, leurs dernières
ressources étaient absorbées. Le jeune homme devint petit commis
dans une mairie, enregistrant et toisant ces conscrits de l'Empire
que son crayon devait illustrer un jour. N'omettons pas un trait
qui a son prix : il faisait partie, en 18 14, du bataillon commandé par
« un homme plein d'honneur et de courage, M. Odiot. Il nous avait
fait faire notre devoir, et avec une poignée de gardes nationaux et
les débris d'une compagnie franche, il avait arrêté la marche d'un
bataillon de grenadiers de Sibérie. Je vois encore, ajoute Charlet, ce
bataillon serré en masse, marchant avec un calme désespérant
pour de mauvais soldats comme nous. Enfin nous l'arrêtâmes,
Dieu aidant fortement1. » Pour sa belle conduite, Charlet, qui
était sergent-major, fut nommé capitaine en second de sa
compagnie et ne cessa depuis de s'intéresser sérieusement à ses
fonctions. Il devint chef de bataillon après les émeutes de 1834 et
ne donna sa démission qu'en 1840, pour cause de santé.
Avoir fait le coup de feu contre les Alliés n'était pas pour
valoir une bonne note aux yeux des blancs de la Restauration.
Charlet fut chassé de son emploi comme bonapartiste en 181 6. Ce
renvoi décida de sa vocation. « Ne sachant où donner de la tête », il
essaya de tirer parti de son goût pour le dessin : il se mit à donner des
leçons pour vivre, tout en tâchant d'en prendre pour s'instruire. Il
eut d'abord pour professeur « un croûton nommé Lebel, élève
racorni de David, alors que la rotule des Atrides se montrait
même à travers les pantalons, dans les tableaux d'un grand nombre
des victimes du grand maître ». Cependant, dès 181 7, nous le
voyons en même temps publier ses premières lithographies et entrer
à l'atelier de Gros où se trouvaient alors Schnetz, Barye, Eug.
Lami, Bellangé, où allaient venir Bonington et Camille Roque-
plan. Il y resta trois ans, tout en gardant, si l'on en croit les récits,
1 Horace Vernet n'a eu garde d'oublier Charlet dans son tableau de la Barrière de
Clichy : ce grand garçon à la figure si jeune qui amorce "son fusil au fond, avec le calme
d'un vieux soldat, c'est lui-même.
9o V ARTISTE
une position un peu à part. L'enseignement de Gros a été jugé
diversement. On lui a reproché de s'en tenir trop étroitement aux
principes de David. Ce qui paraît certain, c'est qu'il ne fut nulle-
ment un maître rigide. La variété des talents qu'il a formés le
prouve assez. A l'égard de Charlet il fut même particulièrement
respectueux d'une originalité qui s'affirmait dès le commence-
ment. Il put lui rendre le service de lui apprendre plusieurs choses
nécessaires; il ne prit jamais vis-à-vis de lui le rôle de directeur.
Charlet n'avait nul besoin d'être dirigé; ses plus anciennes litho-
graphies, celles qu'il fit chez Lasteyrie en 1817, et qui accusent la
plus manifeste inexpérience dans l'exécution, sont aussi franches
d'intentions que celles des années suivantes. Quelques-unes,
malgré l'incorrection du trait ou la gaucherie de l'agencement,
sont charmantes déjà. La première de toutes, un Hussard au galop,
le sabre à la main, nous montre un cavalier mal assis sur un cheval
dont le col se courbe étrangement, mais l'aspect du tout n'est pas
mauvais et le costume militaire est bien traité. Dans les Lanciers
au bivouac, les figures isolément- prises ont la simplicité, l'énergie ;
c'est leur groupement qui ne se fait pas. De même il existe une
belle figure de sentinelle dans le Poste avancé. Parmi les dix-sept
pièces des Costumes militaires, datant de la même époque, on trou-
verait des pages presque complètes, telles que le Sergent d'infanterie,
le Grenadier de la Garde Royale, le Cuirassier (à pied). Une certaine
monotonie, résultant de l'extrême rudesse du crayon, est leur plus
sensible imperfection. Mais on n'oubliera pas que la lithographie
en était alors à ses tout premiers commencements; l'imprimerie de
Lasteyrie avait à peine six mois d'existence. Enfin je ne sais trop
ce qu'on peut trouver à reprendre dans la Bienvenue : les figures de
grognards, sans avoir la vigueur que Charlet leur donnera plus
tard, sont très suffisantes ; celle du jeune conscrit est tout à fait
bien, l'agencement pittoresque est naturel, la scène est parlante, et
j'en connais peu dans l'oeuvre de Charlet où l'esprit soit de cette
qualité. Parmi les planches contemporaines, ni les Invalides en
goguette, ni même les Maraudeurs1, si beaux pourtant au point
de vue du dessin, ne peuvent soutenir la rivalité. Les premiers sont,
sans doute involontairement, de l'âpre satire, et les seconds, de la
farce ; la Bienvenue est de la meilleure comédie.
1 Catalogue De La Combe, n° 49. Il existe une autre planche du même titre, un peu
postérieure et fort belle aussi (n° 8<">).
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
91
Dans un certain nombre de grandes pièces, Charlet cherche
franchement à faire vibrer l'émotion patriotique. Ces pages, tou-
chantes en leur temps, ne portent plus de même aujourd'hui. Elles
ont vieilli, c'est le sort de toutes les œuvres de circonstance, et ce
défaut nous ouvre les yeux sur tous les autres qui sont trop sou-
vent en elles: emphase de l'idée et décousu du dessin, vides lais-
sant comme des trous dans la composition, détails puérils, acces-
soires ajoutés sans qu'on sache pourquoi. Pour être juste, il faut
pourtant démêler toujours une ou plusieurs figures de grande allure,
auxquelles une seule chose manque pour être admirées par nous
suivant leur mérite : la possibilité d'être vues isolées de ce qui
les entoure, à part, et pour elles-mêmes : ainsi dans le Grenadier
de Waterloo, dont l'effet est si théâtral , le soldat debout, défendant
son camarade ; ainsi encore, dans les Français après la victoire, les
deux grenadiers, l'un de profil, qui coupe du pain, l'autre de face,
qui vient de donner sa gourde à un prisonnier autrichien et suit
des yeux presque maternellement l'effet du breuvage. Heureusement,
outre ces vastes pages incomplètes, Charlet en traçait en même
temps quelques autres que nous pouvons goûter pleinement et
louer sans réserves. Ce sont celles où, sans vouloir peindre l'histoire
ni la légende, il s'est contenté d'en représenter les héros obscurs. La
Mort du Cuirassier est à bon droit fameuse. On ne cessera pas de
la mettre à côté des plus beaux dessins de Géricault: c'est la
même grandeur et la même simplicité, c'est le même pathétique
aussi. Nulle pièce n'est mieux de nature à faire tout de suite appré-
cier Charlet par ceux qui l'ignorent ou qui le méconnaissent.
Cependant il est peut-être plus entièrement lui-même dans les
Deux Grenadiers de Waterloo et surtout dans le Grenadier manchot.
Là sa vigoureuse manière plébéienne s'affirme avec une autorité
toute nouvelle : rien pour l'élégance apprise, pour les traditions
d'école, pour ce je ne sais quoi qui relie une œuvre à celles qui
l'ont précédée ou qui naissent en même temps . Vingt ans de
batailles et l'éblouissement d'un génie militaire presque surhumain
avaient formé une race d'hommes telle qu'il n'en avait jamais
existé dans l'histoire. Ces hommes, la chute de l'Empereur, et
l'avènement d'un régime vieillot, pusillanime, rétrograde en toutes
choses, venaient de les rejeter brusquement dans la vie ordinaire.
Les uns s'étaient remis tout de suite à quelque métier, jadis appris;
les autres n'avaient pas encore eu le temps de déposer le glorieux
92
L'ARTISTE
uniforme sous lequel ils venaient de parcourir l'Europe en maîtres.
Tous étaient pleins de leurs souvenirs et frémissants. Quand
ils ouvraient la bouche, les cœurs battaient aux récits de leurs
campagnes ; quand ils étaient forcés de se taire , leur seule pré-
sence , rappelant tant de gloire et de revers , était éloquente.
Charlet, comme tous, les avait vus; mais pour les représenter
mieux que tout autre il avait deux choses : la même religion
qu'eux dans l'âme, j'entends le culte de la gloire et de Napoléon,
et dans la main un crayon vierge de toute routine.
Qu'on en considère le sentiment ou l'exécution, le Grenadier
manchot est admirable. Cette figure indignée est si individuelle
qu'elle est évidemment prise sur nature. Elle a cependant toute
l'ampleur d'une synthèse. Ce n'est pas un blessé de Waterloo que
Charlet nous fait voir: c'est en sa personne toute l'héroïque armée
mutilée, c'est la patrie elle-même criant vengeance contre l'étran-
ger, contre le sort, contre ce régime nouveau, que les baïonnettes
alliées lui ont imposé comme un joug. Un enfant, pleurant auprès
du vieux soldat, achève l'idée et donne à l'image plus d'effet
encore, car à côté de la douleur est l'espérance, et déjà les petits
grandissent, prêts à chanter :
Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n'y seront plus...
Si nous devons en croire M. de La Combe1, les belles pièces
que je viens de citer n'obtenaient du public aucune marque de
sympathie. Seul, le Grenadier de Waterloo se serait vendu,
nullement à cause de son mérite, mais en raison des souvenirs
qu'il réveillait et par opposition à la Restauration. Nombre de
pièces, rares aujourd'hui, ne devraient leur rareté qu'à leur
insuccès. Les pierres étaient chères; Charlet, après avoir tiré
quelques épreuves d'essai, voyant que personne n'en voulait,
effaçait son dessin pour en faire un autre à la place.
Cependant Delpech, dont la boutique était assez à la mode
pour les nouveautés, eut en dépôt et mit en vente la plupart des
lithographies de cette primitive époque. En 1818, dès qu'il eut
des presses à lui, nous le voyons devenir l'imprimeur et l'éditeur
1 Page 12. Charlet lui-même semble pourtant avoir écrit à peu près le contraire. (Lettre
à M. Feuillet de Conches, du i3 avril 1 835, page 84.)
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
93
attitré de Charlet. Chez lui comme chez Lasteyrie, Charlet
continue de mêler le rire et l'émotion. Dans cette dernière note
nous trouvons le Cuirassier français portant un drapeau, page
rarement citée, égale pourtant, ou peu s'en faut, à la Mort du
Cuirassier, et du même genre. Au moment où Charlet traçait ces
deux lithographies superbes, il n'avait probablement pas encore
fait la connaissance personnelle de Géricault au cabaret des Trois-
Couronnes. Mais YOfficierde Guides et le Cuirassier, des Salons de
181 2 et 18 14, avaient été assez remarqués pour que certainement
Charlet leur dût quelque chose. Le souvenir de Géricault,
quoique moins sensible, est encore reconnaissable dans Courage,
Résignation : un grenadier d'infanterie et un lancier polonais de la
Vieille Garde, tous deux blessés, assis sur un tertre au milieu de
la campagne. Au contraire, Au maréchal Brune et le Soldat français
(si fractus illabatur orbis) sont d'une inspiration uniquement per-
sonnelle. On peut les rapprocher du Grenadier manchot. Sans avoir
la même valeur, le Caporal blessé et son chien lui léchant sa blessure,
le Grenadier assis avec un enfant sont aussi très caractéristiques. Le
Vieillard montrant le portrait de Cambronne à ses enfants mériterait
d'être plus connu. La composition est intéressante et l'exécution
d'une énergique certitude. Une place à part doit être faite à l'Au-
mône. C'est en voyant cette pièce chez Delpech que Gros disait
tout ému : « Je voudrais avoir fait cela. » Ce qu'on trouvait jadis
de touchant dans l'ouvrage de Charlet est justement ce qui nous
paraît un peu vieux aujourd'hui. Et de même l'arrangement de la
composition nous semble bien artificiel. Mais, ces réserves faites,
comment ne pas admirer la figure si naturelle, si expressive, si
belle enfin du vieux soldat qui fouille dans son gousset pour
secourir un plus pauvre que lui ?
Les pièces gaies sont variées. Les blancs, les soldats de la grande
époque et ceux de la milice citoyenne défrayent tour à tour la
bonne humeur de Charlet. Aux premiers s'adresse « Ils s'en vont »,
exclamation désolée d'un vieux colonel à besicles et parapluie, qui
vient de lire dans la Quotidienne le départ des troupes étrangères.
M. Pigeon en grande tenue est l'amusante caricature du bourgeois
transformé subitement en militaire. Pour avoir endossé l'uniforme
on n'est cependant pas tenu de renoncer à toutes ses aises, quand
il y a moyen de faire autrement. M. Pigeon monte la garde, mais
il fait chaud et l'endroit est solitaire. Aussi a-t-il retiré son bonnet
94 L'ARTISTE
à poil, et ne sachant qu'en faire, non plus que de son fusil, les
a-t-il, l'un au bout de l'autre, appuyés contre la guérite. Actuelle-
ment il tient sa tabatière et va prendre un prise ; son visage, sa
pose, l'expression de toute sa personne respirent la satisfaction de
soi-même la plus comique. Tout autres sont les amusements des
Vieux de la Vieille, en leurs brefs loisirs. Ces héros sont de vrais
enfants entre deux batailles. En voici quatre dans un bois (le
bivouac n'est pas loin sans doute); un d'eux, assis sur un tronc
d'arbre, tient un violon et tâche d'en tirer quelque chose. Mais il
paraît que le plaisir de la musique n'est pas pour les autres, car
on lui arrête le bras, et tous partent de rire. Delacroix, au nombre
des pièces qu'il admirait le plus, citait le Soldat musicien. Les figures
de grognards y sont d'une âpre énergie. L'Instruction militaire fait
pendant et ne vaut pas moins. Même les attitudes y sont plus
simples et par conséquent de plus d'effet. Ce sont encore trois ou
quatre soldats des grandes guerres, qui passent leurs heures de
liberté. Disons sans tarder que le conscrit à instruire est un
caniche, lequel, assis sur son derrière, fait avec un bâton l'exercice
du fusil, tout aussi bien que les pauvres recrues dans les célèbres
Délassements des Consignés.
Comme toutes les pièces qui précèdent, la suite des Costumes
Y Ex-Garde sort des presses de Dclpech. De bons juges sont d'avis
que Charlet n'a rien fait de mieux, et Baudelaire lui-même, si
injuste en son appréciation générale, se sent ici désarmé. Il recon-
naît que les personnages ont un caractère réel et qu'il doivent être
très ressemblants. Il avoue que l'allure, le geste, les airs de tête
sont excellents. Mais Delacroix a dit mieux : « Dans ces dessins,
le dragon ne ressemble ni au lancier ni au grenadier. Il semble
qu'ils aient tous la physionomie de leur arme, comme ils en ont
l'uniforme. » Et de fait on peut prendre successivement les trente
pièces de la suite, les examiner et les comparer en leur moindres
détails, on n'en trouvera pas deux où les expressions, la conte-
nance, les habitudes de corps ne diffèrent; on n'en trouvera pas
une où l'homme sous son habit ne soit à la fois un individu
vivant et un type. Donnez-vous, si la chance veut que vous le
puissiez, le spectacle de ce défilé, le plus curieux, le plus beau,
j'allais dire le plus émouvant qui soit en son genre: toute la garde
et par conséquent toute l'armée dont elle était l'élite, ressuscitée,
non pas à l'état de fantôme, ainsi que dans les rêves de Ralllt.
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
95
mais réelle comme au temps où elle allait du fond de l'Espagne
au fond de la Russie, à la suite de Napoléon. Le Grenadier à pied
eu petite tenue, le dos appuyé contre un arbre, les bras croisés, fume
son brûle-gueule, avec cet air maté d'un homme qui marche
depuis dix ans sous le soleil et sous la neige ; l'Officier de
Grenadiers à pied, porte-drapeau, est cérémonieux et fier; les deux
cavaliers en grande tenue, le Grenadier et le Chasseur, ont de martiales
figures qui font songer aux charges héroïques. Les Dragons (il y
en a trois), ont tous, en leur tenue droite et digne, un peu de cette
fatuité qui manque rarement aux beaux hommes, surtout quand ils
sont vêtus d'un bel uniforme ; et cette fatuité se nuance suivant
le grade et l'emploi : chez le simple soldat elle est naïve, chez le
Trompette qui sonne, et dont la pensée est toute aux sons de son
instrument, elle est instinctive; chez l'Officier, elle se mêle à l'air
impérieux du commandement toujours obéi. Le Sapeur-Mineur est
robuste comme un ouvrier de la guerre, et le Sapeur des Grenadiers
à pied, avec sa barbe hirsute, est bien l'homme qui fait tomber les
obstacles à coups de hache. Le Chasseur à cheval en petite tenue, sa
pipe à la bouche, est si vrai d'attitude et d'expression que tout le
monde croit l'avoir déjà vu. Les Lanciers sont admirables tous,
soit qu'on prenne la sentinelle qui laisse couler sa faction, le
regard au loin fixé, la pose presque rêveuse ; soit qu'on s'arrête à
l'Officier en grande tenue qui, le dos appuyé contre un arbre,
surveille de loin la manœuvre ; soit qu'on choisisse le Lancier
polonais en petite tenue, assis sur un tas de paille, les bras croisés,
la figure songeuse, et dans tous les traits de son visage, comme
dans toutes les lignes de son corps, trahissant l'exotisme de son
origine. Je ne sais pourtant si le Grenadier en grande tenue, que
j'ai laissé pour la fin, n'est pas plus beau encore. En tout cas, il est
bien celui de tous qui synthétise le plus éloquemment l'esprit et
l'âme de la Garde. L'Empereur est là sans doute, dans cette tente
qu'on aperçoit ; le ciel est plein de nuages, l'heure incertaine, le
feu du bivouac fume et va s'éteindre. Lui, debout, dans l'attitude
réglementaire, a porté respectueusement la main droite à son bonnet
à poil : jamais, tout ce qui fait le soldat, la discipline, l'abnégation
personnelle, le dévouement obscur et sans bornes, n'ont trouvé
d'expression plus saisissante que cette simple figure immobile.
(A suivre.)
GERMAIN HEDIARD.
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS1
ii
DANIEL VIERGE
l n'est peut-être pas d'art plus ingrat que celui
de l'illustration. Dans l'espérance d'un bénéfice
immédiat, le jeune artiste présente à un éditeur
ses premières compositions : son travail plaît, il
empoche joyeusement quelques pièces d'or, en
se promettant bien de n'user que modérément
de ce moyen relativement facile de gagner un peu d'argent et en
se promettant surtout de garder pour le tableau la majeure partie
de son temps. C'est un leurre ! il est perdu pour la peinture ; il y
a des chances pour que, vingt ans après, vous le retrouviez penché
sur de petits dessins, la figure fatiguée, l'œil affaibli, usé avant
l'âge par le surmenage du terrible métier d'illustrateur. Pourquoi ?
parce que les besoins de la vie journalière l'ont toujours ramené
chez l'éditeur. La peinture lui aurait rapporté beaucoup plus, peut-
être, mais la vente du tableau est incertaine: comment avoir le
courage de manger son pain tout sec en attendant les quinze
cents ou deux mille francs qui se feront peut-être attendre si
longtemps, quand il suffit de passer un jour et une nuit pour
satisfaire l'éditeur pressé et en obtenir le pain quotidien ? Le
1 V. VArtislt de janvier dernier.
* ' X5 ¥ / " * A >
1
•
Partial. Vi^syt? (tel,
V
Jféli'oq , JCeilhait&r
PABLO ET DIEGO
( PABLO.DE SÉG-OVIE , CH IX )
■
Imp . Gésuf - Gros .
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
97
diable, c'est que le besoin du billet de cent francs revient assez
souvent et que les années se passent sans que l'artiste ait pris le
temps d'ébaucher un tableau et de faire les études tranquilles qui
sont nécessaires à sa confection. Aussi le nombre de ceux qui ont
abandonné l'illustration pour faire de la peinture est-il restreint,
c'est- le contraire plutôt qui est fréquent.
Surmenage, avons-nous dit ; le mot n'est pas trop fort : il nous
souvient à ce propos d'un fragment de conversation avec M.
Kaemmerer, au cours de laquelle le peintre des jolies merveilleuses
nous donnait son opinion sur l'illustration. — « Je n'ai fait, nous
disait-il avec sa bonhomie tranquille de Hollandais, je n'ai fait de
l'illustration que contraint et forcé ou pour faire plaisir à des
amis. Songez donc, rien n'use la cervelle comme cette obligation
de produire sans cesse et sans relâche : un peintre qui produit
douze tableaux par an travaille beaucoup, mais ça ne lui fait
qu'une idée par mois à trouver, il se repose pendant les délices
de l'exécution, tandis que l'illustrateur doit avoir au moins une
idée par jour : trente idées par mois ! Il n'y a pas un artiste que
cela n'épuise célébralement ! »
Il y a cela, et il y a aussi la hâte du travail, qui doit être prêt
souvent à jour et à heure fixes, et il y a surtout l'obligation
d'interpréter un texte, de se conformer à la pensée d'un auteur.
« L'auteur parle, dit Maurice Leloir, et nous faisons la panto-
mime. » Ce n'est pas toujours facile : il faudrait tout savoir, avoir
tout observé, être un dictionnaire vivant du monde plastique;
quand on ne sait pas, par hasard, il faut se perdre dans le
document, feuilleter les livres, les albums, les collections, dans
l'énervement d'une longue recherche qui ne donne pas toujours
de résultats bien appréciables. Et tout cela, pourquoi? pour
accoucher péniblement d'un dessin fait à contre-cœur et dont le
sujet ne vous intéressait pas du tout, due de peines pour si peu !
Fatigue et gain médiocre, c'est dur déjà, mais il y a pis encore !
Le talent du dessinateur n'est pas apprécié, en France tout au moins : le
public n'a point l'air d'y prendre garde et les critiques d'art de s'y
intéresser. Et pourtant, s'il n'est pas averti, l'amateur ne compren-
dra pas tout seul que tous les genres sont bons, que le talent, de
quelque manière qu'il se produise, est digne d'admiration, et que
l'original de ce dessin qu'il achète pour trois sous, dans le journal
ou la livraison qui l'édite, peut avoir une précieuse valeur d'art,
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE! T. VII 7
9'8 L ARTISTE
il se dira seulement que c'est du blanc et noir et que ça ne flatte
pas l'œil ; il n'en faut pas plus pour que des merveilles d'esprit,
d'observation et de composition passent presque inaperçues.
L'étude que nous avons faite dans la précédente livraison nous a
permis de constater qu'il a fallu vingt ans pour que l'on s'avisât
de remarquer qu'un afficheur comme Chéret peut être un grand
décorateur. Combien faudra-t-il pour que l'on s'aperçoive qu'un
dessinateur comme Vierge peut marcher de pair avec les plus
grands artistes, lui à qui la critique française n'a pas su faire la
place qu'il mérite? Car c'est le nom de Vierge qui nous suggérait
les réflexions qui précèdent, Vierge, prisonnier et martyr de l'illus-
tration, et qui, ne pouvant se sauver dans la peinture pour laquelle
il était né, a élevé son métier au grand art et l'a pour ainsi dire
transformé, car c'est avec raison que le Century américain, dans
une étude très remarquable, l'a surnommé le père de l'illustration
moderne.
Nous ne prétendons pas dire par là qu'il n'y a pas eu d'excel-
lents illustrateurs avant Vierge, mais que Vierge a doté l'illustra-
tion d'une formule nouvelle, formule si bien en harmonie avec
notre manière présente de voir la nature que presque tous ses
contemporains ont suivi la route qu'il indiquait. Il y a du reste
peu d'hommes qu'une pareille unanimité d'admiration confrater-
nelle ait suivi tout le long de leur carrière. Les artistes l'ont com-
pris tout de suite et il n'a pas passé de mode, comme tant d'autres.
A l'époque où Vierge s'est fait connaître, Gustave Doré et
Bayard tenaient la corde. Leur art est connu de tout le monde:
Doré, puissant par l'imagination et l'un des maîtres du clair-
obscur depuis Rembrandt ; Bayard, distingué dans ses douces tona-
lités qui plaisaient tant aux femmes. Mais ces artistes restaient, au
point de vue de la couleur, dans la note grise qui attristait aussi
la peinture de cette époque, et leurs compositions, si ingénieuses
qu'elles fussent, étaient purement Imaginatives et se ressentaient
très peu de l'étude directe de la nature.
Avec Vierge le plein air et la vérité sont entrés dans l'illustra-
tion, sans que pour cela, — et c'est la marque de sa maîtrise, —
l'esprit et la fantaisie en sortissent; il a accompli dans le dessin
une révolution analogue à celle que les impressionnistes accom-
plissaient, d'une manière plus lourde peut-être, dans la peinture,
car il n'y a guère que Degas, Forain, Goeneutte et quelques autres
r >
10b L'ARTISTE
qui aient montré de l'esprit dans leurs toiles, et cette qualité passe
aujourd'hui pour secondaire dans les nouvelles couches artistiques.
Certainement Vierge n'a pas apporté son art créé de toutes pièces
et spontanément, comme Rembrandt ou Watteau, mais il a su pro-
fiter des enseignements de son époque, il s'est tout assimilé si
parfaitement que son dessin, quoique très savant, reste absolument
personnel. Il ne faut pas lui chercher de maître, on peut seulement
indiquer quels sont les artistes ou les circonstances qui ont pu
influer sur la formation de son talent.
Fortuny d'abord, bien entendu, ce prodigieux virtuose du pin-
ceau dont la vente à Paris fut un événement considérable pour la
jeunesse artiste d'il y a vingt ans. Vierge dut étudier avec passion
les ouvrages de son compatriote, et j'imagine qu'il fut souvent ques-
tion du scintillant coloriste entre quatre jeunes artistes tels que
Pradilla, Villegas, Rico et Vierge, dans les classes des Beaux-Arts
de Madrid, qu'ils fréquentaient ensemble : la distinction spirituelle
de Fortuny, ses audaces de valeurs étaient bien faites pour éveiller
l'émulation de Vierge. Outre celles de Fortuny, la vue des œuvres
de Goya dut fortement influencer l'artiste ; quelques-unes de ses
planches se ressentent de l'inspiration farouche de l'auteur des
Caprices. On pourrait parler encore de ce terrible Romyn de Hooghe
qui raconta, avec le luxe d'atrocités et de viols que l'on sait, les
prétendus exploits des soldats français dans les Flandres, au temps
du grand Roi.
Autre sujet d'étude, les albums japonais qui commençaient à
devenir à la mode. C'est en les feuilletant qu'il se rendit compte
de la puissance du trait comme le comprenait Okousaï par exemple,
de ce mince fil de fer qui encercle la forme avec précision et la
traduit à la clarté du grand jour, sans que les vaporeuses super-
cheries du clair-obscur viennent l'escamoter : le trait, c'est la
probité du dessin, et chez Vierge il est merveilleux à la fois de
vérité et d'esprit : pour lui la vérité n'est pas toujours belle sans
choix, — comme l'affirment les réalistes intransigeants, — il choisit
au contraire et il donne en même temps la synthèse et l'analyse,
la synthèse qui campe le personnage dans l'expression générale de
son allure, et l'analyse qui poursuit curieusement le détail dans
ses caprices les plus délicats. Meissonier a aussi de ces heureuses
vues d'ensemble que la précision du détail typique vient parfaire
d'une manière amusante, mais trop souvent son bonhomme sent
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
loi
VEPRES SICILIENNES
ci Cet homme nommé Drouet arrêta une belle fille de
la noblesse... » (Michelet, Histoire de France.)
Dessin de Daniel Vierge.
102
L'ARTISTE
le modèle ou le mannequin. Chez Fortuny, dont l'inspiration est
plus libre que celle de Meissonicr, la fanfreluche prend quelque-
fois trop d'importance, au détriment de la tenue générale de
l'œuvre; à notre avis, Vierge a mieux l'équilibre de ces deux facul-
tés qu'il est rare de trouver réunies en de bonnes proportions
dans un cerveau d'artiste.
C'est le croquis d'après la nature qui ne pose pas, qui a déve-
loppé chez Vierge ces facultés, car toute sa vie il fut un infatigable
croquiste ; le crayon toujours en main, l'esprit en éveil, il dessi-
INSULTHS AUX ESVOVB DU PAPE BENOÎT (1408)
Dessin de Daniel Vierge.
nait en traits rapides tout ce qui se trouvait autour de lui, et de
préférence toutes les manifestations de la vie, les mouvements les
plus instantanés. Un trait le prouvera: arrêté en 1870 par des sol-
dats français, sous le coup d'une terrible accusation, celle d'espion-
nage, il ne dut son élargissement qu'à M. Charles Yriarte, mais
son séjour en prison ne l'avait pas une minute dérangé de son
occupation favorite, car il en sortit plus riche d'une quantité
de croquis faits d'après les soldats qui le gardaient.
Cependant, au cours de ses études, une petite révolution se
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
io?
ADOLPHE DE GUELDRE PARRICIDE
« Il le traîne cinq lieues a pied, sans chausses, dans
la neige... » (Miclielet, Histoire de France.)
Dessin de Daniel Vierge.
104
L'ARTISTE
produisit dans la documentation artistique : la photographie, qui
jusque-là n'avait guère servi que pour le portrait, commença de
fournir aux dessinateurs des renseigements qu'il était souvent trop
facile de copier tout simplement en laissant dormir son imagina-
tion. Bon nombre se laissèrent prendre à l'appât de cette nou-
veauté. Vierge, jamais. Il se contenta d'observer le rendu que
donne la photographie, ses hasards heureux, mais cela l'incita tout
simplement à penser qu'il fallait faire de plus en plus vrai pour ne
pas avoir à souffrir de la concurrence de cet œil inintelligent
qui fixe l'image sans comprendre et sans élaguer, mais qui par-
LOUIS XI ET CHAULES LE TÉMÉRAIRE
Dessin de Daniel Vierge.
fois étonne les artistes eux-mêmes par ses chances imprévues et
leur indique ce qu'ils n'avaient pas remarqué, — et de plus en
plus fantaisiste, pour donner (ce que ne donne pas l'instrument
le plus perfectionné), l'esprit même de l'artiste, la poésie de sa
pensée.
C'est par là que Vierge se rattache à cette série de fantaisistes
qui se sont fait depuis peu de temps leur place au soleil de la
notoriété, — depuis que l'Ecole et ses critiques officiels ont perdu
leur prestige aux yeux des amateurs intelligents. — Regardez les
dessins qui sont de lui dans l'Histoire de France de Michelet (car
vous reconnaîtrez tout de suite qu'un grand nombre de ces dessins
sont de son père Vinccnte Urrabieta-Vierge ou de son frère
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
io5
MORT 1) iii:nri II
« Un éclat de bois lui arracha la visière de son casque
et lui entra dans la cervelle... » (Michclet, Histoire de
France.)
Dessin de Daniel Vierge.
io6 L'ARTISTE
Samuel Vierge, ses collaborateurs anonymes dans cette publica-
tion) et voyez quelle manière imprévue, originale, intelligente il
a de comprendre l'illustration. Comment Michelet fait-il revivre
les temps disparus? par le détail typique, bien choisi, l'anecdote
qui révèle le personnage cent fois mieux que les essais de vue
d'ensemble d'un Henri Martin ; il galvanise dans son tombeau le
héros mort depuis des siècles et nous introduit dans sa vie parti-
culière, reconstituée par des détails véridiques, détails que l'on
pourrait comparer à ces touches de lumière que Rembrandt fait-
habilement saillir des ombres d'une eau-forte, et qui évoquent le
personnage avec plus d'intensité que s'il était peint tout entier
dans ses moindres détails. Vierge a compris de même l'illustration :
la scène qu'il invente est toujours épisodique. Un coin de nature
observé, croqué quelque part dans son intensité de caractère, fait
le lieu de la scène, quelquefois elle se passe dans un effet de
brouillard ou de nuit, ce qu'un esprit moins libre, intimidé par la
majesté de l'Histoire, n'aurait jamais osé. Dans ce milieu, les per-
sonnages se meuvent avec un imprévu de mouvements que seul
peut imaginer un homme qui autant que Vierge a observé la
nature dans ses plus bizarres manifestations . Quant au costume,
c'est merveille de voir comment il est reconstitué. Regardez la
Procession de l'Inquisition, une des plus belles pages de Vierge, dont
la reproduction accompagne cette étude, et dites si l'on ne jurerait
pas que l'artiste a vu de ses yeux la scène cruelle se dérouler devant
lui pendant qu'il prenait à loisir ses croquis et ses notes.
C'est la poésie de l'histoire de France que nous donne Daniel
Vierge, les spectacles abolis racontés par un voyant doué d'une
acuité terrible, qui, tour à tour et selon le sujet, voit sombre, ou
grotesque, ou poétique, ou grandiose, mais qui ne voit jamais
banal. Par exemple, les amateurs de convenu n'ont que faire d'ou-
vrir le volume : qu'ils cherchent une histoire de France illustrée
par Horace Vernet, s'il en existe.
Fils de Vincentc Urrabieta-Ortiz, dessinateur dont le nom est
célèbre en Espagne et en Amérique, Daniel Urrabieta-Vicrge est né
à Madrid le 5 mars i85i. Ce nom de Vierge, qu'il a adopté pour
signer ses ouvrages, est celui de sa mère. Daniel Vierge eut cette
heureuse chance, si rare, d'être encouragé dès son enfance dans
ses dispositions artistiques : en 1864, à treize ans, il entrait à l'école
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
107
LA BARQUE D'HENRI III SUR LA SAONE
« Couché tout le jour chez lui, il se levait pour se coucher
sur cette barque... » (Michelet, Histoire de Fratice.)
Dessin de Daniel Vierge.
108 L'ARTISTE
des Beaux-Arts de Madrid où il eut pour professeur Frédérico de
Madrazzo ; il en sortit cinq ans après, riche de succès, mais, à ce
qu'il paraît, très peu impressionné par la grandeur de -l'art clas-
sique, ne rêvant que d'étudier la vie moderne, et à l'endroit même
où elle est la plus active, c'est-à-dire à Paris. Il vint donc à Paris
avec l'intention de faire des tableaux; mais la fatalité en avait
décidé autrement: il devait être dessinateur. En 1870, la guerre
éclatait, on ne pouvait plus songer à placer de la peinture. Un autre
serait peut-être retourné en Espagne. Vierge n'en eut garde, il y avait
trop d'occasions intéressantes pour un amoureux des scènes dra-
matiques. Vierge dessina la guerre, dessina la Commune et la ter-
rible répression qui la suivit. S'il veut un jour laisser publier ces
croquis, rien ne pourra mieux rappeler aux Parisiens les affres de
cette époque maudite. La guerre finie, la Commune écrasée, la
bourse de Vierge se faisait légère, il fallait songer à un travail pro-
ductif. M. Yriarte, le fin critique du Figaro, alors directeur du
Monde ïlllustrê, accueillit de suite le jeune dessinateur; M. Lacroix,
l'infatigable et intelligent éditeur1, lui commanda ses premières
illustrations. Vierge fut lui-mime presque tout de suite, mais non
sans avoir à livrer de nombreux combats : les lecteurs du Monde
illustré, gens ennemis des révolutions en art, ne voulaient pas
admettre une manière aussi différente de celle de Janet-Lange.
Vierge tint bon, dessina à son idée, et quelques années ne s'étaient
pas écoulées qu'il avait fait école, pour les raisons multiples que
nous avons données plus haut, et pour d'autres encore.
En effet, Vierge a non seulement changé le côté graphique de
l'illustration en introduisant la tache, mais il a donné une impul-
sion toute nouvelle à la gravure sur bois, procédé ordinaire de
la reproduction dans les publications illustrées. Edmond Morin
avait commencé, averti peut-être par les travaux de l'anglais Gilbert,
à exiger des graveurs autre chose que le trait et les hachures veules
et grisâtres qui avaient cours dans l'illustration ; mais le pauvre
artiste, malgré sa persévérance et son talent, n'avait jamais été pris
au sérieux. Vierge fut plus heureux. Peut-être profita-t-il aussi de
1 C'est à la courtoise obligeance de M. Lacroix que Y Artiste doit la communication des
précieux bois, exécutés d'après les dessins de Vierge pour l'Histoire de France de Micliclet.
D'autre part, M. Conquet a bien voulu nous communiquer le frontispice de {'Espagnole,
la nouvelle de M. Emile Bergerat, qu'il a éditée avec des illustrations de Vierge, et nous
autoriser à reproduire, du même artiste, l'aquarelle inédite, faisant partie de sa collection
personnelle, Pablo et Diego, dont Vierge a emprunté le sujet à Pablo de Sègovie, ch. IX.
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
109
CHASSE DE LOUIS XIII
« Mazarin le tenait par cet étourdissement de
fêtes... » (Michelet, Histoire de France.)
Dessin de Daniel Vierge.
no L'ARTISTE
la voie péniblement défrichée par Edmond Morin : il osa la belle
tache noire qui fait chanter les gris, et la partie laissée au trait qui
donne les grandes lumières; il forma ainsi à ses idées toute une
troupe de graveurs : Lepère, Léveillé, Bellanger, Paris, Collingridge,
Langeval, etc. C'est depuis ce temps que l'illustration a fait des
progrès toujours croissants, il suffit pour s'en convaincre de par-
courir deux volumes du Monde illustré ou de l'Illustration à trente
ans de distance, par exemple les années i863 et i8g3.
Il faudrait de longues pages pour citer et apprécier comme il
convient les innombrables dessins de Vierge. Extraordinaire aussi
est la variété des sujets qu'il a traités. Drames, comédies, ballets,
opéras, scènes de guerres étrangères, fantaisies, romans, il a tout
abordé avec un égal succès, et la progression de son talent ne s'est
pas arrêtée jusqu'à ce volume qui est le couronnement de sa pre-
mière manière, Pablo de Ségovie, l'un des plus purs chefs-d'œuvre
de l'illustration. Comme il terminait cette collection de dessins,
celle qui donne le mieux une idée exacte de son génie fait de
clarté, de couleur, de bonne humeur et d'esprit, il tomba malade
tout-à-coup et fut momentanément privé de l'usage du bras droit.
Un tel accident eût terrassé tout autre artiste, mais Vierge est
doué d'une admirable énergie; il se mit tout de suite à essayer de
dessiner de la main gauche et y parvint en deux ans; seulement,
comme une main inexercée vient moins facilement à bout des
délicatesses du trait, il changea de manière, tout simplement, et
peignit en blanc et noir au lieu de raffiner sur les grâces de son
croquis. Cette seconde manière, nous l'aimons autant que la pre-
mière : Vierge y grandit comme clair-obscuriste, comme taehiste,
simplifiant pour donner plus de force et de clarté; son sentiment
des valeurs s'y est développé, et le peintre qu'il voulait être y
apparaît presque tout entier, la couleur en moins; quand les
riches amateurs vont se mettre sur les Daniel Vierge, comme disent
les marchands, ils voudront avoir dans leur galerie, à côté d'un
délicat Vierge à la plume, un puissant Vierge à la gouache, une
des pages de V Espagnole, que Conquet a éditée, de l'Histoire de la
Monja, ou du Don Quichotte, qui sont en cours de publication.
Cette dernière série, il nous a été donné de l'admirer dans le
joli atelier de la rue Guttembcrg, à Boulognc-sur-Seine ; c'est là,
au fond d'un tranquille jardin, que le grand artiste, soigné avec
une touchante sollicitude par Mme Vierge, a peu à peu recouvré sa
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
1 1 1
belle santé de jadis : encore quelque temps et toute trace de mala-
die sera effacée. Il peint avec ardeur dans cet atelier où tout est
admirablement disposé pour son travail : d'un côté la pittoresque
collection des costumes qu'il préfère, surtout ces anciens vête-
ments espagnols où le luxe des broderies le dispute à la grâce
de la coupe, les culottes Louis XIII qu'il a dessinées avec de si
beaux plis dans le Don Pablo, les habits premier Empire de l'Espa-
gnole; d'un autre côté les bibliothèques de livres et de documents,
où l'infatigable chercheur se renseigne; enfin l'immense cartonnier
qui renferme, valeur inestimable ! une grande partie de son œuvre
dessiné.
BATAILLE DE F O M T E N O Y
Dessin de Daniel Vierge.
C'est là que Vierge revit en ce moment, par la pensée, l'épopée
chimérique de l'ingénieux hidalgo dont il est, de par sa nationalité
et la nature de son talent, le peintre autorisé entre tous. Il a
voulu, avant de se mettre à la besogne, se documenter sur place,
suivant son habitude, et l'année dernière, du i5 septembre au
16 novembre, il a suivi pas à pas son chevalier par les pauvres
bourgades de la Manche où le génie de Cervantes le fait errer, en
quête d'héroïques actions, au milieu des bourrades et des huées
de la populace. Voyage difficile, dans un pays dont les touristes
craignent la population sauvage et peu hospitalière, et que l'on
fait à nouveau avec le maître, rien qu'en regardant les albums de
croquis qu'il feuillette sous vos yeux, tout en suivant son
I 12
L ARTISTE
itinéraire sur la carte pour mieux rappeler ses souvenirs. Il y a de
tout dans ces albums : des intérieurs, des clochers, des aquarelles
de montagnes d'une couleur admirable, des groupes de person-
nages fixés sur le papier en quelques traits par ce crayon
merveilleux dont la concision n'a pas d'égale. Croquis à Marqués,
à Argamasilla de Alba, à Criptana, à l'Alcazar de San-Juan, à San-
Pedro, où les curieux détails d'architecture abondent, — miradors,
ferrures, madones aux lanternes, — intérieur délicieux de pittoresque
au Toboso, pays de l'aimable et mythique Dulcinée, vues de la
L ESPAGNOLE
rrontispicc de Daniel Vierge pour la nouvelle d'Emile Bergcrat.
Sierra Morcna, dont les cimes sombres, bleues ou rougeâtres, sont
miraculeusement rendues par quelques taches de couleur, croquis
de Montiel, le château de Pierre-le-Cruel, puis la cave de
Montesino où Don Quichotte se fait descendre par Sancho Pança
et celle où Cervantes enfermé écrivit une partie de son livre. De
temps à autre, des instantanés d'une caravane : c'est celle des voya-
geurs, montés à âne et â mulet, qui défile le long d'une gorge
hérissée de chênes nains, — puis, au bas de plusieurs pages, cette
note de la main de Vierge : Nocbe famose, en souvenir de Cardenas,
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
1 1:
dont l'hôtellerie était d'aspect si particulièrement rébarbatif et dont
l'hôtesse fut si grossière que Mme Vierge prit peur et préféra
poursuivre sa route à travers la montagne, à la nuit tombée, pour
atteindre une gare problématique et lointaine. Dur voyage, mais
le but de Vierge est atteint, sa moisson de renseignements est
faite : il nous donnera le Don Quichotte tel que Cervantes l'a
rêvé, placé pour la première fois dans le milieu exact où la
fantaisie du poète l'a promené. Cette œuvre nouvelle, commandée
par un éditeur américain, sera de longue haleine, comprendra
trois ou quatre cents dessins. Inutile d'en prédire le succès, car il
est une fatalité heureuse, c'est que les ouvrages d'art d'un mérite
hors ligne arrivent tôt ou tard à la célébrité qu'ils méritent. Vierge
a l'admiration fervente des artistes,- celle des amateurs aura été
plus lente à se décider, mais avant peu ses plus minces croquis
seront couverts d'or, comme ceux de Meissonicr et de Fortuny.
LOUIS MORIN.
1 894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PERIODE : T. Vit
AU
CERCLE ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE
PEINTURE ET SCULPTURE
oujours grande affluence de
visiteurs aux expositions artis-
tiques des Cercles parisiens.
Rue Volney, au Cercle artis-
tique et littéraire, — chaque
année, le premier en date à
ouvrir la sienne, inaugurant
ainsi la série des expositions
particulières, préludes du Salon
annuel, — la cohue coutu-
mière ne désemplit pas la salle
des Fêtes et les dépendances,
où les artistes de la maison invitent le public mondain a aller
apprécier leurs œuvres nouvelles.
Il en est d'intéressantes; d'aucunes même d'une rare saveur d'art.
Telle la Cérès de M. Henri Martin, figure d"une grâce toute virgi-
lienne, vêtue d'une draperie sombre, le buste seul émergeant du
cadre ; le galbe se dessine, avec la pureté de lignes d'une antique,
sur le fond d'or des moissons qui ondulent mollement dans un
paysage ensoleillé, et le visage aux traits nobles et calmes se
modèle dans la demi-teinte qui emprunte au procédé si spécial de
AU CERCLE ARTISTIQUE ET LITTERAIRE n5
l'artiste une extrême délicatesse. L'œuvre de M. Martin a un charme
profond et une poésie intense; mieux encore, elle a du style.
M. Raphaël Collin a mis l'habituelle distinction de sa manière
dans une figure de jeune fille, Primrose, dont l'expression alanguie
est d'un joli sentiment, un peu mièvre toutefois. Malgré une
facture sommaire etdes dimensions restreintes, l'esquisse de M. Paul
Buffet, Homère et Virgile s'entretiennent avec les Muses au Parnasse,
semble promettre, à l'exécution définitive, une composition
décorative de belle ordonnance. M. Paul Leroy nous montre un
pittoresque intérieur oriental, aux types sincèrement observés et
finement rendus, avec l'Aveugle chargé de donner l'heure dans le
village d'El-Bordj (Liban). Une œuvre importante de M. Albert
Maignan, les Voix du tocsin, dont on se plut, il y a quelques années,
lorsqu'elle fut exposée au Salon des Champs-Elysées, à vanter le
réel mérite, reparaît ici dans des proportions très réduites; il est
curieux de constater combien le sujet perd de son caractère, exécuté
à cette petite dimension; d'où l'on peut conclure, une fois de plus,
qu'il n'est pas indifférent que l'artiste se préoccupe d'une certaine
concordance entre le genre du sujet traité et les dimensions du
tableau : de la congruité de cette adaptation, l'œuvre d'art tire, en
grande partie, son entière expression, sa complète signification.
Les deux tableaux de M. Merson nous en fourniraient, s'il en était
besoin, une nouvelle preuve : non pas que le sentiment religieux,
qu'il excelle à interpréter, ne soit exprimé, dans ses petites toiles,
avec un accent très sincère ; mais, dans l'Ermite spécialement, on
pourrait souhaiter que la figure du solitaire et le site lui-même ne
fussent pas traités en d'aussi minuscules dimensions.
La mélancolie de l'heure crépusculaire a inspiré à M. Gaston
Guignard un délicieux morceau de paysage, A la brune en septembre.
De M. Iwill, le Soir à Morsalines (Manche) donne du même moment
une impression non moins caractéristique, mais dans un sentiment
tout différent avec les derniers reflets du couchant sur la mer. Le
paysage de Normandie de M. Damoye montre de solides qualités
d'exécution, ainsi que le Soir d'Automne de M. Adrien Demont, et
encore la chaude et lumineuse page de M. Emile Barau, En août.
Bien d'autres seraient à citer, parmi les paysagistes : M. Nozal,
dont le Port de Dives à marée basse est vu d'un œil précis et brossé
d'une main experte; M. Edmond Yon, toujours intéressant par la
sûreté de notation de certains effets dans le paysage ; M. Gosselin
n6 L'ARTISTE
qui a trouvé d'exquises délicatesses de touche dans l'Eure à Anet
et surtout dans le Lever de lune (forêt de Fontainebleau) ; etc. etc.,
M. Fouace demeure le brillant virtuose de la nature morte ; ses
Poires et ses Faisans défient, par la pâte savoureuse et l'aisance de
l'exécution, les « dessertes » des maîtres réputés.
Voici les portraitistes de marque, les maîtres dont les toiles ont
le don de piquer le plus vivement la curiosité du public élégant,
ceux à qui l'on doit ce que le jargon courant dénomme les « clous »
de l'exposition. M. Bonnat a envoyé deux morceaux, le portrait du
docteur, Fournier et celui de M. Méziéres, de l'Académie française.
Pour peindre le premier, l'éminent portraitiste a volontiers atténué
la vigueur de sa touche, la robustesse accoutumée de son modelé ;
ce parti pris manifeste d'une exécution sobre et assouplie se traduit
par une harmonie de tons, qui n'est pas sans charme et démontre,
en tout cas, combien M. Bonnat est maître de son outil. Avec le
portrait de M. Méziéres, le tempérament du peintre reparaît dans
toute la puissance de son originalité, pour produire un superbe
morceau, saisissant par le relief, par la vie et le caractère : jamais,
croyons-nous, l'auteur n'a fait preuve de plus de virtuosité, de
maestria peut-on dire, que dans cette toile. M. Carolus-Duran se
montre ici son digne et brillant émule ; il expose deux portraits
aussi, — traités avec ce brio, cette décision dans la facture en lesquels
il excelle et dont s'émerveillent les purs dilettanti, — celui du
sculpteur Cain, au modelé large et solide, qui met parfaitement
en valeur la physionomie si caractérisée du maître animalier; puis
Mon jardinier, type très particularisé, au masque tanné par le soleil
de Provence et le hâle méditerranéen, dont M. Carolus-Duran a
rendu la rudesse de façon magistrale. Le Portrait de M. Anatole
France, représenté dans l'intimité du home par M. Jean Veber,
est finement peint, composé avec e,sprit, d'un arrangement original
et amusant. M. Edouard Sain a exposé un portrait d'homme, sobre
de ton et d'une belle tenue; à l'actif du même artiste n'omettons
pas une exquise étude de nu, Liseuse, l'un des plus délicats et des
plus séduisants morceaux de cette exposition. Rarement le faire de
M. Benjamin-Constant nous a paru aussi pondéré et distingué
que dans le portrait de M. Claretie revêtu du frac d'académicien.
M. J.-J. Werts est décidément passé maître dans ces admirables
petits portraits si fins et si vivants, où il sait éviter le maniérisme
et la minutie sans rien omettre du caractère intime de ses modèles,
AU CERCLE ARTISTIQUE ET LITTERAIRE 117
et où la facture reste aussi intéressante qu'elle le serait dans de
grandes toiles : à ces divers points de vue, son portrait d'homme
a la valeur d'un petit chef-d'œuvre. Le portrait de magistrat de
M. Dinet rappelle, même dans cette gamme discrète, le fin et
délicat coloriste qu'est l'artiste. M. Rixcns est représenté là par un
portrait d'homme, d'une vigueur de touche remarquable ; M. Chabas
par une délicate effigie de M. Dorchain ; M. Buland, par un
gracieux portrait féminin.
Les envois des sculpteurs, nécessairement restreints, comme
nombre et comme importance, de par la nature même du local,
nous offrent quelques morceaux de valeur. Comme tel il faut tout
d'abord désigner un fort beau buste en marbre de M. Denys Puech,
Portrait de M. Constans, sénateur. L'expression de la physionomie
du célèbre homme politique, faite de finesse, de bonhomie et de
ferme assurance, se dégage de ce marbre avec un accent de sincé-
rité et une intensité de vie, vraiment saisissants! Signalons enfin
l'élégance des statuettes de MM. Fournier et Léonard, l'étrangeté
de celle de M. Savine, et de M. Marius Borrel l'ingéniosité d'arran-
gement et l'originalité dans un fin médaillon, Comœdia.
JEAN ALBOIZE.
AU CERCLE DE L'UNION ARTISTIQUE
uand on entre dans le riche et vaste
salon de l'Union artistique, on a tout
d'abord les yeux attirés, retenus et
charmés par le beau portrait de Mme la
vicomtesse de B..., qui porte la signa-
ture de Théobald Chartran. Sur un
fond gris-clair légèrement doré, elle se
présente presque de face, la très sédui-
sante vicomtesse, le bras replié sur le
dossier bas de la chaise de cuir gauffré où elle siège, toute rayon-
nante de jeunesse exquise et de grâce souveraine. Une main
gantée, l'autre nue avec un rubis qui brille sur la fine rondeur des
doigts fuselés, son buste svelte et plein s'épanouit, avec la fraîche
splendeur d'une floraison printanière, sur les dentelles et les
fourrures de la blanche robe élégamment décolletée. Les cheveux
châtain-clair frisent en petites boucles sur un front de déesse,
qu'illumine triomphalement la flamme chaude et joyeuse des yeux
d'or brun. Certes, j'entendais des voix autorisées formuler près de
moi certaines restrictions techniques, sur la mollesse du modelé,
sur le peu de relief et de profondeur de la facture, sur telles
AU CERCLE DE L'UNION ARTISTIQUE
"9
ombres et telles lumières ; je n'en restai pas moins sous le
charme, et je me laissai aller sans résistance au plaisir délicieux
de contempler, en son double enchantement, cette merveille de
la nature, développée par la culture sociale, et fixée, caractérisée à
souhait, par un art aussi harmonieux qu'expressif. Car elle donne
vraiment l'illusion de la réalité, cette fière et caressante figure aux
lèvres rieuses et bien arquées, aux narines délicatement sensuelles
sous la double courbe des sourcils purs. La sève généreuse de la
vie en fleur semble animer ces fermes carnations, rosées comme
une aurore de mai, et qui, sans rien de factice, sans aucune indi-
cation sèche qui les accentue ni les cerne, baignent et jouent
dans l'air ambiant avec toute la souplesse et toute la limpidité
désirables.
A deux pas de cette apparition que l'on quitte à regret, un
portrait d'homme par Léon Bonnat forme avec elle un contraste
curieux. Après l'œuvre d'art où rayonne tout le charme de l'Éter-
nel féminin, voici l'œuvre d'art où s'affirme toute l'énergie d'une
nature essentiellement mâle. Quelle joyeuseté ronde et fine dans
cette figure ouverte, dont luit le large front chauve entre les
touffes de cheveux garnissant encore les tempes ! Et sous les
sourcils châtain-roux aux poils drus et dressés, comme les yeux
spirituels rient franchement, ainsi que la bouche entr'ouverte et
parlante sous les moustaches grises ! Accentué par les valeurs
vigoureuses de la cravate blanche et du veston noir, le rose-brique
des carnations se détache vivement du fond verdâtre, avec des
coups de clarté qui en accusent le relief et les transparences.
Avec M. Machard, nous voici revenus à la haute noblesse
féminine ; et sa très distinguée comtesse de B... ne le cède
aucunement en luxueuse élégance à la vicomtesse de M. Chartran.
C'est une fort jolie blonde à la chevelure relevée haut sur des
yeux clairs très expressifs, et qui, parée d'un collier à quintuple
rangée de perles, offre, en sa riche toilette de bal, une caressante
harmonie de teintes roses et blanches, où l'on admire sa fine
main veinée de bleu.
Si M. J.-J. Weerts nous présente des portraits de dimensions
plus restreintes, c'est pour y mieux concentrer l'effet, c'est pour y
mettre plus de caractère et d'intensité, pour y montrer un art plus
condensé, une expression plus subtile. Il semble avoir créé un
genre avec ses précieuses petites toiles ; et l'on est très friand de
120 L'ARTISTE
sa signature dans'lc meilleur monde. Mmc Lebey et Mme Sixte-Serive
doivent être fort contentes de lui, cette dernière surtout, car il a
rendu à merveille la grâce naturelle de sa beauté brune et le bon
goût de ses coquets atours.
On ne regarde pas assez, peut-être, lés deux figures exposées par
M. Alphonse Monchablon ; et peut-être regarde-t-on un peu trop
la belle Madame L. L.., peinte en buste par M. François Flameng.
C'est à grand'peine que l'on peut approcher cette beauté fière, si
nombreuse est toujours la foule qui se presse devant elle! Blanche
et rousse, et de satin blanc habillée, elle a grand air, ma foi ! dans
son cadre minuscule, et s'enlève bien sur le rideau rouge du fond.
Peinture aux tons d'ivoire, solide mais un peu dure, et qui miroite
quoiqu'elle soit mate. Une tache d'ombre trop accentuée dépare
le front, à notre avis du moins, car autour de nous c'est un concert
de louanges sans réserves.
On apprécie beaucoup, un peu plus loin, le portrait de
M. Edouard Philippe si magistralement enlevé par M. Berne-
Bellecour, et la vieille dame à papillotes grises, à pelisse fourrée,
à mitaines de dentelles noires, que Marcel Baschet nous montre
vénérable et sereine, dans une intimité si doucement familiale.
Le Poète à la mandoline est un des plus intéressants chefs-d'œuvre
que nous devions au maître portraitiste Carolus-Duran. Ici, dans
l'impression produite, il n'y a pas à faire la part de la séduction .
qu'exerce une radieuse beauté féminine, rehaussée par toutes les
ressources du luxe et du goût modernes. Non, tout l'effet appartient
à l'artiste ; et la valeur de la figure peinte réside presque entière-
ment dans la façon, si singulièrement pénétrante, dont il en a
senti et fait sentir l'expression. C'est simplement un très jeune
homme, assis là, devant nous, de face, dans un fauteuil de velours
rouge à dossier carré ; il est coiffé d'un petit bonnet de voyage
évasé, sur les boucles châtaines encadrant l'ovale allongé de son
frais visage ; et la cigarette aux lèvres sous l'ombre fine des mous-
taches naissantes, il pince les cordes de sa mandoline, en fixant
droit sur nous le regard calme et recueilli de ses clairs yeux gris,
si vivants, si personnels, si expressifs ! La blancheur du col, sur la
cravate noire et le vêtement brun, donne au menton tout son relief
et fait singulièrement valoir les tons roses du visage. C'est d'une
vérité, d'une sincérité, d'une modernité flagrantes; et c'est d'une si
belle allure, d'un caractère si naturellement et si parfaitemement
AU CERCLE DE L'UNION ARTISTIQUE
121
artiste, qu'on se croirait devant une figure de la première
Renaissance italienne. — Dans le Crépuscule d'or qu'il expose avec
son Poète à la mandoline, le maître-portaitiste se révèle d'autre part
comme un paysagiste hors ligne : les premiers plans sablonneux
montent vers un large bouquet d'arbres, qui se dessinent en masses
d'un vert sombre sur la pourpre et l'or d'un superbe coucher de
soleil. Dans ce ciel embrasé, vibre, avec toute son austère vigueur,
la magique lumière des beaux soirs ;.et l'on se rappelle le merveil-
leux alexandrin de Victor Hugo :
Sérénité de tout, majesté, force et grâce !..
M. Benjamin- Constant a peint Mlle Campbell avec sa maîtrise
des bons jours ; et M. Roybet a copieusement chanté la gloire de
M. Vigneron en deux toiles d'une jovialité toute flamande, qui
sont et œuvres de haulte graisse ». D'un tout autre style est la
Fantaisie d'Alfred Agache : cette belle et noble figure qu'on voit
passer pensive, drapée de noir et de bleu, ses cheveux bruns cou-
ronnés de fleurs rouges, de fleurs d'or et de fleurs violettes, est
tout ensemble profondément personnelle et hautement symbolique;
c'est le rêve et la vie. Et elle est ainsi conçue, ainsi faite, qu'on ne
saurait plus l'oublier.
N'admirons pas outre mesure l'Amour piqué de M. William
Bouguereau ; c'est un joli enfant nu avec un arc et des. ailes; rien
de moins, rien de plus. C'est onctueux, ce n'est pas divin. Amour
piqué mais peu piquant! — Deux remarquables figures d'hommes
par Joseph Wenckcr. — De Jules Lefebvre, une touchante Violetta,
et un robuste portrait de jeune femme qui, par la ferme et pleine
sincérité du style, arrive à la beauté. Le portrait de M. Léon
Daudet par Albert Besnard est un objet d'art qu'on ne saurait
considérer comme négligeable ; mais j'y trouve peu d'intimité vive
et peu de caractère.
Mme la comtesse de R... fait grand honneur à Edouard Sain; elle
est si ravissante et d'un si fin modelé, sous le croissant de
diamants qui brille en ses cheveux blonds ! Plus encore vous plaira
l'autre toile du maître, celle où vous verrez cette bonne, vieille
dame coiffée de noir et de violet, avec ses longs bandeaux de che-
veux gris descendant derrière les oreilles. Comme le peintre a bien
rendu la mansuétude maternelle qui flotte sur ce visage d'une dou-
ceur automnale, et dans ces yeux un peu éteints mais si vifs encore!
i22 L'ARTISTE
Je vous recommande la Blonde de Paul Duthoit, une blonde
ardente et qui fait merveille, toute en noir, sur fond bleu. — Vous
pourrez apprécier aussi une blonde aux yeux bruns, en robe verte
et blanche, exposée par Léon Comerre, et la tête d'étude signée
Aviat, une superbe fillette rousse et rose en grand chapeau Rubens.
Je ne puis maintenant que signaler à la hâte les envois de
MM. Schommer, Albert Aublet, Blanche, Axilette, Gustave
Courtois, Jalabert, Jean Benner, Aimé Morot, Parrot, Saintin,
Wauters....
Avec M. Gervex, nous entrons dans la peinture de genre. Outre
son exquis portrait d'enfant sur la plage, il a donné un piquant
tableau d'histoire anecdotique, Première entrevue du général Bonaparte
et de Joséphine Beauharnais. Tous deux, elle et lui, le général et la
charmeresse, ils sont assis, tête à tête, sur un étroit canapé vert,
un vrai canapé du temps, un canapé imprégné de couleur locale.
Sérieux, attentif, passionné déjà, Bonaparte écoute Joséphine, qui,
décolletée, les bras nus, le corps moulé sous les plis légers de son
étroite robe transparente et fleurie, lève son éventail d'un geste de
coquetterie séductrice et triomphante. Pour ce petit cadre, je
donnerais hardiment tous les costumes et tous les décors de
Madame Sans-Gêne.
La toile de M. Edouard Détaille est portée au catalogue sous
cette rubrique: Les Grenadiers achevai à Eylau. — « Haut les têtes! »
C'est encore de l'anecdote historique*, quoique les personnages se
meuvent ici en plein héroïsme militaire, en pleine épopée impé-
riale. Dans cette charge de cavalerie, tout est exact, tout est
correct, et la mise en scène est très curieusement pittoresque.
Mais n'y cherchez pas l'au-delà, l'âme transcendante des hommes
et des choses. A cette page d'épopée, il ne manque que le souffle
épique. Le peintre est un artiste excellent, mais un poète médiocre.
La Zaïre que M. Georges Claude a peinte comme modèle de
tapisseries pour la Manufacture nationale des Gobelins, a le double
mérite de nous donner une charmante illustration de la tragédie de
Voltaire et les figures très ressemblantes, très caractéristiques sous
le costume oriental, de Mllc Bartet et de M. Mounet-Sully. Ne quit-
tons pas les toiles de genre, sans un souvenir pour le Pêcheur et les
Bribcurs de M. Friant, et pour le Colporteur et le Savetier de
M. Fichel ; ce sont des scènes d'un art très spirituel et vraiment
français.
AU CERCLE DE L'UNION ARTISTIQUE
123
Parmi les paysages, il faut signaler particulièrement les deux
Plages de Berck-sur-Mer par Maurice Courant, le Chemin de Kerlou
par Camille Bernier, le Matin à l'abreuvoir par Léon Barillot,
Y Intérieur de pêcheur A Blakenberghe de Paul Parfonry, la Coupe des
roseaux en Picardie de Louis Japy, et surtout le bel envoi de
Maurice Le Liepvre, Dans la lande et Matinée d'octobre.
A la sculpture, on remarque la ravissante statuette en marbre
d'Alfred Lanson. Est-ce une Cérès, est-ce une Fortune, est-ce tout
bonnement une moderne prêtresse de la Beauté ? Quoi qu'il en soit,
le torse est un admirable morceau de nu ; les seins et la poitrine
sont supérieurement modelés. — Le Mac-Mahon, retour d'Italie,
de M. Crauk est d'un caractère bien marqué et d'une noble
allure. — Maurice Ferrary expose un buste en bronze de Jeanne
d'Arc ; on appréciera à sa haute valeur cette figure, d'expression
un peu trop moderne peut-être, mais de bel et imposant aspect sous
la couronne de laurier, avec ses bandeaux plats qui l'encadrent sur
le métal de l'armure. — Deux études par René de Saint-Marceaux,
et deux portraits par Antonin Cariés, méritent de vifs éloges, ainsi
que la Druidesse de M. Mercié. Outre ses jolies fillettes de marbre
en plein Cyclone, M. Prosper d'Epinay nous présente un curieux
cardinal en terre cuite coloriée, qui, avec la robe et la calotte rouges,
a du rouge éparpillé jusque sur ses cheveux noirs, probablement
pour y marquer les reflets de la pourpre ! — Le buste en marbre
de Mlle M.., par M. Gérôme, est aussi un essai de statuaire poly-
chrome : l'ensemble est d'une harmonie bien fondue ; et pour
accentuer encore l'originalité de l'œuvre, l'artiste a sculpté à sa
base, en guise d'ornementation, une minuscule figurine, une toute
petite fée, pas plus haute que la reine Mab, qui se hausse et se
joue entre les fleurs ornant le sein de la grande figure. L'avenir
appartiendrait-il à cet art aujourd'hui nouveau, ou tout au moins
fraîchement renouvelé des Grecs ?
EMILE BLEMONT.
LE MOIS DRAMATIQUE
THÉATRE-LaRE : En Vatteiulanl, comédie en un acte, de M. Léon Roux. — L'Assomption
de Hannek Mattern, poème de rêve en deux parties, traduit de M. Gerarth Hauptmann
par M. Jean Thorel.
Odeon : Fausse manœuvre, comédie en un acte, de MM. Bertol-Graivil et Marc-Sonal. —
Yanthis, pièce en quatre actes, en vers, de M. Jean Lorrain. — Le Bourgeois républi-
cain, comédie en un acte, de M. Albin Valabrègue.
riN de nous^ rendre compte de la place
prise par le Théâtre-Libre dans l'évolution
de l'art dramatique, supposons un instant
que ce théâtre disparaît tout à coup, que
M. Antoine renonce à l'œuvre si vaillam-
ment entreprise, si courageusement
continuée, si intelligemment conduite à
la grande joie de tous les dilettanti de
l'art, de tous les esthètes amateurs ou de
profession, embrigadés ou non dans une
de ces nombreuses écoles contemporaines
qu'un lien commun, le culte du beau, rattache entre elles, et que divisent
des principes, des dogmes et des procédés bien différents, semblc-t-il
d'abord, mais dont les séparations sont, à notre humble avis, plus
apparentes que réelles. Qui, parmi tous ceux-là, ne regretterait le
Théâtre-Libre ? Qui ne déplorerait à l'égal d'une perte artistique, la dis-
parition d'une œuvre qui paraît aujourd'hui aux moins chaleureux de
ses amis, non-seulement intéressante mais encore incontestablement utile ?
C'est que le Théâtre-Libre est aujourd'hui devenu aux yeux de tous le
champ d'expérience de l'art dramatique, une sorte de terrain neutre dans
lequel chacun est libre d'aller jeter sa semence, de l'y faire germer et
croître pour nous permettre ensuite d'en apprécier la qualité et la valeur
par la saveur des fruits obtenus. On sait d'avance que le fruit qu'on est
invité à déguster là est un fruit nouvellement éclos, porté par une plante
LE MOIS DRAMATIQUE
125
encore inconnue, et venu à maturité probablement à l'aide de procédés
récemment découverts, n'ayant qu'une parenté lointaine avec l'arrosage,
la fumure et la trop banale serre-chaude.
C'est donc l'attrait de l'inconnu, de l'inédit, du non déjà vu, qu'exerce
sur nous tous le Théâtre-Libre. Et comme on y est heureux quand
la saveur des fruits offerts nous fait découvrir une graine nouvelle, qu'on
pourra bientôt ensemencer ailleurs, dans les terres consacrées à la grande
culture de l'art ! Et puis ces terres, — officielles et semi-officielles, —
sont si encombrées, il est si difficile d'y trouver une place pour la plus
petite semence nouvelle, que chacun doit être reconnaissant à M. Antoine
d'avoir fait de son tout petit champ d'expériences une sorte de domaine
public, d'avoir poussé la générosité jusqu'à ne rien dédaigner d'avance,
jusqu'à tout admettre chez lui, y laisser tout germer et tout éclore. Il
sait bien qu'au temps de la moisson la séparation entre les bons et les
mauvais fruits doit se faire d'elle-même, que le goût public, ce maître
divin, distingue tôt ou tard l'ivraie du bon grain et que, grâce à lui, le
champ de l'art ne risque pas de s'encombrer d'étouffantes plantes para-
sites.
Le dernier spectacle que nous a offert M. Antoine, convenons-en
aussitôt, n'a pas été pour nous un succulent régal. Comme, après ce que
nous venons de dire, on ne peut nous accuser de parti-pris, nous
déclarons carrément que, des fruits dégustés alors, l'un nous a paru détes-
table, l'autre d'un goût douteux.
La pièce de M. Léon Roux, En l'attendant, manque de naturel,. de
vraisemblance et de sens. Une jeune fille daigne nous instruire, en termes
médiocrement virginaux, de l'horreur qu'elle professe pour le sexe laid et
du mépris dont elle couvre ce qu'on appelle l'amour. Elle nous déclare
conséquemment qu'elle ne se mariera jamais. Mais voici que sa mère lui
présente un prétendant ; c'est un sculpteur. Elle se moque de lui sans
façon, le raille dans son sexe et dans sa profession. Le sculpteur
stoïquement froid l'écoute sans sourciller ; puis, ironique à son tour, il
lui rend railleries pour railleries, outrages pour outrages, et il en résulte
que la virago, domptée, tombe dans ses bras. Elle a trouvé plus fort,
plus froid et aussi insolent qu'elle, donc elle se marie !
Avez-vous compris ? Non ? — C'est comme moi ! — Si ? Tant mieux !
et je vous en loue. — N'empêche que je serais surpris au plus haut
point si M. Léon Roux nous apprend un jour que de tels époux ont eu
beaucoup d'enfants.
La pièce de résistance consistait en Y Assomption de Hamiele Mattern de
M. Gerarth Hauptmann, traduite par M. Jean Tliorcl. Les Ames solitaires,
du même auteur, interdites à la suite d'événements que l'on sait, nous
avaient paru, à la répétition générale, la soutenance fort convenablement
dramatique d'une thèse intéressante, en partie vraie, tout au moins origi-
nale ; on connaît le sujet et nous n'avons pas à l'exposer ici. Mais il en
126 L'ARTISTE
va tout autrement de Y Assomption d'Hannele] il est vrai que l'auteur nous
a prévenus, ce n'est qu'un poème de rêve. Aussi rien de dramatique ; nous
sommes pendant deux heures les spectateurs enténébrés du rêve d'une
fillette de quatorze ans.
Hannele, orpheline de mère, a un père ivrogne et est très malheureuse.
De désespoir, elle a voulu se noyer dans l'étang. Le maître d'école l'a
sauvée et l'apporte, mourante, dans l'asile des pauvres. Sa sœur, le
médecin viennent la soigner; elle tremble; elle a peur. Bientôt elle
s'endort, et dans la nuit elle entend la voix de sa mère, dont la figure
lui apparaît surnaturellement lumineuse.
Et plus que jamais dans l'obscurité on nous représente dans tous ses
détails le rêve de la fillette. Hannele se voit mourir; sa mère et Jésus-
Christ la reçoivent, tandis que ses petites amies de l'école viennent lui
dire adieu. On la revêt d'une robe blanche, on la couronne de roses et
on la dépose dans un cercueil de cristal, pendant que Jésus-Christ reproche
à son père son ivrognerie. Puis les anges descendent la chercher et
l'emmènent avec eux dans le Paradis.
Ces représentations fantastiques, ces songes ingénieusement figurés à
l'aide d'obscurité opaque, insondable d'une part, et de projection électrique
de l'autre, ces évolutions aériennes d'anges et d'esprits lumineux, tout
cela appartient-il absolument à l'art dramatique, et de tels spectacles éveil-
lent-ils en nous les sensations et les émotions que nous allons chercher
au théâtre ? La question mérite au moins d'être posée. Elle l'a été par la
pièce de M. Hauptmann. Quant à la réponse, les avis sont partagés ;
depuis la représentation du Théâtre-Libre, les critiques en sont venus aux
mains, et si les uns ont sacré chef-d'œuvre Y Assomption d'Hannele Mattern,
les autres ont dit à l'encontre : « Ça, de l'art ? C'est un méchant truquage
de mise en scène fantomatique ! Il n'y a pas là-dedans ombre d'observa-
tion vraie, ni même d'imagination, ni de talent d'aucune sorte; c'est au-
dessous de rien. Si l'on a écrit de Berlin que la pièce obtenait en
Allemagne un immense succès, d'autres correspondants sont venus affirmer
tout justement le contraire. »
Pour nous, nous convenons n'avoir été ni émus, ni charmés par le spec-
tacle et que si la vieille définition : « Le drame est l'image de la vie », est,
et doit rester la bonne, il n'y a point place au théâtre — et il n'y en
aura jamais, — pour des œuvres telles que Y Assomption d'Hannele Mattern.
Oh ! certes, il nous en coûterait de prononcer un jugement sans appel,
et cependant nous dirons que de tels sujets nous paraissent bien mieux
convenir au fabliau, au conte, au poème merveilleux qu'à la scène, à
moins de les convertir en féeries. A la scène, ce qui m'intéresse, c'est
l'action. Or, ici, où est-elle ? En outre, combien nous parait bizarre ce
mélange de réalisme presque canaille et d'idéalisme transcendental !
Que la recherche de la solution du problème esthétique, soulevé par la
représentation du Théâtre-Libre, ne nous en fasse pas oublier les interprètes:
M"e Hellen, débordante de suavité maladive sur son grabat de petite fille
LE MOIS DRAMATIQUE . 127
agonisante, MM. Antoine, Arquillière et Gémier, qui tiennent remarqua-
blement leurs rôles. Félicitons aussi MM. Plinsart, Dujeu, MMmes
Zapoïska et Savelli.
C'est par Une fausse manœuvre, comédie en un acte, de MM. Bertol-
Graivil et Marc-Sonal, qu'a débuté le spectacle, entièrement renouvelé, de
l'Odéon.
Eh oui, la manœuvre est fausse, — oh ! combien! — Il s'agit delà jalou-
sie apportée comme réchaud dans un ménage qui se refroidit'. Un dîner
réchauffé ne vaut jamais rien. Il en va de même de l'amour, je crois ; la
jalousie ne saurait lui donner qu'une chaleur factice, éphémère, ce ne
pourrait être qu'un mauvais ingrédient, véritable gâte-sauce, susceptible
de décomposer ou de foire tourner à l'aigre le meilleur de tous les mets :
un peu de franchise, de sincère abandon, peut bien mieux que toutes les
drogues, corriger les fadeurs accidentelles et redonner saveur et succu-
lence.
MM. Bertol-Graivil et Marc-Sonal nous l'ont bien prouvé tout en
voulant nous prouver le contraire. En effet, M. Georges Peyrol, le mari
en train de se refroidir, ne croit pas un instant aux velléités infidèles
de sa femme Henriette, et la seule qui se laisse prendre à la manœuvre et
qui en ait quelque dépit, est celle même qui l'a suscitée, Mme de Nersac,
veuve consolable, qui se jette d'autant plus éperduement dans les bras
de M. de Montévrin qu'elle l'a vu aux pieds de son amie Henriette, ne
se souvenant plus que c'est à sa seule prière qu'il s'était mis dans cette
position d'adorateur in partibus.
Ce proverbe, — qui remplit toutes les conditions du proverbe,
puisqu'il pourrait être facilement contredit par un autre, — est assez
prestement enlevé par MM. Marsay et Clerget, et Mmes RoyJ>et et Varly.
Quand le rideau se relève, le théâtre nous représente un parc mer-
veilleux, clos d'un mur tapissé de verdoyants feuillages, aux allées
ombreuses, avec des massifs et des plates-bandes, véritables fouillis de
fleurs multicolores, dont les nuances s'harmonisent et se fondent dans
un ensemble charmant. Un grand cèdre au tronc rugueux, aux brandies
idéalement majestueuses, dans lesquelles se jouent les rayons d'un soleil
tendre et gai, occupe le centre de ce féerique décor. Un banc de pierre,
surchargé de coussins soyeux, est adossé au tronc du cèdre. A droite
s'élève une demeure monumentale, dans laquelle on pénètre par une large
porte grillée. Des voix séraphiques chantent au loin.
C'est dans ce même décor, à l'ombre de ce cèdre géant, que vont se
dérouler les quatre actes d'Yanthis, la pièce de M. Jean Lorrain. Seule-
ment, les deux premiers se passent au printemps, tandis que la nature est
dans tout l'éclat de sa fraîcheur, et les deux derniers à l'automne ; alors
les fleurs sont mortes, les feuillages jaunis jonchent le gazon et le sable des
i28 L'ARTISTE
allées, un reste de verdure couronne à peine les arbres dénudés, leurs
branches ne s'éclairent que des maigres reflets d'un soleil pâle et triste :
la nature et les cœurs sont en deuil. Ce décor symbolique, inspiré
jusqu'en ses moindre détails par M. Jean Lorrain lui-même, est peut-être
ce qu'il y a de meilleur et de plus poétique dans sa poétique élégie, et
si nous n'avons pas que des éloges à adresser au tableau, du moins nous
louons le cadre Sans restrictions ; dessins, contours et ornements en sont
d'une poésie exquise : une âme de véritable artiste a passé par là. Quant
au poème même, à l'œuvre dramatique pure, que d'invraisemblances !
que de faiblesses regrettables ! en supposant même que faiblesses et invrai-
semblances aient été voulues.
Ce n'est pas de quatre actes que se compose la pièce, mais de deux
scènes seulement, deux scènes susurrantes, douces, enveloppantes, d'une
mélancolie pénétrante, d'une harmonie exquise de rythme et de senti-
ment. Tout le reste, si court, si sobre que cela soit, — chaque acte dure
à peine dix ou douze minutes, — est encore trop long, car ces développe-
ments, d'une part ne servent en rien à l'action, par la raison toute
simple que cette action est nulle, et d'autre part altèrent le charme,
affadissent la beauté de l'image ; ainsi un voile de crêpe noir sur un
bouquet de roses... Mais c'est trop disserter ; de quoi donc s'agit-il ?
Nous sommes en Illyrie, paraît-il. On daigne nous l'apprendre au
second acte. Voilà qui me laisse indifférent dans un poème de fantaisie
pure; mon esprit volera volontiers où le conduira l'aile capricieuse du
poète, son guide. Il est prêt à le suivre, sans s'informer du but, dans
l'inconnu, dans l'innommé, dans l'innommable même, pourvu qu'il soit
sans cesse charmé et qu'il puisse se griser tout à l'aise du parfum délicieux
et toujours inaltéré des fleurs mystiques du jardin éthéré de la muse.
Or, dans cette Illyrie, une Illyrie à part, il y avait, une fois, un roi
Léontès qui "avait un fils nommé Camillus. Ce roi Léontès avait, pour
régner, tué jadis son frère, et ce frère avait une fille. Léontès, afin de
pacifier son royaume, a formé le projet de marier son fils Camillus à la
fille de son frère. Camillus ne veut point servir d'instrument à ces calculs
politiques et s'enfuit du palais paternel en compagnie du bouffon PrLsca.
Ils courent le pays, en quête d'aventures, lorsqu'un soir, dans un pare
solitaire, ils rencontrent une jeune fille d'une merveilleuse beauté. Camillus
s'éprend d'elle. Cette jeune fille s'appelle Yanthis, et est aveugle ; Camillus
ne l'en aime que mieux, et Yanthis séduite et instruite de ce qu'est la
beauté en respirant une rose et en palpant de sa douce main d'aveugle le
visage de Camillus, s'éprend de lui à son tour.
Or, cette Yanthis est justement la fille de feu le roi vaincu, reléguée
dans cet asile solitaire, en compagnie de sa nourrice et d'un médecin, par
ordre du roi Léontès. Elle est devenue aveugle dans l'incendie du palais
paternel. Le médecin nous apprend, comme par hasard, que si un jour
Yanthis pleure de joie, ses larmes seront le remède qui lui rendra
la vue.
LE MOIS DRAMATIQUE 129
Cependant Léontès, désespérant du retour de son fils, décide d'épouser
lui-même la jeune aveugle. Mais l'air de la cour, ou la compagnie d'un
époux vieux et laid, — ce que pourtant son infirmité persistante ne
permet pas à la jeune fille de constater de visu, — exercent sur la mal-
heureuse Yanthis une funeste influence. Malade, presque mourante, elle
est reconduite, à sa prière? dans l'asile de son enfance, là-bas à l'ombre
du grand cèdre, témoin des aveux échangés avec Camillus. Lui, Camillus
n'a pas quitté le parc ; il a élu domicile sur le banc de marbre adossé au
cèdre, et il attend patiemment qu'Yanthis, dont il ignore le sort, revienne
l'y rejoindre un jour.
Mais voici qu'on annonce l'arrivée de la jeune reine. O stupeur !
l'épouse de Léontès, c'est Yanthis ! Camillus à cette vue, a failli
mourir !
Déguisé en joueur de mandoline, avec son inséparable bouffon Prisca,
Camillus obtient de M. l'Intendant de donner une aubade à la reine.
Prisca chante d'abord, mais Yanthis veut aussi entendre son compagnon.
Camillus, après bien des hésitations, consent à chanter à son tour. Yanthis
le reconnaît à la voix : c'est lui, c'est son amant ! elle se jette dans ses
bras, le presse sur son cœur, et pleure de joie... Les larmes d'allégresse
exercent l'effet prédit par le docteur ; Yanthis recouvre la vue, contemple
les traits de son bien-aimé, et à bout de forces et d'émotions, se meurt
sous son baiser !
Les deux scènes entre Yanthis et Camillus, leur première rencontre au
premier acte, leur reconnaissance et leurs suprêmes adieux au dernier,
voilà toute la pièce ; rien en dehors d'elles n'offre le moindre intérêt, car
tout ce qui pourrait fournir matière à une situation, à une étude de
sentiments, comme, par exemple, le mariage de Léontès et d'Yanthis,
ne nous est pas représenté et ne nous est que raconté, et, convenons-en,
mal raconté.
Certains actes se réduisent à rien, à moins que rien. Le second consiste
tout entier dans une visite du roi Léontès au manoir habité par Yanthis ;
il vient faire part au médecin Myrrhus de sa décision d'épouser la jeune
aveugle et lui donner l'ordre de l'en informer. C'est tout ; il repart sans
voir Yanthis, et le rideau tombe.
Le troisième acte se borne à nous montrer Camillus attendant Yanthis
sur le banc de marbre. Prisca et lui se désolent de son départ, mais sans
avoir l'idée de demander à un voisin complaisant ce qu'est devenue la
jeune hôtesse du manoir. Quand une jeune fille quitte sa demeure pour
épouser le roi du pays, les voisins en sont pourtant ordinairement infor-
més. De plus, le roi Léontès, qui a contracté ce mariage dans le but de
se rallier les anciens partisans de son frère, a dû prendre soin de donner
à cette union une grande publicité. Mais sans doute Camillus et Prisca
n'ont rien voulu savoir. Il n'est pires sourds que ceux qui ne veulent pas
entendre. Que voulez-vous ? On ne peut rien contre ces choses-là. Aussi ce
troisième acte est-il aussi pauvre, aussi nu que le discours d'un académi-
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE: T.VII 9
i3o L'ARTISTE
cien, comme disait Musset, et comme ont pensé tant d'autres avant et
après lui.
Le poème de M. Jean Lorrain, séduisant par sa féminéité attractive, par
sa délicatesse vaporeuse, par la souplesse harmonieuse d'un rythme aban-
donné, n'en reste pas moins intéressant. Le soin qu'a pris l'auteur
d'écarter de son œuvre ce qui pouvait lui donner l'extérieur d'un drame,
témoigne évidemment qu'il n'a point voulu foire un drame ; aussi aurait-
on mauvaise grâce à le lui reprocher, et cela ne serait ni de bonne guerre
ni de loyale critique.
C'est un tableau aux teintes douces, attendries, atténuées, placé dans
un cadre idéal, dont le dessin se perd comme un délicieux rêve, que
M. Jean Lorrain a voulu certainement et simplement nous montrer. Ce
but, il l'a atteint et ne lui demandons pas autre chose puisqu'il n'a pas
voulu faire autre chose. Le jour où, en artiste sincère et de valeur qu'est
notre confrère, il voudra nous donner un drame aux situations poignantes
et pathétiques, n'en doutons pas, il s'y prendra autrement, il créera des
personnages et leur donnera des attitudes en harmonie avec l'effet à obtenir.
Les vers et le style ne sont pas toujours irréprochables ; mais Yanthis
est une œuvre de jeunesse ; les vers sont comme les fruits : ils mûrissent.
La vie et le culte de l'idéal sont un soleil réchauffant pour l'âme de
l'artiste, et à leurs rayons elle traduit ses sentiments dans des expressions
qui prennent de jour en jour plus de chair, plus de saveur et plus d'éclat.
Il n'y a qu'à louer dans l'interprétation d' Yanthis. M. Fénoux est un
beau Camillus, au regard plein de langueur et d'expression, et au parler
mâle. Mais pourquoi donc s'était-il déguisé en Roméo ? M. Janvier
(Prisca) fait bien sonner le vers et joue avec un merveilleux naturel.
M"e Dorsy dit d'une voix suave et délicieusement pénétrante ; son geste
et sa physionomie sont admirables de douceur et de touchante expression.
M. Albert Lambert tire tout ce qu'il peut du rôle ingrat de Léontès.
M. Jahan est onctueux et solennel à souhait en vieux docteur. Mmcs Marcya
et Vincent, nourrice et dame d'honneur, attirent et retiennent le regard
moins par l'éclat de leurs riches costumes que par leur grâce et leur
fraîche beauté.
Avec le Bourgeois républicain, de M. Albin Valabrègue, nous descendons
des hauteurs sereines de la poésie et entrons de plain-picd dans la réalité,
et même dans l'actualité. C'est une comédie politico-satirique, étincelante
de verve, que nous a servie l'auteur.
Le bourgeois républicain, héros de la pièce, se nomme M. Desroches;
il a six cent mille francs de fortune, des principes qu'il croit libéraux, une
femme intelligente et trois filles. De ces trois filles, il n'en montre qu'une,
Juliette, demandée en mariage par un jeune viveur, très nul, mais fils du
riche banquier Traversac, riche à cinquante millions, et par un jeune
professeur de philosophie, honnête et plein de talent, Jacques Girard,
mais sans fortune et fils d'un jardinier.
LE MOIS DRAMATIQUE i3i
Le libéral Desrochcs repousse évidemment avec perte et fracas le fils
du paysan et se déclare prêt à accueillir favorablement la demande du
jeune Traversac. En vain Mmc Desroches plaide la cause, du philosophe et
démontre que l'amour prétendu du fils du banquier pour leur fille est le
caprice d'une heure ; en vain le docteur Tavernier, parrain du professeur,
homme de bon sens et d'une probité scrupuleuse, dit son fait au bourgeois
et lui met le nez dans son hypocrisie : Desroches, impassible, tient bon.
Ah ! il ne renie pas ses principes, mais entre le fils d'un homme en
blouse et sans le sou, et celui d'un riche banquier, peut-on hésiter ?
Le banquier Traversac, dont l'égoïsme rétrograde s'est déjà manifesté,
vient à point pour permettre au républicain Desroches de se ressaisir.
« Mon fils a demandé la main de votre fille, lui dit-il ; je viens vous
prévenir que je m'oppose à ce mariage qu'il fera sans mon consentement.
Je lui donnerai quelques rentes, tout juste de quoi ne pas mourir de faim,
mais rien de plus, et en outre je le munirai d'un bon conseil judiciaire
pour l'empêcher de faire de nouvelles sottises. »
Le républicain se réveille alors en Desroches. « Mais je refuse à votre
fils la main de ma fille, s'écrie-t-il : je suis un démocrate, moi, et je ne
m'agenouille pas devant le veau d'or. » Et le voilà reprenant à son compte
les invectives de l'honnête docteur Tavernier.
Cette scène est du meilleur comique. Le banquier Traversac est touché
par la probité du républicain et lui offre des actions dans une affaire qu'il
va lancer. Point n'est besoin pour Desroches de verser des fonds ; il
participera aux profits, voilà tout... Et le républicain se laisse tenter.
Fier de lui, il annonce ensuite triomphalement à sa femme qu'il a refusé
Juliette au fils Traversac. — « Alors tu la donnes à M. Jacques Girard,
réplique-t-elle joyeuse. — Ah ! non, et qu'on ne me parle plus de lui »,
répond-il énergiquement.
Mais voici que Jacques vient de la part des délégués sénatoriaux offrir
à Desroches la candidature au Sénat. Flatté d'un pareil honneur, il accorde
alors la main de sa fille au messager de cette heureuse nouvelle en lui
demandant : « Quelle opinion m'impose-t-on comme candidat ; libéral,
modéré, radical...? » Desroches est prêt à tout.
Ah ! la fine satire ! Comme mœurs et discours sont ici palpitants de
vérité et d'actualité, et comme M. Albin Valabrègue a du mérite d'avoir
fait entendre dans une comédie spirituelle et divertissante le langage de la
raison et du bon sens. Le bourgeois Desroches est légion aujourd'hui et
s'appelle M. Majorité ; il a profité de la Révolution, mais elle doit s'arrêter
à lui et tout doit être au goût de tout le monde puisque lui est heureux.
Mais M. Valabrègue ne lui a pas mâché les mots ; il lui a dit que si le
capital est du travail accumulé, les dividendes sont le travail des autres,
et qu'en tout cas les ouvriers avaient beau accumuler leur travail, ils
n'arrivaient pas dans les conditions actuelles à pouvoir capitaliser ; il lui
a dit encore qu'il est inique qu'un crétin qui s'est donné la peine de
naître ne manque de rien- tandis qu'un travailleur intelligent manque de
i3a
L'ARTISTE
tout, que seuls les paresseux doivent être pauvres, et bien d'autres choses
encore que le public a applaudies chaleureusement au théâtre, mais qu'il
applaudirait avec plus d'ardeur sans nul doute s'il les voyait se transfor-
mer enfin en réalités sociales.
Cette pièce, qui touche en certaines scènes au grand comique, est
superbement enlevée par MM. Cornaglia, Montbars, Jean Sarter, Berthet
et Mmcs Lherbay et Arbcl.
CAMILLE BAZELET
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LE MOIS MUSICAL
L'iV£ LETTRE DE QUE EN MAB
Beethoven : la Symphonie avec chœur, n° ix (Conservatoire, 5e et 6<= concerts); Fidelio
(concert d'Harcourt). — Richard Wagner : fragments de Parsifal (concerts Lamoureux
et Colonne). — Antiques symboles : Psyché et les Bolides de César Franck. Les Mys-
tères d'Eleusis de Maurice Bouchor et Paul Vidal (à la Bodiniére). — Les vieux maîtres
et l'histoire de la Musique à la salle d'Harcourt : 3e, 4» et 5e séances. — Le Flibustier,
à l'Opéra-Comique. — Auditions, premières et reprises diverses (le Néron de Rubins-
tein, à Rouen; le Paradis et la Péri de Schumann, au Conservatoire, etc., etc.) —
Le critique et la Critique.
on cher Directeur,
J'aime les Poètes. Et je crois que les
dieux reviennent; car j'augure favora-
blement de leur retour, en constatant
que leur inspiration, sinon leur langage
toujours, préside aux nouvelles desti-
nées musicales. Pour les botanistes de
l'âme humaine qui vont herboriser dans
le champ des idées à la recherche d'un
« signe des temps », n'est-ce pas une
heureuse fortune que la floraison de
pareilles oeuvres en plein hiver :
Giuendoline, le Flibustier, les Mystères
d'Eleusis, l'Attaque du Moulin, où les compositeurs Chabrier, César Cui,
Paul Vidal, Bruneau ont modelé plus ou moins directement leur création
sonore sur la voix des poètes Catulle Mendès, Jean Richepin, Maurice
Bouchor, et Zola, le lyrique de la prose et de la vie ? Et cela, en atten-
dant les drames bourgeois de Gustave Charpentier et les Labdacides légen-
daires de Véronge de La Nux, où poète et musicien ne font qu'un, en
souhaitant la prochaine apparition de Thaïs aux yeux de violettes, que la
délicatesse de J. Massenet et la beauté de son interprète Sibyl Sanderson
auront le péril glorieux de ressusciter d'après la grâce sublime du maître
Anatole France. O lointaines apothéoses de M. Scribe ! Qui se plaindra
maintenant des horreurs du libretto et de l'insanité des librettistes?...
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134 L'ARTISTE
Commençons par Zens, chantait le vieil Euphorion de Chalcis imité par
la muse latine déifiant Homère. Moderne, je commencerai par Beethoven.
Loin du saphir oriental des promontoires de Grèce, à deux pas des mysté-
rieuses brumes de la haute forêt Hercynienne et du champ de bataille à
peine refroidi de l'épopée bientôt centenaire, c'est le musicien Beethoven
qui transfigurait déjà la strophe immortelle du poète Schiller : et, tel le
divin Salyre de Victor Hugo, magnifiant l'eurythmique cithare d'Apollon,
A l'heure où le matin au souffle universel
Passe,
l'orchestre de Beethoven élevait le «lied1» allemand de la Joie jusqu'à
l'hymne immense de la Fraternité. Dès i823, l'orchestral et mélodieux
essor se drapait victorieusement sur le mâle dessin des beaux vers. La
féminine musique s'unissait au viril poème. Et le shakespearien Wagner
avait dix ans.
Comme en ce lointain soir de semaine sainte où le philtre de Tristan et
Ysetilt enivra le classique sanctuaire2, — avec mon enthousiaste altéra ego
Viviane de Brocélyande pour une fois infidèle à Schumann, malgré son
cher Larghetto2, — me voici, tout oreilles, devant un décor qui réjouirait
Pierre Quillard : une vieille toile ignifugée d'où monte éloquemment
l'éphémère gloire du Verbe musical, irrésistible « prétexte de rêve » ; et
cette pauvre loge d'aveugles devient une cellule enchantée où Beethoven
transfigure le mystique aux yeux clos. Je veux dire le mélomane : or le
Docteur Marianus n'éprouve point une délectation plus pure quand il
salue chastement la matinale Etoile1! Pendant une heure vingt de gloire
et de silence, le vieux Conservatoire semble désaffecté, devenu temple.
Mais où sont les concours d'antan?... En bas, par intervalles, le remous
des choristes, le foyer, les rires, l'Art et la Vie.
Si un jeune venait d'écrire la Symphonie avec Chœur, cette cime de la
musique ne serait-elle pas foulée comme une taupinière? Longtemps
S. M. le Public a bâillé : donc c'était la Symphonie qui avait tort... vox
popitli, vox Dei. — Enfin! l'on a daigné pardonner au génie... et recon-
naître que tout Beethoven, que toute son époque, que toute sa race, que
l'Humanité même est synthétisée dans cet univers sonore. C'est égal,
croiriez-vous que cette petite folle de fée Viviane regrette le temps où le
philistin, snob depuis, ne se jugeait pas encore tenu d'appeler chef-d'œuvre
un chef-d'œuvre ?
Le temps est loin, cependant, où la Société des Concerts risquait timide-
ment les trois premiers morceaux symphoniques, sans le Finale avec
chœur... le temps est loin où le révolutionnaire Hector Berlioz, désespéré
1 Expression d'Alfred Ernst dans son beau travail sur le Lied (Revue Blonde, janvier 1 894).
2 Première de ce Prélude au Conservatoire, direction de M. Garcin, 1891.
:l De la Syiuplmtie en si bémol, jouée le même jour chez Colonne (21 janvier 18(14).
* Faust de Schumann, III, 5 : une inspiration séraphique.
LE MOIS MUSICAL
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de ne pouvoir croire au Beau absolu, écrivait tristement, un dimanche
soir d'hiver : « Analyser une pareille composition est une tâche difficile et
dangereuse... Parmi les jugements divers qu'on a portés sur cette partition,
il n'y en a peut-être pas deux dont l'énoncé soit identique. Certains cri-
tiques la regardent comme une monstrueuse folie; d'autres n'y voient que
les dernières lueurs d'un génie expirant (les clichés ont la vie dure : il y a
onze ans, ces mots furent appliqués à Parsifal); quelques-uns, plus pru-
dents, déclarent n'y rien comprendre quant à présent, mais ne déses-
pèrent pas de l'apprécier, au moins approximativement, plus tard; la
plupart des artistes la considèrent comme une conception extraordinaire
dont quelques parties néanmoins demeurent encore inexpliquées ou sans
but apparent. Un petit nombre de musiciens naturellement portés à exa-
miner avec soin tout ce qui tend à agrandir le domaine de l'Art...,
affirment que cet ouvrage leur paraît être la plus magnifique expression
du génie de Beethoven... — Quoi qu'il en soit, quand Beethoven, en
terminant son œuvre, considéra les majestueuses dimensions du monu-
ment qu'il venait d'élever, il dut se dire : Vienne la mort maintenant, ma
tâche est accomplie1 »
L'Antiquité disait Phidias; nous disons Beethoven : et ce seul verbe
ossianique me trouble, tel un nom bien-aimé. Quel beau timbre dans ce
nom : suave et fier, et plein de rêve ! Beethoven !
Ce qui fait qu'il est dieu, c'est plus d'humanité :
Il est génie, étant plus que les autres, homme.
Voulez-vous entendre le meilleur portrait qu'il nous a laissé de son âme ?
Identifiez-vous avec le premier morceau. La saisissante étrangeté de sa
nature léonine et tendre revit dans cet Allegro maestoso, en ré mineur,
sombrement tragique comme un Faust immatériel. Début mystérieux,
éclatante fin ! Vers le milieu, brusquement tout l'orchestre clame sans
conclure, prométhéenne affirmation d'une force esclave : ô Stendhal, la
moderne Beauté s'appelle Passion. Depuis la frissonnante indécision de
l'exorde arpégé jusqu'à l'orageuse étrangeté de la dernière page, ce monde
de sentiments et d'harmonies chante la vigueur byronienne, romantique,
fulgurante et âpre d'un merveilleux style Empire, un poco maestoso,
solitude
Où l'éclair gronde, où luit la mer, où l'astre rit
Et qu'emplissent les vents immenses de l'esprit.
Rien de l'école de David. Shcllcy musicien aurait prêté cette plainte à
son Prométhée, race d'Eschyle. Tout un passage poignant, — un soupir
des bois sur un frisson d'orchestre, — se retrouve dans l'immense Allegro
con brio de YEroïca, si pathétique de même, où vers la fin passent d'étranges
nuages sur les soirs de gloire.
1 A travers chants, pages 52-02. — Cf. le travail de R. Wagner sur la Neuvième.
i36 L'ARTISTE
Colossal aussi, le Scherzo vivace, tant par la dimension de ses reprises que
par sa bonhomie surnaturelle : un De Marne idéal, qui raconte la cordia-
lité villageoise dans le bonheur du grand plein-air où jase le cor, au loin,
dans la campagne... (Ah! l'indicible conclusion du /no!) Rubinstein,
qui veut des scherzos cynégétiques, devrait étudier ici les dessins d'accompa-
gnement traversés par le jeu vibrant des timbales. Et l'Adagio tnolto e
cantabile! plus poignant qu'un soir d'octobre, que le Michel- Ange allemand,
frère de Jean-Jacques, emplit douloureusement d'ombre religieuse et
d'opiniâtre espérance... Suggestive antithèse de deux rhythmes! Au seul
souvenir de l'adorable phrase, de l'aveu à trois temps que la clarinette et le
cor empruntent aux premiers violons, la rosée de l'âme tremble sous les
cils. Le mutisme de la critique en serait le commentaire le plus loyal.
Les secrets de l'œuvre, ce sont des mémoires d'outre-tombe : tristes
accords, tenues graves, timbres nocturnes, élégiaques murmures, lueurs
et brises de Ruysdael, traits délicats, demi-sonorités de mystère, c'est la
voix de l'Infini. En la pénombre, gloire, amour, éternité s'exhalent du
génie célibataire comme Michel- Ange et comme Jéovah. O l'admirable et
discret aveu ! Plus rien de l'ardente mondanité de Mozart ; rien encore
de la sombre féerie de Schumann. Ame moderne et noblesse antique.
Cet Adagio n'a qu'un seul pendant possible : la Scène d'amour de Berlioz :
Shakespeare, Vérone, selon 1839.
Et le Finale! Après la « furibonde ritournelle », sphynge de Berlioz, —
le Pensieroso villageois chante l'Allégresse, la libre et sainte Allégresse qui
dérobe une larme au sourire, une de ces belles larmes de la nuit du
4 août ! L'être s'épanouit avec la longue phrase ascendante, d'abord voilée,
puis vibrante, altière, lumineuse, le miroir vivant des beaux yeux émus
la reflète, et le violoncelle, bientôt accompagné par les cors, épanche le
robuste attendrissement de cet Age d'or musical où des paysans de Poussin
transportent à l'aurore future la réminiscence embellie des anciens jours :
j'écoute, et la Fraternité universelle ne me semble plus une chimère; le
son est lumière et poème : Beethoven . « théophilanthrope » me fait
chérir l'utopie! Les voix hautes planent avec les cuivres invocateurs; les
voix formidables surgissent avec les tutti croulants ; les voix féminines
rient avec les hautbois subtils ; un quatuor dialogue, idylle sublime, admi-
rable écueil : et tour à tour pacifique, champêtre, céleste, guerrière,
solennelle, exquise, amoureuse, violente, toujours pure, pour monter à
un ensemble de souffle populaire et de trivialité divine, la double sympho-
nie affirme sans trêve l'éternelle illusion de bonté qui fleurit au cœur de
l'homme! Noblement tendre, c'est la plus belle idée de Beethoven. Ce
leitmotiv a engendré Richard Wagner. Quelle grâce dans la force! Wagner
a vu et entendu la Mort d'Yseult, le convoi funèbre du héros Siegfried,
YEnchantenunt du Vendredi-Saint, il a créé une polyphonie sans égale. Mais
le Shakespeare du Drame musical n'a point surpassé musicalement le nerf,
le rhythme, la tonalité olympienne, l'essor vivant, le sang généreux de ce
vieux jeu beethovénien, toujours jeune, que méconnaît trop la partiale
LE MOIS MUSICAL
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maladresse de ses plagiaires. Il faudrait un in-folio pour narrer l'histoire
des sensations infinitésimales que procure la Symphonie avec Choeur. Mais à
quoi bon ? La parole sèchement discursive peut-elle définir ce moment
divin : la musique ?... La Neuvième, qui ne se démodera jamais tant qu'il
y aura des musiciens doués d'une âme, est la Notre-Damc-de-Paris de l'art
sonore. Cette synthèse immortalise tout un moi gigantesque comme son
époque ; elle a fixé pour les siècles un instant sublime. Tout notre dieu
Beethoven y resplendit : comme le Dieu d'Hugo sur la crête empourprée
des nues.
Et ce sera l'honneur immortel de 1792 et de Bonaparte, son fils infidèle
et glorieusement tragique, que d'avoir fait épanouir de tels génies : Victor
Hugo, Beethoven. Les choeurs et les cuivres, qui rayonnent dans l'éther
des notes si hautes, réveillent ces temps ailés que Laclos a vécus, que
Barrés voudrait revivre ', ces années qui furent des siècles. La Grèce de
Salamine et les Perses d'Eschyle ont connu cette fièvre sans en réaliser
la symphonie. La furieuse apostrophe orchestrale du Presto final est un
abîme entre deux mondes. Beethoven fêtait l'Etre Suprême, en contem-
plant vers le soir le buste de Brutus... O Fraternité, noble illusion! Nous
sommes retournées aujourd'hui savourer ces deux belles heures volup-
tueuses qui ont la destinée de tous les moments divins ; et, dans une
bouffée d'iris, à la sortie, Viviane plus songeuse
Que la druidesse blonde à la faucille d'or,
songe tout haut, mélancolique : « Heureux indifférents qui ne connaîtrez
jamais l'amour-souffrance! Une visite à Beethoven, c'est encore la Peine
de l'Esprit*, comme dit Maurice Pottecher. » — Oui, revivre tristement
plusieurs vies artistes, ô rêve de Fées!
Ni sensuel, ni paradisiaque : cordial, humain, tel fut avant tout
Beethoven, avec un prodigieux élan vers la tendresse. Symptôme de la
« Sublime avec chœur », c'est aussi par un hymne d'universel amour
que s'illumine la conclusion de Fidelio (i8o5). Le cœur de Beethoven y
chante avec une pureté terrestre et chaleureuse {'Eternel Féminin que,
mysticisé par les beaux vers de Gœthe, le rêve de Schumann chantera
quarante ans plus tard parmi l'encens des élus et les murmures lumineux
du ciel. Fidelio, ou l'amour conjugal, opéra en deux actes sur un livret de
M. Bouilly (sujet doublement poncif, ricaneront nos mondaines derrière
l'éventail) ; un simple fait historique, des paroles banales, une forme
conventionnelle imposée par l'usage : eh bien ! plus heureux que tel
musicien contemporain qui reste inférieur au poète, le génie sait enclore
son âme toute palpitante dans le vieux jeu du cadre. Imaginez le Serment
du Jeu de Paume, du dessinateur David, achevé par le « balai ivre » du
1 Les taches de sang, chronique du Journal (octobre 1892).
• Drame philosophique : Paris, Fischbacher, 1892.
i38 L'ARTISTE
coloriste Delacroix : telle est l'impression d'art que donne Fidelio, blanche
vieillesse au regard de flamme. Pour le moi de 1894, lecteur d'Ibsen, et
qui connaît le troisième style de Wagner, une première audition déconcerte,
une seconde transporte. A côté de l'Ouverture du Faust de Schumann,
au romantisme morose et triomphal, Y Ouverture de Fidelio (18 14) respire
encore la sobre et cordiale naïveté de la vieille Europe, classique, sensible,
expansive, villageoise, heureuse, et, dès le début, combien puissante!
(Quant à {'Ouverture de Honore, n° } (mars 1806), c'est le prodige d'un
précurseur, impétueux raccourci d'opéra et supérieur à l'œuvre). Sourire
de Mozart que le tendre Beethoven va transmettre à Schubert, — les pre-
mières scènes, Y air de Marceline, le quatuor canonique à l'octave, l'éloge
de l'or par le geôlier Rocco, la petite Marche en ri bémol, ne sont qu'un
prélude à Y air de Pizarre, rugissement de rage, création géniale où le lion
secoue définitivement la poudre qui emprisonnait sa crinière. Voilà le vrai
Beethoven, souvent théâtral1, musical toujours, sanguin, nerveux, vibrant,
martial, robuste, dompteur du rhythme allègre et fier, qui va répandre
son âme dans le grand air de Fidelio, soutenu par la sourde émotion des
cors, dans le dialogue si beau des prisonniers, dans l'épouvante sympho-
nique du cachot où s'exalte la solitude du pauvre halluciné, dans le
quatuor du pistolet, cet éclair, dans le duetlo des époux, ce sourire en pleurs,
dans le Finale, cette ivresse sonore, où les bois soupirent, si délicatement,
la chaste volupté de la vie « comprise » par un Beethoven : O ciel, quel
divin moment ! exhale la lente effusion de Fidelio, maintenant Léonore.
Oui, divin, comme le quatuor de la Neuvième, au poco adagio virginal. Et
ce point d'orgue, avant l'ensemble! M. Bouilly, vous vivrez autant que
les grands poètes aux amples rimes. Là, en effet, le vrai Poète, c'est
Beethoven. Dans Tristan et Yseult, l'admirateur de Mozart a glorifié l'eni-
vrement des amours coupables ; dans Fidelio, avec un faible poème, un
art esclave et une pensée pure, Beethoven, sombre et sourd, égale Gluck
et son Alceste, embrase l'orchestre, devance le lyrisme. Florestan solitaire,
songeant aux Léonores entrevues, l'artiste s'est consolé par l'Art, il s'est
vengé musicalement des injustices de la Vie.
L'olympien Goethe et les Anciens, prêtres de la forme, n'ont point
connu la véhémente pureté de cette flamme toute moderne qui manquait
aux larges paupières sans prunelles des marbres divins ; mais c'est
l'harmonieuse profondeur des beaux mythes immortels qui séduisit de
nos jours encore l'âme très fervente et presque germanique du maître des
Béatitudes: les Fol ides, d'après Lecontc de Lisle, et surtout la Psyché,
poèmes symphoniques de César Franck, ont l'obscurité radieuse des symboles,
avec leurs grappes subtiles d'accords, leurs réticences wagnériennes de
timbras, les trémolos sourds ou aigus, les sourdines aériennes, l'essor
indéfini, la chaleur diffuse et l'éternel devenir de leurs mélodies qui
1 Opinion de Berlioz, de Rubinstein, de Julien Tiersot, à demi combattue par Camille
Bellaigue (PsycMogie musicale, 1 8<j3).
LE MOIS MUSICAL
1 3g
s'élancent parmi les souffles d'avril et les aspirations du cœur ; et l'ivoire
du style serti dans l'or des rimes vient de ressusciter les Mystères d'Eleusis
appelant les mystes à la nuit consacrée, aux éloquents ombrages, à la
platonicienne promesse des îles bienheureuses. Le musical poète de
Noël est un ami de la musique. Le choix de Paul Vidal en est une
nouvelle preuve.
Mais, il y a douze ans, qui eût prédit que l'ère du Naturalisme
aboutirait si vite au culte de Saint François d'Assise, à la primitive
austérité du Campo-Santo, à l'engouement tardif pour les vieux maîtres
qui furent les jeunes ? La Fille-Fleur a des remords ; le réel a la nostalgie
du rêve. Nos oracles écoutés, ce sont les grands scholastiques de la
fugue, à la perruque solennelle, J.-S. Bach, placide et colossal, dont la
grâce sévère mêle à la science allemande l'ornement italien, comme un
trille d'oiseau matinal qui rit à Dieu dans la lumière, Haendel, plus
théâtral et plus froid, âmes sérieuses d'une époque déjà frivole, qui,
bientôt, raffolera des mièvreries savantes du grand Rameau ', puis des
fioritures mondaines des Pergolèse, des Paisiello, des Guglielmi, des
Cimarosa ; mais la mélodie s'émancipe, l'harmonie se corse, le rhythme
s'enrichit ; après Scarlatti, avant Gossec la Symphonie s'affirme dans
Haydn familial, avec des accents de force et de charme ; la pensée
s'affine sous le front du divin Mozart, aux yeux vifs, au profil pur,
parfois vieilli sous la poudre, l'artiste voluptueux et très chrétien comme
son siècle, ardent et spirituel, doctement léger et légèrement profond,
Chérubin de l'art musical ; le drame ressuscite la tragique noblesse
d'Athènes avec la blanche muse de Gluck qui se souvient de l'Air de
Téla'ire, du Trio des Parques et de la majestueuse galanterie de Rameau
pour s'élever, simplement et fortement, sans orchestre, par la seule force
indestructible du vrai transfiguré jusqu'aux harmonieuses désespérances
à' Orphée, à'Iphigénie, d'Alceste et d'Armide. Aux pieds de la statue
grecque, s'ébat gentiment «la gent trotte-menu2» de notre vieil opéra-
comique, de même que Trianon ne présage pas 1789. Etonnant siècle!
Palestrina vint achever le contrepoint choral, Bach l'oratorio et la
cantate d'église, Haydn la musique de chambre, Mozart la mélodie vocale,
Schubert le lied, Beethoven la symphonie : heures parfaites où le moi du
génie résume l'effort du passé. Or, ce que ni l'auteur d'Alceste ni l'auteur
de Fidelio ne put réaliser aux lueurs factices de la rampe, ce sera la
tâche d'un musicien-né qui fut à lui-même son architecte audacieux et
son poète magnanime, le bon wagnérien : Richard Wagner. C'est lui le
Siegfried qui osera tumultueusement les quatre soirs épiques pour la
conquête de l'Anneau fatal, c'est lui le Lohengrin qui remontera pacifique-
ment vers la splendeur, le Walther lyrique qui, loin des magisters,
puisera l'inspiration juvénile dans le bouquin de l'aïeul et dans les yeux
d'Evchen ; le Tristan qui transportera des réalités fugitives de Venise aux
1 Trios pour clavecin, violon et basse, etc.
2 Joli mot de M. René de Récy, à propos delà reprise du Déserteur (juin 1893).
140 L'ARTISTE
brumeuses mélancolies de la Manche la déchirante incantation du philtre ;
le Parsifal, enfin, « mort en priant l », qui baisera le front de la pécheresse
au surnaturel Enchantement du Vendredi-Saint : Parsifal, le Pur Simple, le
crétin rose et joyeux, tueur de cygnes, que le vieux serviteur Gurnemanz
menait contrit devant les angéliques mystères de l'Agape, et qui, vengeur
de la Lance, est parti pour les jardins de Klingsor, sans obéir au
« gentil babil », aux prestigieuses caresses vocales des Filles-Fleurs, à la
luxure
Etalant ses bras frais et sa gorge excitante s.
Mais il a rencontré Kundry, la juive errante, splendeur et misère des
voluptés : sa bouche naïve est effleurée par l'enfer brûlant des lèvres
rouges, et, aussitôt, le baiser d'une courtisane révèle à la candeur
l'amertume des êtres et la blessure d'Amfortas. Invention radieuse! C'est
par un baiser maudit que le sensuel Wagner s'achemine vers le triomphe
lilial du mysticisme. O Faust! que peuvent, en effet, notre pauvre science,
notre philosophie lilliputienne, notre métaphysique ambitieuse ? Il n'est
rien de tel pour bien comprendre que le baiser de Kundry. Le Reine Tfor
comprend donc : il compatit, mais il résiste ; il est vainqueur. Et, plus
tard, dans une floraison d'harmonies vernales qui est le plus familièrement
hautain des paysages, devant ce décor qui lumineusement s'émaille de
fleurs pensives sous la double rosée du sang divin et des larmes repen-
tantes, en cette moderne merveille du Vendredi-Saint où le Christ
revivant aujourd'hui pardonnerait à Ernest Renan pour le parfum de son
style, — clair en la verdoyante pénombre, le blanc Parsifal est baptisé roi
par le serviteur Gurnemanz parmi l'affectueuse et solennelle allégresse des
cuivres : et, ravissant pianissimo des murmures, s'essore peu à peu le si
mélodique sourire des timbres, à mesure que le pré fleurit, que l'herbe
s'anime, que l'épi devine, que le val s'éclaire, que les fleurettes se parent
de soleil, que l'eau rédemptrice épand sa fraîcheur sur le front brûlant
d'une Magdaléenne. La Fleur maléfique elle-même est touchée de la grâce.
C'est la Bhimenaue, dit l'Ouvreuse. La Sicgfried-Idyl! et les Waidivcben
n'ont rien de plus vaporeusement germanique, de plus universellement
suave. Matinale volupté de l'air et de l'âme, inoubliable parfum d'un
renouveau mystique, mystérieuse parenté des sons et des teintes, gazouil-
lement pieux des leitmotive, rappels des thèmes, suggestion des timbres,
gritpetto de la miséricorde plus belle que la clarté, ivresse d'avril, triste
éblouissement de la lumière ! Loin de Bayreuth, la musique seule dit
tout3. Et quelle joie céleste d'oublier la pédante maladresse des commen-
tateurs, en cette atmosphère si purement musicale, où s'éveille et respire
l'essaim des hautes pensées, fleurs des thèmes de nature et de foi,
1 Catulle Mendès, Richard Wagner, 1886, page 269.
s Paul Verlaine, Parsifat, sonnet-
' Quatre auditions, concert Lamoureux, février 1 894 : MM. Engel, Auguez et Fourncts.
LE MOIS MUSICAL 141
souvenirs de Tannhaùser, garants d'une humanité meilleure ! Sur la
colline sainte, le pèlerin M. Emile de Saint- Auban « tenta d'exprimer un
tout indivisible l » : à l'oreille seule de l'auditeur d'opérer maintenant ce
miracle de résurrection, tandis qu'une lumière opaline et polychrome, —
lilas et or, — enveloppe d'une caresse flou les lustres nimbés comme les
grands iris qui viennent d'embellir la Mort d'Ophélie... Midi : les cloches
lointaines tintent dans l'air lourd, et peu à peu leur approche grandissante
devient un glas : à Montsalvat, le cortège est en deuil, les chevaliers se
lamentent, le dialogue se plaint et commande, mais la clameur funèbre
de la nénie chrétienne se tait devant le royal désespoir du blessé
sublime ; Amfortas, debout, s'accuse d'avoir tué par sa faute son père, le
vieillard Titurel : « Haut les glaives! là... là... jusqu'à la garde !... Tuez
l'infâme avec son mal : le Graal resplendira de lui-même... » crie-t-il, et
la tortueuse et sourde et rauque harmonie de sa fièvre nous aiguillonne,
car ce roi est notre « douloureux camarade2 », car, en chacun de nous,
Amfortas obscur d'un calvaire banal, revit cette plaie qui des lèvres et
des yeux s'étale inéluctablement vers le cœur :
Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,
Que de fois nous devons vous attrister, archanges !
C'est vraiment une chose amère de songer
Qu'en ce monde où l'esprit n'est qu'un morne étranger,
Où la volupté rit, jeune, et si décrépite,
Où dans les lits profonds l'aile d'en bas palpite,
Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,
On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair,
A l'heure où l'on s'enivre, aux lèvres d'une femme,
De ce qu'on croit l'amour, de ce qu'on prend pour l'âme,
Sang du cœur, vin des sens acre et délicieux,
On fait rougir là-haut quelque passant des cieux ! 3
Commentaire génial celui-là, de poète à poète ! Et qui des hauteurs
neigeuses de Montsalvat nous enverra le blanc Parsifal, prêtre et guerrier, le
Pur Simple évangélique qui guérit lumineusement le chancre infernal par
le seul attouchement de la Sainte Lance reconquise ? O mon siècle, siècle de
Rolla qui cherchait sur les dalles glaciales des cloîtres les pas chaleureux
du pur amour, ne dois-tu point le printemps d'une extase nouvelle au
Shakespeare allemand, musical, novateur, mystique et large qui créa la
synthèse d'un art inédit par l'haleine du sentiment sur la science, par la
force victorieuse de la symphonie qui pense, en commentant le paysage,
le drame et l'extase ? Parmi la tourbe des hypocrites, il y a quelques
fidèles pour adorer librement la cathédrale immatérielle qui s'élève dès les
frémissantes sonorités voilées du long Prélude : il faut leur pardonner
1 Un Pèlerinage à Bayreuth (août 1888); 1 vol., Savine, 1892 : un personnel et beau
livre. — La première de Parsifal remonte au 2G juillet 1882.
2 Expression de Stéphane Mallarmé sur les chefs-d'œuvre.
3 Victor Hugo, Contemplations, VI, 11: juin i855.
i42 L'ARTISTE
cette faiblesse. Et quand ils accompagnent le beau Parsifal vers le Graal
éblouissant, parmi les harpes, par le demi-jour de vitrail des thèmes
réconciliés, sous le fronton d'azur gigantesque du chant de la Foi, plus
haut que la cime frissonnante des Pyrénées légendaires où monte l'encens
des chastes délices et des « tenues » solennelles, ErJosung dem Erloser,
Et, ô ces voix d'enfants chantant dans la coupole, '
les Purs Simples de cette incantation fugitive redisent tout bas une
lamartinienne épigraphe d'Axel:
Cœurs tendres, approchez : ici l'on aime encore !
Mais l'amour, épuré, s'allume sur l'autel.
Tout ce qu'il a d'humain à ce feu s'évapore,
Tout ce qui reste est immortel...
« Ce pauvre Meyerbeer ! » conclut l'injuste sincérité d'un fanatique...
De retour sur la terre, hélas ! loin de Bayreuth et loin d'Eleusis, qu'il me
serait pénible d'insister sur l'échec du Flibustier d'après Jean Richepin, si
long à descendre en scène, joué enfin, disparu vite, — version délica-
tement mendelssohniennc, et d'un Russe ! Cette leçon de douceur n'a
point corrigé nos nerfs wagnériens, plus royalistes que le roi (car quelle
plus douce puissance que l'immense prière de Parsifal?) La lecture des
seuls vers du poète émeut davantage ; et je conseillerai aux jeunes filles
impartiales, et qui chantent, d'étudier de près la partition, au piano :
l'ingénieux fini des détails apparaîtra-. Mais un terrible problème se pose :
si la symphonie, livrée à elle-même, si la musique absolue est fatalement
un langage obscur, une émotion plutôt qu'une signification, qu'il est
téméraire de vouloir définir, — serait-ce donc une erreur esthétique
d'imposer le masque de la capiteuse musique vocale au noble profil des
beaux vers ? Une forme encombre l'autre ; les nuances se heurtent ou se
brouillent ; le coloris étouffe la ligne ; l'enivrante musique trouble l'idée
qu'elle sublimise. Vais-je regretter M. Scribe ? et puis, il ne faudrait point
perdre une syllabe!.. Le meilleur plaisir artistique de la soirée, je l'ai dû
à un ténor qui est un artiste, à ce délicieux Edmond Clément, Tamiuo,
Nicias, Hylas, Philémon, Jacquemin tour à tour, aussi fin chanteur dans
le répertoire qu'aux excellents concours de 1889: et l'été dernier, au
théâtre de la blanche petite ville de Royan chère à M. Taine, où « le fleuve
est si beau », c'était lui le Paul jeune et charmant, mélodieusement
attendri près du cadavre heureusement fictif d'une Virginie jeune et
charmante 3. Un bel avenir, de même, est promis à Mllc Eléonore Blanc,
1 Sonnet de Paul Verlaine, dernier vers ; 1 885 .
4 Le Flibustier, comédie lyrique en trois actes de Jean Richepin et César Cui ; la
première est du lundi 22 janvier 181)4; interprètes: MM. Fugère, Taskin, Clément;
M»'« Landouzy et Tarquini d'Or. La partition chez Heugel.
:l Août i8()3 : Casino de Royan, direction de M. Léon Jehin : Paul cl Virginie de
Victor Massé (M. Clément, M»' Buhl ; — M. Sentein, M»' de Béridez).
LE MOIS MUSICAL
H3
l'intelligente et dramatique interprète de Rameau, de Weber et de
Beethoven (Léonore et le soprano-solo de la Neuvième), qui a fait valoir la
certitude véhémente, la généreuse énergie d'un beau timbre où la rieuse
Mme Leroux-Ribeyre et la pensive M1Ie Fanny Lépine distillaient leur
charme. Dans Faust, et surtout dans Armide, M"e Caroline Brun et le
ténor Mazalbert ont montré des qualités ; Nivette, un vrai Pater profundus,
a du goût et d'extraordinaires notes de basse. C'est la plus noble joie du
critique que d'applaudir à sa manière les bons interprètes par quelques
loyales paroles : aussi ne ménagerai-je point la gratitude de mes bravos à
l'heureuse initiative d'Eugène d'Harcourt, l'ami de Beethoven et de
Schumann, à la maîtrise impeccable de Charles Lamoureux, un fervent de
Wagner. Fidelio et Parsifal, ces deux pôles du génie humain, ont acca-
paré l'espace que mon souvenir réservait à la très exquise ballade féminine :
la Mort d'Ophélie, d'Hector Berlioz, aux Symphonies en si bémol et en
mi bémol, bien divergentes, Beethoven et Schumann, au Ve acte d' Armide,
idyllique et fort, à l'intéressant Concerto pour piano de S. Lazzari bien dit
par Mllc Panthès, à la Stella de Victor Hugo musiquée par Henri Lutz,
chantée par MIlc Blanc ; aux suavités mélodiques, parfois un peu italiennes
encore, jamais théâtrales, du Paradis et la Péri ', savourées dimanche par
Rubinstein l'auteur de Néron ; à la farouche couleur locale, — harmonies,
thèmes, rhythmes et timbres, — des Airs de ballet avec chœurs du Prince
Igor, par feu Borodine : et, subtil contraste, aux Silhouettes féminines, pièces
pur piano et orchestre d'Edmond Laurens, où lente, vive, songeuse, étin-
celante, la petite âme moderne de la « poupée sublime » se transpose
ingénieusement2.
Je rentre dans la Ville-Lumière à l'heure bleuâtre où les snobs veulent
peut-être clamer leur néo-christianisme, qui sait ? en saluant la nouvelle
Phryné coiffée de roses par des huées plus aristophancsques que parisiennes:
l'Aréopage fut plus artiste3. La brune Santu^a (Mlle Nina Pack) reçoit
meilleur accueil dans la Cavalleria Rusticana du petit jeune, en attendant
le Falstaff du grand vieillard. Qui vivra verra.
« Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui donner
pour témoins et pour juges l'Ironie et la Pitié, comme les Egyptiens
appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse Nephtys. L'Ironie
et la Pitié sont deux bonnes conseillères ; l'une, en souriant, nous
rend la vie aimable ; l'autre, qui pleure, nous la rend sacrée. » Ainsi
parle le philosophe de Thaïs*; mais il est un compagnon de nos amer-
tumes que notre culte doit nommer : l'Enthousiasme, clef du songe,
1 De Schumann, d'après Lalla Rookh de Thomas Moore. Conservatoire, 18 et 25 février
1894 ; bravos pour les ensembles, le joli timbre de Vaguet et de Mlle Chrétien, le beau
contralto de Mme Héglon.
2 Exécutées au concert de Mlk Petit-Gérard, le 23 févier : (op. }2, irc audition:
Ingénue, Parisienne, Orientale, Amoureuse).
8 Opéra-Comique, jeudi 22 février : débuts de Mllc Jane Harding.
4 Notes marginales d'Anatole France (Écho de Paris, 18 janvier 1894).
,44 L'ARTISTE
miroir du Beau, dont le vol d'aigle nous emporte auprès de Beethoven
ressuscité, à travers l'ombre ardente et taciturne
Et les nuits où l'on croit cingler vers les étoiles ! '
C'est la présence du petit dieu invisible qui parfume le décor intérieur
où marche la Muse, qui repeuple les sites et les livres des vivants
souvenirs et des immortels fantômes, qui évoque à nos yeux agrandis les
ombres augustes, vues de près 2 : toute une théorie pâle à'Antigone à
Par si f al, la svelte et frêle Yanlbis, Armide la magicienne, Fidelio l'héroïne,
Kundry la courtisane ; par lui, la religion du moi monte de l'égoïsme à la
sympathie, atmosphère de l'art ; par lui, la pensée se diapré, la critique
peut réellement devenir «une création dans la création», illuminant l'idée
que l'âme et l'époque relatives se font de la beauté durable, attribuant
un plaisir plus rare aux belles œuvres qui flattent nos sentiments
éphémères, déchiffrant analogies ou contrastes, opposant sur le vif Armide
à Faust, la grâce héroïque du vieux chevalier Gluck à la grâce féminine du
blond séraphin Schumann, le style attique au rêve du Nord, le rival puissant
des Chénier, des Prudhon, précurseur du Berlioz des Troyens, au rêveur
ami des ondines rêveuses, contemporain du Berlioz des Sylphes. Mais
l'enthousiasme, sans la discrétion, n'est que pufHsme :
L'amour, dans sa prudence, est toujours indiscret ;
A force de se taire, il trahit son secret.3
Donc, il faut parler ; mais l'artiste exprimera son âme amoureuse avec
toute la sobre délicatesse de sa franchise, sous peine d'être confondu avec
le cabotin, wagnérophobe ou wagnérophile, au dos duquel on devrait
bien suspendre l'écriteau de cette bourrade beethovénienne : un obsé-
quieux se présente à un vrai grand homme: « Pardon, cher maître... —
Que me voulez-vous ? Je ne vous connais point ! — Vous m'aviez écrit
une si bienveillante lettre que... — Ça ne vous suffit pas ? »
Pour copie terrestre et conforme :
RAYMOND BOUYER.
1 Vers du Flibustier, acte III, réponse du père Legoëz
*2 Lucain : venientes comminus umbr<e...
3 P. Corneille.
LÉONCE DE LARMANDIE
out entier à l'Idéal, il n'admet
pas nos misérables réalités ; il
ne se plie guère aux mesquines
contingences de la vie. Aussi
son indépendance l'a-t-elle tenu
hors de la presse religieuse et
monarchiste, dont il était des-
tiné à devenir une des forces.
Personne peut-être parmi nos
contemporains n'était comme lui
taillé pour la lutte quotidienne. Ce n'est pas qu'il manie ordi-
nairement l'épingle ou la lancette et qu'il trouve de l'amusement
à cribler de piqûres dissimulées ses adversaires ; ses indignations et
ses haines ne lui permettent pas d'user de ces petits raffinements.
Il marche vigoureusement, le front haut, l'épée au poing ou la mas-
sue à la main, sur ce qu'il exècre; il a le talent très âpre, le tem-
pérament emporté. Je sais une page de lui dans Eôraka, où paraît
bien toute sa nature et qui est très caractéristique de lui-même.
Chose étrange ! lui et son ami Péladan ont fait de beaux efforts
vers la philosophie et tenté les abstractions métaphysiques, et
comme ils sont fort intelligents, ils ont réussi dans la spéculation
pure. Mais là où ils sont passés maîtres et où ils se déploient,
c'est dans la polémique. Je lis avec plaisir, dans Eôraka, L. de Lar-
mandie nous développant son ésotérisme; cependant j'avoue que
ce qui me charme le plus, et les endroits où je trouve l'homme le
plus en possession de ses facultés, ce sont les pages dans lesquelles
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE: T. VII
146 L'ARTISTE
il exécute certains de nos contemporains. Encore une fois, com-
bien il est singulier que la presse de droite n'ait pas cherché à
utiliser ce virulent polémiste ! Peut-être aussi a-t-elle senti que
sous certaines apparences était caché un révolutionnaire, qu'il y
avait du rouge sous cette blancheur et un volcan sous cette
neige.
Dans quelques-uns de ses livres, comme dans le Faubourg Sainl-
Germain en i88y , — œuvre indispensable à l'historien futur de
notre temps , — dans Ex'celsior et Pur-Sang, il a mis bien de la
moquerie et de l'irrespect. Noble lui-même, il ne croit guère à la
naissance et encore moins à l'argent ; il cingle violemment et avec
de hautains sarcasmes les petites vanités des ducs ; l'adoration du
titre et l'adoration du veau d'or, voilà, dit-il, ce qui sévit parmi la
noblesse parisienne. De plus, le beau monde constitue une sorte
de franc-maçonnerie, on s'y salue de telle façon , on s'y reconnaît
à la manière de se serrer la main et de se sourire. Voilà ce que nous
dépeint en traits cruels et précis l'auteur de la Comédie mondaine.
Rien de plus vivant, de plus dramatique, — on s'en est aperçu
au théâtre de la rue Saint-Lazare, — que les personnages de M.
de Larmandie. Comment en pourrait-il être autrement, l'auteur
les ayant minutieusement observés et avec peu de sympathie?
Sa nature est telle que les êtres humains qu'il rencontre ne le
laissent jamais indifférent : il éprouve toujours pour eux,
pour le moindre d'entre eux, de l'amitié ou de la haine. A plus
forte raison ne saurait-il parler de gens entichés de leur fortune
et dont les manières l'ont jadis offusqué, sans une vive passion.
Du reste, il ne s'occupe d'eux que parce qu'ils ont fait partie
de son existence. Au fond, M. de Larmandie est avant tout un
subjectif; ce sont ses sentiments intimes, c'est lui-même qu'il nous
rend partout, à chaque ligne de son œuvre. Ses livres constituent
une perpétuelle autobiographie, malgré leur très grande variété ;
dans deux même et non les moins curieux, il nous donne, sans
détour aucun, son histoire ; ce ne sont pas de simples souvenirs
mais une véritable confession à la Jean-Jacques, car cet écrivain,
d'une nature essentiellement sincère, ne saurait voiler les faits qu'il
entreprend de raconter. Dans Y Age de fer, l'auteur, ou l'homme, ce
qui vaut mieux, nous dépeint son enfance. Rien n'égale la -poésie
et en même temps la précision avec laquelle il s'exprime. Nous
revivons tous, en le lisant, certaines heures tristes de notre exis-
LEONCE DE LARMANDIE
«47
tence. Nous revoyons ce matin noir et déjà froid d'octobre, où une
voiture nous prenait tout enfants, nous enlevant à la vie douce et
libre, pour nous mener dans une prison inconnue, les années de
contrainte, les lamentables promenades. Qui donc a imaginé la
promenade du lendemain de la rentrée ? N'est-ce pas ce qu'il y a
de plus horrible, le plus lourd anneau de la chaîne? En quittant
l'internat, mon cri le plus joyeux a été celui-ci : « Plus de
sortie en rangs bien ordonnés! ».
Ce Chimérique, dans son autobiographie, s'est montré artiste fort
habile, d'une extrême concision en même temps que d'une extrême
passion. Et ce qui donne à sa confession un intérêt si particulier,
c'est que nous nous y retrouvons nous-mêmes. En se peignant, il a
rendu nos douleurs, nos rêves, nos fiertés, avec une force sans
pareille et avec un sentiment profond d'humanité. On n'écrit pas
ainsi sans être poète. Aussi M. de Larmandie a-t-il débuté par des
volumes de vers et fini par des poèmes en prose ; sa phrase
nombreuse, rythmée, marque un écrivain qui a la pleine science
de l'harmonie. Mais que l'on ne cherche pas dans ses vers les
petits arrangements, les grelots sonores de la rime. On arrive à
cela par un peu d'école et la lecture de deux ou trois modernes.
M. de Larmandie est avant tout un tempérament, il y a là de la
couleur ardente, de la lave qui coule toute brûlante; il n'y faut pas
chercher seulement de la versification mais de la réelle poésie.
Nature d'artiste et de lutteur, M. de Larmandie est une des
personnalités les plus dignes de tenter le critique, un des écrivains
qui font le plus d'honneur au métier, un des hommes dont la
poignée de main est la plus franche.
E. LEDRAIN.
FRANCE ET RUSSIE
Roman historique (1791-1801) par le Comte de Saint-Aulaire '
ans le nouveau roman, France et Russie, que M. le Comte
de Saint-Aulaire vient de publier, l'auteur, poussé par
un sentiment patriotique dont il faut lui savoir gré,
a fait un rapprochement des plus curieux entre les deux
peuples. Sa conviction est que nos deux nations doivent
s'unir et s'aimer ; il y a entre elles une sympathie qui ne date ni de
Cronstadt ni de Toulon, mais qui remonte plus haut. Lorsque Pierre le
Grand se rendit en France, il y venait pour chercher un allié contre
Georges Ier, roi d'Angleterre. Saint-Simon nous dit que la France eût
infiniment profité d'une alliance étroite avec lui. « On a eu lieu, ajoute-
t-il, depuis, d'un long repentir des funestes charmes de l'Angleterre et du
fol mépris que nous avons fait de la Russie. » Sous le règne d'Elisabeth,
l'influence française se fait profondément sentir. Les Russes s'habillent
chez nous, apprennent notre langue, jouent et traduisent nos pièces de
théâtre. Un favori, Ivan Schouvaloff reçoit ses meubles de France. Les
étudiants russes se rendent à Paris et ils y sont bientôt assez nombreux
pour qu'on élève une chapelle orthodoxe. Catherine II écrivait notre
langue aussi bien que la sienne propre. Elle correspond avec nos écrivains
et nos philosophes. Elle achète la bibliothèque de Diderot et lui en laisse
la jouissance. Elle souscrit à l'Encyclopédie. Elle s'imprègne des idées fran-
çaises et elle s'en sert pour la cause de la civilisation et du progrès.
Le roman de M. de Saint-Aulaire commence sur le règne de la grande
Catherine et finit à celui de Paul Ier. L'auteur, dans un curieux
chapitre, raconte comment Talleyrand s'y prit pour arriver à nouer des
relations entre la Russie et la France. « N'ayant pu aboutir par les voies
diplomatiques ordinaires, nous dit M. de Saint-Aulaire, le rusé et peu
scrupuleux ministre eut recours aux moyens extraordinaires. Paul Ier avait
en ce moment, pour favori et conseiller, un certain Koutaikoff qui était
très épris d'une actrice française, Mrae Chevalier. Mis au courant par
Fouché, ministre de la police, Talleyrand organisa une vaste intrigue,
1 Un vol. in-18 ; Paris, Calmann-Lévy.
FRANCE ET RUSSIE ,49
dans laquelle il fit entrer le général Beurnonville, représentant la France
à Berlin, M. de Krudener, ambassadeur de Russie en Prusse, M. de
Bourgoin , envoyé à Copenhague, mais en résidence temporaire à
Hambourg, et un M. de Mourawieff, agent du tzar dans cette dernière
ville. Mme Chevalier avait pénétré dans l'esprit de tous ces personnages,
pendant la saison théâtrale qn'elle avait passée à Hambourg. Elle y revint
souvent et fut mise en rapport avec les agents de Talleyrand. Heureuse
et flattée de jouer un rôle politique de cette importance, elle s'employa
avec activité auprès de son amant... »
Elle réussit et Paul Ier s'enthousiasma pour le premier consul. Il s'en-
tourait de ses portraits, plaçant son buste devant le palais de l'Hermitage
et buvant publiquement à sa santé. Et, pendant la guerre de Crimée, ne
vît-on pas les officiers des deux nations boire du Champagne dans les
tranchées et montrer à l'égard les uns des autres d'irrésistibles sentiments
d'humanité ?
Si, en 1870, la Russie n'est pas venue à notre secours, c'est qu'elle ne
le pouvait pas, le fait est certain. M. de Saint-Aulaire rapporte que lors-
qu'un aide de camp de Chanzy, arrivant de Saint-Pétersbourg, raconta le
soir au mess des officiers du Mans la scène qui s'était passée dans le cabi-
net de l'Empereur, tous se levèrent à la fois, et, les yeux pleins de larmes,
portèrent, par acclamation, la santé de l'Impératrice qui s'était apitoyée
sur nos malheurs.
Enfin dans une préface très chevaleresque, M. de Saint-Aulaire cite les
paroles de Chateaubriand: « Il y a sympathie d'instinct, disait le grand
écrivain, entre la Russie et la France. La dernière a presque civilisé la pre-
mière dans les classes élevées de la société. Elle lui a donné sa langue et
ses mœurs. Placées aux deux extrémités de l'Europe, la France et la Russie
ne se touchent point par leurs frontières. Elles n'ont point de champ de
bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n'ont aucune rivalité de
commerce, et les ennemis naturels de la Russie, les Anglais et les Alle-
mands, sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix,
que le cabinet des Tuileries reste l'allié du cabinet de Saint-Pétersbourg,
et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre l'union des deux
cabinets dictera des lois au monde » .
Cette affinité franco-russe apparaît chez les deux principaux personnages
de France et Russie. L'un est Français, le comte de Bruzac, et l'autre
est Russe, le comte Orloff. Ce sont tous les deux des hommes de cœur,
que l'amour d'une femme désunit un instant, mais dont l'inimitié ne va
pas jusqu'à la haine. Un jour, ils se rencontrent et se jettent dans les bras
l'un de l'autre. A une Française, Anne de Puiguilhem, l'auteur oppose
une Russe, Nadia Romanzoff; la première douce et résignée, la seconde
vive et passionnée; l'une est dévouée jusqu'à la mort, l'autre se joue de
l'amour et se plaît à incendier les cœurs. Et jusque dans ses descriptions,
M. de Saint-Aulaire, pour mieux justifier son titre, a conservé ce parallé-
lisme . Il nous décrit le joli pays de Périgord où est né Bruzac et la
i5o L ARTISTE
steppe neigeuse avec ses grands horizons qui se perdent dans l'infini.
L'auteur excelle à faire revivre à nos yeux les, scènes de la nature. D'une
plume alerte, il compose un tableau avec un art merveilleux. Sans s'attar-
der à des détails inutiles et vulgaires, il met tout à sa place et nous donne
l'impression très vive et très nette de ce qu'il a vu. Rien n'est plus pitto-
resque que le récit de la course infernale qu'Orloff et Bruzac font à tra-
vers la campagne russe; on dirait une page de Gogol.
Dans la conduite de l'intrigue, M. de Saint-Aulaire a suivi le même
plan. Il y a dans France et Russie un roman français et un roman russe
qui se mêlent parfois dans une action commune. Dans le premier, c'est le
comte de Bruzac qui en est le héros. Il émigré au commencement de la
Révolution et vient mettre son épée au service de la Russie. Sa fiancée,
Anne de Puiguilhem, ne tarde pas à prendre le chemin de l'exil. Les deux
amants se perdent de vue et pendant que Bruzac va guerroyer dans le
fond de la Russie, Anne qui n'a plus de ses nouvelles et qui croit à sa
mort, s'unit, sur les sollicitations de sa mère, au comte Lokmélar. Un
jour elle se trouve en présence de Bruzac et elle meurt de chagrin et de
douleur de s'être ainsi trompée. Le roman russe nous raconte les amours
de Wladimir Orloff avec la belle Nadia Romanzoff. Celle-ci aime Bruzac
et cherche à le séduire. Les deux rivaux mettent l'épée à la main ; après
ce scandale épouvantable Nadia est enfermée dans un couvent.
Les épisodes de ce roman sont des plus dramatiques et j'y renvoie le
lecteur, ne voulant pas déflorer le plaisir qu'il aura à le lire dans le
livre même. Il pourra admirer non seulement la verve communicative du
romancier, sa vive imagination, mais aussi la clarté et l'allure toute fran-
çaise de son stylo. Il constatera que, dans ce récit, la fiction et la réalité
sont mêlées avec beaucoup d'art et d'adresse. L'auteur nous dit qu'il a
trouvé son sujet dans des papiers de famille. Nous le croyons d'autant
mieux qu'un de ses ancêtres a longtemps habité la Russie et qu'il tient à
ce pays par des liens de parenté : le comte Alexeieff, grand maître de la
Cour de l'Empereur auquel est dédié ce volume, est son cousin. C'est dire
qu'il était mieux que personne placé pour traiter un pareil sujet, il l'a
fait avec un patriotisme et une conviction dont nous lui sommes recon-
naissants.
L. DE VEYRAN.
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CHRONIQUE
ne fois encore, la question s'est posée, du déplacement de la
Danse, de Carpeaux, et de son transfert au musée du Louvre.
On vient, en effet, de constater, paraît-il, une fissure à la jambe
de l'une des bacchantes, et on en conclut, non sans raison, que,
dans un avenir plus ou moins proche, cette œuvre admirable est promise
à une destruction certaine si elle demeure exposée aux intempéries sur la
façade de l'Opéra. M. Ch. Garnier, architecte du monument, consulté
à ce sujet par un journaliste, a exprimé son avis en ces termes :
« Ah ça ! croyez-vous que ce soit chose facile ? Si le groupe était d'un
seul morceau, passe encore ! Non qu'il fût possible, même dans ce cas, de
le déplacer aisément. Tous ces personnages sont penchés en avant : il a
donc été nécessaire, pour maintenir en parfait équilibre le groupe, de le
sceller très profondément. Le descellement n'irait pas tout seul, et les
atouts, pour la sculpture, seraient nombreux. Ajoutez à cela tous les
risques entraînés par la désagrégation forcée des morceaux qui composent
l'ensemble, vous vous rendrez compte sans peine du dommage qui en
résulterait pour ce groupe. Au lieu de le conserver, on aurait toutes les
chances possibles de le détruire. Conclusion : il n'y a qu'un parti à
prendre, le laisser.
« Je n'ai d'ailleurs pas que ces raisons pour m'opposer de toutes mes
forces à une mesure aussi peu justifiée.
« J'étais l'ami intime de Carpeaux, et je sais combien il tenait à ce que
l'œuvre fit toujours partie intégrante du monument auquel elle avait été
destinée. L'idée de la voir au Louvre, dans un rez-de-chaussée où le jour
est aussi rare que malheureusement distribué, le ferait bondir. Jamais,
dans un local comme le Louvre, on ne pourra installer la Danse dans des
conditions qui rappellent, même de loin, les conditions où elle se trouve
à l'Opéra. Fût-elle placée sur un aussi haut piédestal, elle sera nécessai-
rement entourée de morceaux qui lui feront tort, étant trop rapprochés.
C'est, de plus, une sculpture exécutée largement, comme il convient à la
sculpture monumentale ; elle perdra donc beaucoup à être vue de trop
près, sans la reculée nécessaire, dans un jour très défavorable, et côte à
côte avec des morceaux fignolés, exécutés pour être vus de fort près.
,52 L'ARTISTE
« Tout condamne donc, vous le voyez, le projet que se sont mis en
tête, un peu inconsidérément, vos confrères, et je ne me pardonnerais pas
d'y prêter la main. Si l'on me demande officiellement mon avis, je le
donnerai nettement contraire : il faudrait, pour me contraindre à un acte
que je considère comme un acte de vandalisme véritable, un ordre formel
qui couvrirait ma responsabilité. J'aime à croire qu'on ne. me donnera pas
cet ordre.
« Car on n'en finirait pas, à ce compte. Le groupe de la Danse déplacé,
on demanderait le déplacement du groupe de Rude à l'Arc de Triomphe ;
il faudrait enlever de tous les monuments les grandes œuvres qui non
seulement les parent, mais qui font corps avec eux. C'est absurde ! »
Que M. Garnier vît avec regret disparaître de la façade de l'Opéra le
groupe de Carpeaux, qui est le plus bel ornement de l'édifice, cela se
comprend de reste. Mais déclarer que le déplacement est une quasi-
impossibilité, est peut-être une affirmation hasardeuse. Si la question
était posée sérieusement à des techniciens, il est probable qu'elle ne serait
pas résolue dans le sens de la négative. Quant au désir formel que Car-
peaux eut maintes fois l'occasion de manifester, que son œuvre ne fût
pas retirée de la façade de l'Opéra, il n'est pas douteux. Mais, si le
sculpteur était encore au nombre des vivants, peut-on assurer qu'à une
destruction de son œuvre à brève échéance, il ne préférerait pas la voir
transportée en un lieu où elle serait à l'abri de cette fâcheuse éventualité ?
Car le système de restauration qui consisterait à refaire telle ou telle partie
des figures à mesure qu'elle s'effriteront, équivaut certainement à une
destruction. Si, d'autre part, le Louvre ne présente pas des conditions
d'exposition propices au caractère d'exécution de l'œuvre de Carpeaux,
pourquoi ne la transporterait-on pas dans l'intérieur de l'Opéra ? au
foyer de la danse, par exemple ? Là, semble-t-il, ni les grandes dimensions
de l'enceinte, ni la somptuosité du décor, ni l'éclat de la lumière ne lui
manqueraient : en un mot, il ne subsisterait plus aucun des inconvénients
signalés par M. Garnier. Enfin le monument qu'il a édifié ne serait pas
privé de ce merveilleux ornement.
L'Artiste a relaté, — en s'y associant énergiquement, — les multiples
protestations qu'a suscitées le projet de construction d'une gare de chemin
de fer sur l'esplanade des Invalides pour servir au prolongement de la ligne
des Moulineaux. Afin de marquer sa réprobation contre un tel acte de
vandalisme, la Société des amis des monuments parisiens, réunie en un
banquet, a résolu que tous ses adhérents devaient se concerter en vue
d'une action commune. M. Georges Berger s'est élevé avec force contre
toute entreprise tentée sous un prétexte utilitaire, pour mutiler ce coin
du Paris monumental.
Les emplacements pour la gare des Moulineaux ne manquent pas, a-t-il dit. Pourquoi
ne pas désaffecter, par exemple, la manufacture des uh.ics, qui se trouve sur le tracé de
CHRONIQUE 1 53
la ligne ? La présence de cette manufacture a Paris n'est pas indispensable, et on
pourrait parfaitement bien trouver un autre bâtiment dans la banlieue pour y transférer ses
services.
Il faut que tous les Parisiens fassent campagne avec nous afin qu'on ne change pas
l'aspect de leur ville. Si l'on n'y prend garde, celle-ci deviendra méconnaissable. Ne
parle-t-on pas maintenant de prolonger la ligne de Lyon par un tronçon qui suivrait les
quais de la Seine et pénétrerait ainsi au cœur de Paris ! Certes, toutes ces lignes ont leur
utilité ; mais les égouts aussi sont utiles ; on a cependant trouvé le moyen de les cacher à
l'œil. Pourquoi ne pas en faire autant des voies ferrées?
Nos ingénieurs ont l'imagination féconde et sont des praticiens habiles. Ils trouveront
des projets assez puissants pour attirer la province et l'étranger a Paris. Mais il ne faut à
aucun prix, pour obtenir ce résultat, qu'on édifie ces projets nouveaux sur les ruines de
ce qui, depuis de longues années, fait l'admiration des visiteurs de la capitale.
Détail significatif et d'un parfait à-propos : le menu du banquet repré-
sentait le vaisseau allégorique de la Ville de Paris, assailli par une horde
de Vandales.
En sa qualité de député de Paris, M. Georges Berger a interpellé, à la
Chambre, le gouvernement sur cette question. Développant son inter-
pellation, il a reconnu que le moment est venu, en effet, de construire
des voies de pénétration dans la capitale, de manière que les grandes
lignes de chemins de fer soient rapprochées du centre. Ce qu'il combat,
c'est l'établissement d'une gare, qui aurait pour effet de mutiler l'espla-
nade des Invalides et qui, d'ailleurs, serait illégal, car la loi du 10 juin
1 853 fait cession de ce terrain à la Ville de Paris, mais elle implique
l'obligation, pour cette dernière, de conserver à l'esplanade sa destination et
de n'y rien changer. Qui dit « esplanade » dit « terrain plat » : les cons-
tructions qu'on y élèverait la transformeraient et en détruiraient l'aspect.
L'opinion publique s'est indignée de l'atteinte projetée contre l'esplanade
au point de vue esthétique, et tous les artistes ont protesté.
Le ministre des Travaux publics, M. Jonnart, répondant à M. Berger,
a déclaré que le décret déclaratif d'utilité publique du 5 juillet i8q3 avait été
rendu après approbation du Conseil d'Etat, qui a constaté que les réserves
formelles, faites dans la loi de 1 853, avaient été formulées au profit de
l'Etat contre la Ville, et que l'Etat, par conséquent, peut, sans une mesure
législative nouvelle, changer la destination de l'esplanade. Au surplus, le
projet actuel a été approuvé par le Conseil municipal de Paris, par la
Chambre de commerce et par le Conseil général des ponts-et-chaussées,
après une instruction qui datait de quatre ans, consécutive elle-même à une
étude qui remontait à près de vingt ans.
Les arguments présentés par le ministre n'ont pas paru satisfaire M. Denys
Cochin, qui appuie les observations de M. Berger et demande que tout
projet comportant une occupation de la superficie de l'esplanade soit
écarté, ni surtout M. Trélat qui ne saurait admettre qu'on puisse toucher
aux monuments publics : les Invalides sont un monument admiré par le
monde entier et qui n'est complet qu'avec l'esplanade ; donc cette dernière
doit être respectée.
,54 L'ARTISTE
M. Humbcrt a demandé à défendre la pensée de la majorité du Conseil
municipal de Paris. Une convention signée par le préfet de la Seine et la
Compagnie de l'Ouest vise la création d'une gare sur l'esplanade ; cette
gare, située en contre-bas, à 4 mètres au dessous du niveau du sol, devait
comporter la construction de quelques bâtiments sur l'esplanade. Que l'on
renonce à ces bâtiments, et la perspective de l'esplanade sera respectée.
Abandonner complètement le projet, cela obligerait à remanier les plans,
recommencer les enquêtes, ajourner indéfinitivement les travaux, et ces
travaux sont indispensables. Et M. Humbert a présenté à la Chambre
l'ordre du jour suivant, auquel s'est rallié M. Berger : « La Chambre,
convaincue que le gouvernement saura donner satisfaction aux nécessités
urgentes des transports dans Paris sans porter atteinte à la perspective de
l'esplanade des Invalides, passe. à l'ordre du jour. » Cet ordre du jour
est adopté par la Chambre.
Voilà donc la question résolue, et dans un sens conforme aux désirs
de l'opinion. Mais il n'a pas fallu moins qu'un mouvement très actif et très
persistant dans ce sens de la part du public. Le Temps, à qui revient l'hon-
neur de l'avoir provoqué, peut se féliciter de l'heureux résultat obtenu
sur son initiative; nous nous plaisons à citer les réflexions qu'il lui a
suggérées :
Personne ne s'est trouve pour défendre le projet d'installation d'une gare terminus à
l'esplanade des invalides; et cependant, si la presse n'avait pas, il y a quelques mois, saisi
l'opinion publique, si les Parisiens n'avaient pas défendu Paris, le beau monument de
Bruant et de Mansart disparaissait parmi les ateliers, les hangars, les cheminées, les ponts,
les poteaux, — le tout bariolé de réclames à l'hectare, — qui peuvent constituer sans
doute un ensemble très utile et même imposant à certains égards, mais artistique fort peu.
11 faut dire que le bon sens public a eu vite fait de condamner l'absurde projet qui
bouleversait et défonçait l'esplanade. La première protestation qui ait paru a été publiée
dans ce journal ; c'est ici même que furent signalés, en premier lieu, les dangers de la
prolongation de la ligne des Moulineaux aux Invalides, telle qu'on la voulait réaliser. Nous
sommes revenus, à plusieurs reprises, sur ce sujet qui nous tenait à cœur. Ainsi averties,
la Société des amis des monuments parisiens, la Société des architectes, la Société des
artistes français, la réunion des Parisiens de Paris, d'autres encore, ont joint leurs voix à
la nôtre. La plupart des grands journaux ont donné leur appui à ces justes réclamations.
Ce fut un mouvement d'opinion très caractérisé, et dont nous sommes heureux d'avoir
pris l'initiative. Que d'erreurs pourraient être épargnées et que de belles .et bonnes œuvres
pourraient être hâtées, si le public encourageait toujours, d'une ardeur semblable, ceux
qui lui montrent ses intérêts, son bien, son trésor matériel, artistique ou moral, menacé
ou compromis ! . . .
Pour cette fois, il ne faut pas trop nous plaindre. Le ministre des Travaux publics a pris
l'engagement de ne pas approuver le projet qui consisterait à couper l'esplanade des Inva-
lides d'une tranchée profonde. Ni construction au niveau de l'esplanade, afin de ne pas
masquer le monument; ni ciel ouvert : voilà deux points acquis. Il reste évidemment à
trouver le moyen de doter Paris des facilités de circulation dont il a besoin, surtout quand
on va préparer l'exposition de la fin du siècle. On a indiqué, au cours de la discussion,
la possibilité de construire une gare couverte dans le sous-sol de l'esplanade : de cette
façon serait respecté, semble-t-il, le vœu des artistes et le vote de la Chambre qui sont
d'accord pour réclamer qu'aucune atteinte ne soit portée à la « perspective » de ce coin de
CHRONIQUE i55
Paris. Il sera beaucoup plus simple d'établir ailleurs la gare terminus de la ligne des
Moulineaux, car nous doutons que l'on sache s'astreindre à construire une gare couverte
sans laisser émerger du sous-sol, en forme d'excroissances disgracieuses, tels arrangements
extérieurs qui détruiraient précisément la « perspective » dont on parle tant.
Nous avons, dans ce goût, au milieu de la cour du Palais-Royal, une usine d'électricité
qui est bien une usine « couverte » et en « sous-sol » ; mais elle se révèle au promeneur
par une sorte de protubérance vitrée et mal dissimulée derrière un rideau d'arbustes. C'est
affreux comme une verrue. Or, ni les artistes, ni les Parisiens, ni la Chambre ne veulent
qu'on renouvelle, à l'esplanade des Invalides, cette laide expérience.
Le fâcheux précédent de la construction, prétendue en sous-sol, dans la
cour du Palais-Royal, méritait d'être signalé, en effet, afin qu'on évite
d'en établir le pendant, considérablement agrandi, devant les Invalides.
C'est déjà trop que ce monument subisse, depuis bientôt quarante ans, le
disgracieux voisinage de cette énorme verrue qu'est le palais de l'Industrie.
Le musée du Louvre vient de s'enrichir d'une inscription trouvée près
de Tunis par le capitaine Sauret et offerte par M. Cagnat, professeur au
Collège de France ; de six inscriptions latines, d'une inscription chrétienne,
d'une stèle grecque, d'une stèle égyptienne et de six anses d'amphores
grecques, offertes par le capitaine Roberts ; d'un Bouddha japonnais en
bois, d'une Vierge à l'Enfant du quatorzième siècle, en ivoire, d'une sainte
Catherine de même époque, en ivoire également, et d'une plaquette de
bronze du quinzième siècle, représentant un combat de tritons, tous objets
offerts par M. Maciet.
Par son testament, daté du 23 septembre 1881, M. Jacques-Louis-
Jules David-Chassagnolle, petit-neveu du peintre Louis David, avait légué
à divers musées sa collection d'œuvres d'art et de documents divers,
provenant de son grand'oncle ou de sa famille. Ces objets ne devaient
revenir aux établissements auxquels ils avaient été légués, qu'après la
mort de Mme veuve David-Chassagnolle, instituée usufruitière des biens
de son mari. Dès le id février 1888, un décret avait autorisé les musées
français à accepter les legs faits en leur faveur. Le décès de Mme David-
Chassagnolle ayant eu lieu au mois de juillet dernier, les objets légués
ont reçu leur destination définitive.
Le Musée du Louvre est entré en possession de six dessins de David :
Serment du Jeu de Paume, Distribution des aigles, Arrivée, de Napoléon I"
à l'Hôtel de Fille, Le vieil Horace défendant son fils, Départ d'Hector,
Vénus blessée se plaignant à Jupiter.
A l'Ecole des Beaux-Arts de Paris reviennent : le tableau de David
représentant la Douleur d'Andromac/uc ; un dessin de Gérard d'après le
tableau de David, Saint Roch intercédant la Vierge pour les pestiférés ;
le portrait de Vien, dessiné par David ; le portrait de Girodet, dessiné
par Isabey ; un dessin du tombeau de Drouais, par Wicar.
1 56 L'ARTISTE
A la bibliothèque de l'Ecole des Beaux-Arts : les autographes de David,
de ses élèves et de plusieurs de ses contemporains, ainsi que des documents
divers, soit un ensemble d'environ quatre cents pièces ; en outre, le
journal des procès-verbaux des académiciens dissidents et leurs lettres et
pièces y annexées.
Au musée de Versailles : un dessin à la plume représentant Marat mort,
et portant l'inscription : « A Marat l'ami du Peuple — David » ; une
étude d'après nature, au crayon, de l'impératrice Joséphine pour le tableau
du Sacre ; cinq dessins à la plume rehaussés d'aquarelle, de costumes
républicains (habit pour la Justice, accusateur public, membre du Direc-
toire, officier municipal avec l'écharpe, pendant du précédent).
Au musée de Lille : l'esquisse du portrait de Napoléon, le tableau
$ Alexandre et Campaspe dans l'atelier d'Apelles, et celui de Bara expirant.
Au musée d'Etampes : le portrait de Jules David par Emile Lévy, le
portrait du même par Giacometti, un autre portrait du même par Georges
Rougé ; le portrait d'Eugène David par Despois ; le tableau de Napoléon
visitant l'atelier de David, par Jules David.
Au musée de Bruxelles : le tableau de Marat expirant dans son bain,
et celui de Mars désarme par Vénus et les Grâces ; le portrait de David par
Navez.
Au Musée des Offices, à Florence : le portrait de David peint par lui-
même.
L'État vient de commander au sculpteur Desruelles un buste d'Eugène
Delacroix pour le musée de Versailles.
On sait que le peintre Elie Delaunay, mort en 1891, a laissé inachevées
les peintures décoratives qu'il avait été chargé d'exécuter au Panthéon
sur la travée gauche, voisine de celle qu'a décorée M. Bonnat et faisant
face aux admirables compositions de M. Puvis de Chavannes sur la Vie
de Sainte Geneviève. Les fresques de Delaunay avaient pour sujet : Attila.
Ce sont deux de ses élèves, MM. Georges Desvallières et Courcelles-
Dumont, qui, sous la haute direction de M. Gustave Moreau, ont été
chargés de terminer, en collaboration, l'œuvre de Delaunay.
Nous avons reçu la communication suivante :
« Le Grand Maître Sar Peladan, au directeur de \' Artiste, devant le
Graal, le Beauséant, la Rose Crucifère.
« Le troisième salon de la Rose+Croix aura lieu, du 7 avril au 7 mai,
à la galerie des Artistes modernes, b, rue de la Paix.
« Le Sar ira visiter les œuvres, chez l'artiste, du l* au 10 mars.
« Les envois doivent être faits du 1" au 3 avril inclus. La presse entrera
CHRONIQUE
i57
le 6, dès le matin. Le vernissage est fixé au 7 avril. Secrétariat : 2, rue
de Commaille. »
La distribution des récompenses décernées, à la suite des concours de
1893, par l'Union centrale des arts décoratifs, a eu lieu, place des Vosges,
dans la grande salle de la bibliothèque.
M. Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts, présidait la cérémonie.
Après avoir félicité l'Union centrale des efforts constants auxquels elle
se livre pour relever les industries d'art, M. Roujon l'a félicitée également
d'avoir renouvelé cette institution des concours qui est un aiguillon si
puissant pour les jeunes générations artistiques et qui les pousse, par
l'émulation qu'elle suscite, à renouveler sans cesse et leurs inspirations et
leur méthode de travail. Aussi l'Union sera-t-elle toujours assurée de
trouver dans l'administration des Beaux-Arts l'appui qui lui est nécessaire
pour compléter son œuvre, et le directeur des B eaux-Arts s'engage-t-il à
assister au congrès organisé par l'Union pour le mois de mai prochain.
M. Georges Berger a remercié alors M. Roujon d'avoir bien voulu, non
seulement présider cette réunion, mais promettre à la Société des arts
décoratifs, plus que jamais, le concours si précieux du gouvernement.
Le rapporteur général du jury, M. Falize, membre du conseil, a ensuite
donné lecture du travail dans lequel il a résumé les résultats des concours,
et la séance s'est close par renonciation des récompenses, dont la liste a
été donnée par M. Blanchard, secrétaire général.
M. Ernest Barrias, statuaire, membre de l'Institut, a été élu vice-prési-
dent de la Société des artistes français, en remplacement de M. Cavelier,
décédé.
A l'occasion de l'exposition de Vienne, à laquelle les artistes français
ont pris la résolution de participer, le' comité de la Société des artistes
français a nommé, dans sa dernière séance, une commission chargée de
s'occuper tout spécialement des expositions à l'étranger. Le comité a chargé
son président, M. Bonnat, de vouloir bien la représenter à l'inauguration
de l'exposition de Vienne, qui doit avoir lieu dans le courant de mars.
De son côté, la Société nationale des Beaux-Arts a désigné M. Carolus-
Duran, président de la section de peinture, pour la représenter à cette
même solennité.
M. Jules Cousin, le savant conservateur de la Bibliothèque et des col-
lections historiques de la ville de Paris à l'hôtel Carnavalet, vient d'être
admis, sur sa demande, à faire valoir ses droits à une pension de retraite
et nommé conservateur honoraire.
i58 L'ARTISTE
C'est M. Lucien Faucou, conservateur-adjoint, qui le remplace, à la
demande de M. Cousin lui-même. En se conformant au désir manifesté
par ce dernier dans le choix de son successeur, le préfet de. la Seine
reconnaissait les précieux services rendus par M. Cousin qui, on le sait,
a créé de toutes pièces le musée et la bibliothèque de la Ville. De son
côté, le Conseil municipal de Paris, sur la proposition de M. Pierre
Baudin, a décidé, à l'unanimité, qu'une médaille d'or serait offerte à
M. Cousin, au nom de la Ville de Paris.
La commission de la décoration picturale de l'Hôtel-de-Ville a défini-
tivement adopté, sous réserve d'approbation par le Conseil municipal, le
projet, dont nous avons déjà parlé ici même, de charger M. Forain d'exé-
cuter une peinture décorative pour la buvette du Conseil municipal. Elle
a décidé aussi que M. Chéret recevrait la commande de cartons de tapis-
serie.
En exécution d'une délibération du Conseil municipal de Paris, une
commission de surveillance des musées d'art et des collections de la Ville
de Paris vient d'être constituée. Cette commission se compose du Préfet
de la Seine, du président du Conseil municipal, de MM. Blondel, Clairin,
Delhomme, Hattat, Lampué, Levraud, conseillers municipaux, et de
M. Armand Renaud, inspecteur en chef des Beaux-Arts et travaux histo-
riques de la Ville de Paris.
Le duc d'Aumale vient de commander à MM. Luc-Olivier Merson et
O. de Penne, pour le pavillon de Blois, au château de Chantilly, de
grands panneaux décoratifs destinés à compléter la décoration des scènes
de chasse d'Oudry et ayant pour sujet les fêtes et chasses de la maison
de Condé depuis le seizième siècle jusqu'à Louis-Philippe.
Une société d'officiers, d'artistes, de collectionneurs et d'amateurs qui
s'intéressent aux choses de l'armée, vient de se constituer, sous la dénomi-
nation de « la Sabretache », pour créer un musée historique de l'armée
française. La première pensée de cette fondation remonte à l'Exposition
universelle de 18X9, où le pavillon du ministère de la Guerre réunissait
une curieuse collection de souvenirs militaires, uniformes, insignes, armes,
drapeaux, d'un intérêt historique très réel.
Cette société dont le président est le peintre militaire Edouard Détaille,
a sollicité l'adhésion du duc d'Aumale. Le prince a accepté par la lettre
suivante :
CHRONIQUE , 59
Chantilly, 28 janvier 1894.
Messieurs de la Sabretachc,
Je vous remercie de vous être souvenus d'un vieux fantassin, pousquin, pousse-caillou
— tout ce que vous voudrez — qui cependant a eu l'honneur de conduire la cavalerie en
action.
J'ai encore connu des fanatiques de la Sabretache. Je me souviens de Simoneau, sabre
d'honneur, longtemps colonel du ier hussards. Quand il vint, avec son nouvel uniforme,
remercier mon père, qui lui avait donné les étoiles, il vit entrer un général de cavalerie
autrichien avec son bel habit de hussard rouge à pelisse blanche. « Sont-ils heureux,
ces kaiserlicks, s'écria-t-il, on les nomme généraux et on leur laisse la sabretache ! »
Quant à moi, ma tendresse était pour mon hausse-col, celui que je portais devant le front
de mon régiment. Je l'avais placé comme une relique dans une armoire des Tuileries. Les
vainqueurs de Février en ont disposé. Les officiers du 7e corps sont, je crois, les derniers
qui aient porté le hausse-col aux manœuvres. Ils ne l'ont quitté que lorsque ce dernier
vestige de l'armure a été formellement exclu.
Bonne chance, messieurs de la Sabretache !
Un ancien colonel d'infanterie légère,
H. d'Orléans.
Nous empruntons au Temps les renseignements qui suivent, sur la
dignité qui vient d'être conférée au peintre anglais Burne-Jones par le
gouvernement de S. M. Britannique :
Plusieurs de nos confrères annoncent que M. Burne-Jones vient d'être créé pair d'An-
gleterre et qu'il est le premier peintre appelé à faire, comme tel, partie de la Chambre
haute. C'est pure imagination.
M. Gladstone a conféré à l'auteur du Roi Cophetna, du Chant d'amour, de la Belle au
bois dormant, la même dignité qui avait déjà été accordée à sir John Millais et à sir
Frederick Leighton, pour ne citer que des peintres vivants. Il l'a créé baronet (et non pas
baron), sir et non pas lord.
Rappelons à ce propos que ce préfixe de sir attribué aux baronets est héréditaire par
ordre de primogéniture dans leur descendance mâle, tandis que les mêmes titres sont
purement personnels quand il s'agit des chevaliers (knights).
M. G. -T. Watts, l'illustre portraitiste et peintre mythologique, qui avait, lui aussi,
commencé par faire partie du petit cercle préraphaélite fondé par Dante-Gabriel Rossetti,
a refusé l'offre faite à M. Burne-Jones (actuellement sir Edward Burne-Jones) en même
temps que celui-ci l'acceptait.
Parmi les manifestations sympathiques envers la Russie, qui se sont
produites à l'occasion de la visite de la flotte russe en France, nous avons
mentionné, en son temps, celle qui s'adressait à l'Impératrice de Russie
et émanait d'un groupe d'artistes françaises : elle consistait en l'envoi
d'un album composé de dessins originaux, exécutés par les femmes artistes
de notre pays. Mme Van Parys, qui en avait pris l'initiative, a reçu de
M. de Giers, premier secrétaire de l'ambassade de Russie, la lettre
suivante :
k5o L'ARTISTE
Ambassade Impériale de Russie
Madame,
L'Impératrice, mon Auguste Souveraine, ayant daigné agréer l'album d'aquarelles que
vous lui avez offert au nom d'un groupe de Dames peintres, je suis chargé de vous
exprimer les remerciements de Sa Majesté pour ce magnifique souvenir, auquel Elle a été
très sensible, et de vous prier de vouloir bien en être l'interprète auprès de toutes les
Dames qui y ont participé.
En m'acquittant de cet agréable devoir, je vous prie, Madame, de vouloir bien agréer
l'hommage de mon profond respect.
N. de Gif.rs.
Un monument commémoratif en l'honneur des Girondins va être élevé
à Bordeaux sur la place des Quinconces. Le projet adopté à la suite d'un
concours est dû à la collaboration de l'architecte Rich et du sulpteur
Dumilâtre : il comprend une vaste fontaine que surmonte une terrasse sur
laquelle se dresse une colonne triomphale qui n'aura pas moins de
47 mètres de hauteur et dont le soubassement portera des bas-reliefs en
bronze représentant les principaux actes de la vie des Girondins à la
Convention.
Le Conseil municipal de Bordeaux a voté une somme de 370.000 francs,
nécessaire à l'exécution de ce monument.
Le sculpteur Woodington, — un des rares sculpteurs de l'Angleterre
contemporaine, — vient de mourir à Londres, dans sa quatre-vingt-
huitième année. C'était aussi un peintre distingué, comme en témoignent
son Job et ses amis et ses Bergers à Bethléem, qui furent exposés à la Royal
Académy.
On doit à Woodington les bas-reliefs ornant la chapelle du monument
de Wellington dans la cathédrale de Saint-Paul et ceux qui représentent
la bataille du Nil, sur le piédestal de la colonne de Nelson. Il était l'auteur
du buste colossal en marbre que possède le Palais de Cristal et des six
statues figurant dans le New-Exchange de Liverpool, dont les plus appré-
ciées sont celles de Galilée et de Christoph Colomb.
Le Directeur -Gérant, Jean Alboize.
CHATBAUDON. — IMPRIMERIE J. PIGELET.
JOURNAL INÉDIT
DE
DELACROIX'
FRAGMENTS D UN DICTIONNAIRE DES BEAUX-ARTS
ntique. D'où vient cette qualité
particulière, ce goût parfait qui n'est
que dans l'antique ? Peut-être de ce
que nous lui comparons tout ce
qu'on a fait en croyant l'imiter.
Mais encore, que peut-on lui com-
parer dans ce qui a été fait de plus
parfait dans les genres les plus
divers ? Je ne vois point ce qui
manque à Virgile, à Horace. Je vois
bien ce que je voudrais dans nos plus grands écrivains et aussi
ce que je n'y voudrais pas. Peut-être aussi que, me trouvant avec
ces derniers dans une communauté, si j'ose dire, de civilisation,
je les vois plus à fond, je les comprends mieux surtout, je vois
1 Le tome troisième et dernier du Journal d'Eugène Delacroix, publié par MM. Paul Fiat
et René Piot, paraîtra prochainement à la librairie Pion. L'éditeur a bien voulu communi-
quer à l'Artiste, en leur primeur, quelques fragments pris dans la partie du volume la plus
intéressante au point de vue de l'art, un projet de Dictionnaire des Beaux-Arts dont Dela-
croix s'était plu à rédiger un certain nombre d'articles.
1894.
L ARTISTE.
NOUVELLE PERIODE : T. VII
II
ib2 L'ARTISTE
mieux le désaccord entre ce qu'ils ont tait et ce qu'ils ont voulu
faire. Un Romain m'eût fait voir dans Horace et dans Virgile des
taches ou des fautes que je ne peux y voir ; mais c'est surtout
dans tout ce qui nous reste des arts plastiques des anciens que
cette qualité de goût et de mesure parfaite se trouve au plus haut
point de perfection. Nous pouvons soutenir la comparaison avec
eux dans la littérature : dans les arts, jamais.
Titien est un de ceux qui se rapprochent le plus de l'esprit
de l'antique. Il est de la famille des Hollandais et par consé-
quent de celle de l'antique. Il sait faire d'après nature : c'est
ce qui rappelle toujours dans ses tableaux un type vrai, par
conséquent non passager comme ce qui sort de l'imagination d'un
homme, lequel ayant des imitateurs en donne plus vite le dégoût.
On dirait qu'il y a un grain de folie dans tous les autres ; lui seul
est de bon sens, maître de lui, de sa facilité et de son exécution
qui ne le domine jamais et dont il ne fait point parade. Nous
croyons imiter l'antique en le prenant pour ainsi dire à la lettre,
en faisant la caricature de ses draperies, etc. Titien et les Flamands
ont l'esprit de l'antique et non l'imitation de ses formes exté-
rieures.
L'antique ne sacrifie pas à la grâce, comme Raphaël, Corrège et
la Renaissance en général ; il n'a pas cette affectation, soit de la
force, soit de l'imprévu comme dans Michel-Ange. Il n'a jamais la
bassesse du Puget dans certaines parties, ni son naturel par trop
naturel.
Tous ces hommes ont, dans leurs ouvrages, des parties suran-
nées ; rien de tel dans l'antique. Chez les modernes, il y en a
toujours trop ; chez l'antique, toujours même sobriété et même
force contenue.
Ceux qui ne voient dans Titien que le plus grand des coloristes,
sont dans une grande erreur : il l'est effectivement, mais il est en
même temps le premier des dessinateurs, si on entend par dessin
celui de la nature ' et non celui où l'imagination du peintre a plus
de part, intervient plus que l'imitation. Non que cette imagination
' Aux lecteurs désireux d'approfondir cette intéressante distinction entre le i dessin de
la nature et celui où l'imagination du peintre a le plus de part », rien ne saurait être plus
précieux que le commentaire et le développement de cette même idée, repris à plusieurs
reprises par Baudelaire dans ses différentes études sur Delacroix, et notamment dans une
comparaison qui mérite de demeurer classique entre le dessin d'Ingres et le dessin de
Delacroix. (Voir les Curiosités estbâiqtut et l'Art romantique.)
JOURNAL INÉDIT DE DELACROIX i63
chez Titien soit servile : il ne faut que comparer son dessin à
celui des peintres qui se sont appliqués à rendre exactement la
nature, dans les écoles bolonaises ou espagnoles, par exemple.
On peut dire que chez les Italiens le style l'emporte sur tout : je
n'entends pas dire par là que tous les artistes italiens ont un
grand style ou même un style agréable, je veux dire qu'ils sont
enclins à abonder chacun dans ce qu'on peut appeler leur style,
qu'on le prenne en bonne ou mauvaise part : j'entends par là que
Michel-Ange abuse de son style, autant que le Bernin ou Piètre
de Cortone, eu égard pour chacun à l'élévation ou à la vulgarité
de ce style : en un mot, leur manière particulière, ce qu'ils croient
ajouter ou ajoutent à leur insu à la nature, éloigne toute idée
d'imitation et nuit à la vérité et à la naïveté de l'expression. On
ne trouve guère cette naïveté précieuse chez les Italiens qu'avant
le Titien, qui la conserve au milieu de cet entraînement de ses
contemporains vers la manière qui vise plus ou moins au sublime,
mais que les imitateurs rendent bien vite ridicule.
Il est un autre homme dont il faut parler ici, pour le mettre sur
la même ligne que le Titien, si l'on regarde comme la première
qualité, la vérité unie à l'idéal : c'est Paul Véronèse. Il est plus
libre que le Titien, mais il est moins fini. Ils ont tous les deux
cette tranquillité, ce calme tempérament qui indique des esprits
qui se possèdent. Paul semble plus savant, moins collé au modèle,
partant plus indépendant dans son exécution. En revanche, le
scrupule du Titien n'a rien qui incline à la froideur : je parle
surtout de celle de l'exécution, qui suffit à réchauffer le tableau ;
car l'un et l'autre tendent moins à l'expression que la plupart des
grands maîtres. Cette qualité si rare, ce sang-froid animé, si on
peut le dire, exclut sans doute les effets qui tendent à l'émotion.
Ce sont encore là des particularités qui leur sont communes avec
ceux de l'antique, chez lequel la forme plastique extérieure passe
avant l'expression. On explique par l'introduction du christianisme
cette singulière révolution qui se fait au moyen âge dans les arts
du dessin, c'est-à-dire la prédominenec de l'expression. Le mysti-
cisme chrétien qui planait sur tout, l'habitude pour les artistes de
représenter presque exclusivement des sujets de la religion qui
parlent avant tout à l'âme, ont favorisé indubitablement cette
pente générale à l'expression. Il en est résulté nécessairement dans
les âges modernes plus d'imperfection dans les qualités plastiques.
i64 V ARTISTE
Les anciens n'offrent point les exagérations ou incorrections des
Michel-Ange, des Puget, des Corrège ; en revanche, le beau calme
de ces belles figures n'éveille en rien cette partie de l'imagination
que les modernes intéressent par tant de points. Cette turbulence
sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de mystérieux et
d'agrandi qui passionne son moindre ouvrage ; cette grâce noble
et pénétrante, cet attrait irrésistible du Corrège ; la profonde
expression et la fougue de Rubens ; le vague, la magie, le dessin
expressif de Rembrandt, tout cela est de nous et les anciens ne
s'en sont jamais douté.
ÉBAUCHE. Il est difficile de dire ce qu'était l'ébauche d'un Titien,
par exemple. Chez lui, la touche est si peu apparente, la main de
l'ouvrier se dérobe si complètement, que les routes qu'il a prises
pour arriver à cette perfection restent un mystère. Il reste de lui
des préparations de tableaux, mais dans des sens différents : les
unes sont de simples grisailles, les autres sont comme charpentées
à grandes touches avec des tons presque crus. C'était ce qu'il
appelait faire le lit de la peinture. (C'est ce qui manque parti-
culièrement à David et à son école.)
Mais je ne pense pas qu'aucune puisse mettre sur la voie des
moyens qu'il a employés pour les conduire à cette manière toujours
égale à elle-même, qui se remarque dans ses ouvrages finis, malgré
des points de départ aussi différents.
L'exécution du Corrège présente à peu près le même problème,
quoique la teinte en quelque sorte ivoirée de ses tableaux et la
douceur des contrastes donnent à penser qu'il a dû presque
toujours commencer par de la grisaille. (Parler de Prud'hon, de
l'école de David ; dans cette école l'ébauche est nulle, car on ne
peut donner ce nom à de simples frottis qui ne sont que le dessin
un peu plus arrêté et recouverts ensuite entièrement par la
peinture.)
FRESQUE. On aurait tort de supposer que ce genre soit plus
difficile que la peinture à l'huile, parce qu'il demande à être fait au
premier coup. Le peintre à fresque exige moins de lui-même maté-
riellement parlant : il sait aussi que le spectateur ne lui demande
aucune des finesses qui ne s'obtiennent dans l'autre genre que par
JOURNAL INÉDIT DE DELACROIX i65
des travaux compliqués. Il prend ses mesures de manière à abréger
par des travaux préparatoires le travail définitif. Comment serait-il
possible qu'il mît la moindre unité dans un ouvrage qu'il fait
comme une mosaïque et pis encore, puisque chaque morceau, au
moment où il le peint, est différent de ton, c'est-à-dire par parties
juxtaposées, sans qu'il soit possible d'accorder celle qui est peinte
aujourd'hui avec celle qui a été peinte hier, s'il ne s'était rendu
auparavant un compte exact de l'ensemble de son tableau ? C'est
l'office du carton ou dessin dans lequel il étudie à l'avance les
lignes, l'effet et jusqu'à la couleur qu'il veut exprimer.
Il ne faut pas non plus prendre au pied de la lettre ce qu'on nous
dit de la merveilleuse facilité de ces faiseurs de fresque à triompher
de ces obstacles. Il n'est presque pas de morceau de fresque qui
ait satisfait son auteur de manière à le dispenser de retouches ;
elles sont nombreuses sur les ouvrages les plus renommés.
Et qu'importe après tout qu'un ouvrage soit fait facilement?
Ce qui importe, c'est qu'il produise tout l'effet qu'on a droit
d'attendre. Seulement il faut dire, au désavantage de la fresque,
que ces retouches faites après coup avec une espèce de détrempe
et même quelquefois à l'huile, peuvent à la longue trancher sur
le tout et contribuer au défaut de solidité. La fresque se ternit et
pâlit de plus en plus avec le temps. Il est difficile déjuger au bout
d'un siècle ou deux de ce qu'a pu être une fresque et des change-
ments que le temps y a produits. Les changements qu'elle subit
sont en sens inverse de ceux qui altèrent les tableaux à l'huile. Le
noir, l'effet sombre se produit dans ces derniers par la carboni-
sation de l'huile, mais plus encore par la crasse des vernis. La
fresque, au contraire, dont la chaux est la base, contracte par l'effet
de l'humidité des lieux où elle a été appliquée, ou par celle de
l'atmosphère, une atténuation sensible de ses teintes.
Tous ceux qui ont fait de la fresque ont remarqué qu'il se for-
mait du jour au lendemain, à la surface des teintes conservées
dans des vases séparés, une sorte de pellicule blanchâtre et comme
un voile grisâtre ; cet effet, plus prononcé sur une masse con-
sidérable de la même teinte, se produit à la longue sur la peinture
elle-même, la voile en quelque sorte, et tend à la désaccorder par
la suite ; car cette atténuation se produisant surtout sur les teintes
où la chaux domine, il en résulte que celles qui n'en contiennent
pas une aussi grande quantité restent plus vives et amènent par
i66 L'ARTISTE
leur crudité relative un effet qui n'était pas dans la pensée du
peintre. On conclura aisément, de l'inconvénient que nous venons
de signaler, que la fresque ne convient pas à nos climats, où l'air
contient beaucoup d'humidité ; à la vérité, les climats chauds leur
sont contraires sous un autre rapport, qui est peut-être plus capi-
tal encore.
Un des grands inconvénients de ce genre est la difficulté de
rendre adhérente au mur la préparation (on aura fait précéder
tout ceci d'une explication sommaire du procédé de la fresque)
nécessaire. La grande sécheresse ici est un ennui qu'il est im-
possible de combattre. Toute fresque tend à la longue à se détacher
de la muraille contre laquelle elle est appliquée; c'est la fin la
plus ordinaire et la plus inévitable. On pourrait peut-être remédier
en partie à cela (expliquer le procédé de la bourre).
PENSEE. (Première pensée.) Les premiers linéaments par lesquels
un maître habile indique sa pensée contiendront le germe de tout
ce que l'ouvrage présentera de saillant. Raphaël, Rembrandt, le
Poussin, — je nomme exprès ceux-ci parce qu'ils ont brillé sur-
tout par la pensée, — jettent sur le papier quelques traits : il
semble que pas un ne soit indifférent. Pour des yeux intelligents,
la vie déjà est partout et rien dans le développement de ce thème
en apparence si vague ne s'écartera de cette conception à peine
éclose au jour et complète déjà.
Il est des talents accomplis qui ne présentent pas la même
vivacité ni surtout la même clarté dans cette espèce d'éveil de la
pensée à la lumière; chez ces derniers l'exécution est nécessaire
pour arriver à l'imagination du spectateur. En général ils donnent
beaucoup à l'imitation ; la présence du modèle leur est indispen-
sable pour assurer leur marche. Ils arrivent par une autre voie à
l'une des perfections de l'art.
En effet, si vous ôtez à un Titien, à un Murillo, à un Van Dvck la
perfection étonnante de cette imitation de la nature vivante, cette
exécution qui fait oublier l'art et l'artiste, vous ne trouvez dans
l'invention du sujet ou dans sa disposition qu'un motif souvent
dénué d'intérêt pour l'esprit, mais que le magicien saura bien
relever parla poésie de son coloris et les prodiges de son pinceau.
Le relief extraordinaire, l'harmonie des nuances, l'air et la lumière,
JOURNAL INEDIT DE DELACROIX
167
toutes les merveilles de l'illusion s'étaleront sur ce thème dont
l'esquisse froide et nue ne disait rien à l'esprit.
Qu'on se figure ce qu'a pu être la première pensée de l'admirable
tableau des Pèlerins d'Enunaiis, de Paul Véronèse : rien de plus
froid que cette disposition, refroidie encore par la présence de ces
personnages étrangers à la scène, de cette famille des donateurs
qui se trouve là, en effet, par la plus singulière convention, de ces
petites filles en robe de brocart jouant avec un chien dans l'en-
droit le plus apparent du tableau, de tant d'objets, costumes,
architecture, etc., contraires à la vraisemblance !
Voyez, au contraire, dans Rembrandt, le croquis de ce sujet
qu'il a traité plusieurs fois et avec prédilection : il fait passer
devant nos yeux cet éclair qui éblouit les disciples au moment
où le divin Maître se transfigure en rompant le pain. Le lieu est
solitaire ; point de témoins importuns de cette miraculeuse appari-
tion. L'étonnement profond, le respect, la terreur se peignent
dans ces lignes jetées par le sentiment sur ce cuivre, qui se passe,
pour vous émouvoir, du prestige de la couleur.
Dans le premier coup de pinceau que Rubens donne à son
esquisse, je vois Mars ou Bellone, les Furies secouant leur torche
aux lueurs sinistres, les divinités paisibles s'élançant en pleurant
pour les arrêter ou s'enfuyant à leur approche, les arts, les monu-
ments détruits, les flammes de l'incendie. Il semble dans ces
linéaments à peine tracés que mon esprit devance mon œil et
saisisse la pensée avant presque qu'elle ait pris une. forme. Rubens
trace la première idée de son sujet avec son pinceau, comme
Raphaël ou Poussin avec leur plume ou leur crayon. Malheur à
l'artiste qui finit trop tôt certaines parties de l'ébauche ! Il faut
une bien grande sûreté pour ne pas être conduit à modifier ces
parties quand les autres parties seront finies au même degré.
EUGÈNE DELACROIX.
E. FRÉMIET
(Suite) '
l reste à savoir si ce cheval, qu'on a dit trop gros,
est bien un cheval, et si cette figure qu'on a
déclarée trop petite est bien celle de Jeanne d'Arc.
Pour un cheval, celui du monument de la rue de
Rivoli en est un vrai, et un fameusement beau.
Ceux qui le qualifièrent de cheval de ferme n'ont
pas l'idée du vrai cheval d'armes; le percheron, puissant et
somptueux serviteur, qui conduit aujourd'hui les soldats du feu à
l'incendie, jadis portait à travers l'Europe les gens de la Croisade,
les chevaliers Credo, à la délivrance du tombeau du Christ. Jeanne
d'Arc monte là un cheval d'armes, de service, un étalon majes-
tueux, fier et grand, pareil à celui que les frères de Laval ont vu
se démenant très fort devant l'huis de son logis. « Menez-le à la
croix, disait-elle, il se calmera. » Et l'on admire comment cette
jeune fille tient en main ce destrier, ce grand trottier qui n'est
maniable que parce qu'il est dompté comme par la magie d'un
pouvoir supérieur. Il est serviablc et brave, il fera de la route et
marchera droit contre les épieus de l'Anglais. Il a des muscles
pour suivre les durs chemins qui mènent à la victoire. Son enco-
lure est celle d'un cygne d'épopée. Lui et ses pareils, ses quinze
compagnons de l'écurie de Jeanne, sont taillés sur ce modèle
grandiose. Ils sont un triomphe de la nature, et on les admire
comme le plus magnifique présent de Dieu à l'homme.
1 V. l'Artiste d'août, septembre, novembre i8()2, janvier, septembre, octobre et
décembre i8y3.
E. FRÉMIET 169
J'ai essayé précédemment de démontrer par où M. Frémiet sait
comme personne établir une statue équestre, comment il sait faire
valoir l'homme par sa monture ou emprunter au cavalier la
noblesse dont la bête a besoin pour paraître dans tout son prix.
On connaît cette page où Commines, racontant la bataille de
Fornoue, nous montre le roi Charles VIII, en armes, monté sur le
beau cheval noir qui lui venait du duc de Savoie. Ce cheval était
borgne, et néanmoins donnait de la grandeur à ce jeune roi,
d'allure craintive, au point qu'il en paraissait tout autre, tant ce
cheval « le montrait grand ». Bien qu'on ait écrit que M. Frémiet
n'était pas à la hauteur de sa renommée d'animalier quand il
modelait le cheval du connétable de Clisson, je persiste à penser
que le cheval de sa Jeanne d'Arc est de la famille artistique du
cheval noir que montait Charles VIII à Fornoue, le 6 juillet 1495.
Il prête de son caractère à la figure qui le surmonte. Le statuaire
devait-il oublier que Jeanne d'Arc était une femme que ne pouvait
pas grandir son costume masculin ? Ce cheval, par sa puissance
même, souligne le caractère de la femme à cheval. C'est lui qui nous
dénonce à distance la féminité de cette figure humaine, enveloppée
dans l'airain de son armure d'homme. Je crois bien fort que c'est
là l'erreur de la statue de Nancy, où Jeanne d'Arc a perdu du
charme mystérieux de sa figure de vierge pour paraître aussi grande
que le serait un homme. A travers les siècles, Jeanne d'Arc nous
arrive comme une figure humaine, très allégée de matière réelle.
Son souvenir survit comme un souffle céleste, plus lumineux que
charnel. Elle est la sœur mystique de la terre de France, elle est
un reflet du ciel sur cette terre comblée de promesses. La réalité
de sa vie miraculeuse est devenue la vérité d'une légende authen-
tique. Elle est presque plus une âme qu'un corps; elle est moins la
force physique de la victoire, que la respiration de l'âme française
libérée. Il fallait asseoir tout cet intangible sur un cheval. Tout
cela ne pouvait guère se traduire par une épaisse couche de
bronze ; il fallait encore alléger le poids optique de ce métal déjà
si volatil, pour rendre aux yeux l'idée qu'on doit avoir de Jeanne
d'Arc.
Si M. Frémiet avait tort pour avoir souligné, par les proportions
de son œuvre, les gracilités féminines qui idéalisent sa figure, c'est
M. Lesigne qui aurait raison parce qu'il aura coulé le souvenir de
la vierge de Domrémy dans le moule opaque du sacrilège. Or, la
i7o L'ARTISTE
vérité veut que le statuaire, qui a vu juste, ait raison sur l'écri-
vain, qui a vu faux. M. Lesigne veut que l'histoire de Jeanne d'Arc
soit un « conte de la mère l'Oie ». Il ne veut voir dans la sainte
de la France ni plus ni moins qu' « une robuste paysanne hallu-
cinée, une fille aux jarrets solides, une porteuse de bannière », tout
comme il aurait dit une porteuse de pain. M. Frémiet est resté
dans la tradition; il n'a fait ni une robuste paysanne hallucinée,
ni une fille aux jarrets solides, ni une porteuse de bannière. Il a
montré la « jeune fille d'une remarquable élégance », d'attitude
virile, dont parle le conseiller-chambellan Perceval de Boulainvilliers
dans sa lettre en latin à Etienne Visconti, duc de Milan, en date
du 2 1 mai 142g. J'imagine que le témoignage de visu de Perceval
de Boulainvilliers vaut bien les hypothèses scientifico-anthropo-
logiques de M. Lesigne. M. Frémiet a bien fait de s'en référer aux
gens qui avaient vu. Et, quand il n'a pas donné à sa figure les
hautes dimensions d'un homme à cheval, il avait encore pour lui
l'assertion de Guillaume du Guast, seigneur italien, attaché à la cour
de Charles VII, et qui avait vu Jeanne dans son costume masculin:
« Jeanne était de petite taille », dit-il, en ajoutant qu'elle avait les
cheveux noirs, était très forte de tout son corps, et que « son
parler, comme c'est l'usage chez les femmes de France, était plein
de douceur ».
Où M. Frémiet a montré qu'il était absolument maître de son sujet
et de son art, c'est quand il a assis sa figure de Jeanne d'Arc sur un
cheval qui a paru trop gros aux gens qui au fond tenaient pour la
« robuste paysanne, la fille aux jarrets solides », que M. Lesigne
a trouvée toute faite dans les théories des savants opposés à
l'idéal et à tous ses corollaires. En prenant la Jeanne « de petite
taille » de Guillaume du Guast, encore amoindrie par le costume
d'homme, comme type de sa composition, le statuaire semble
avoir eu peur de tomber dans le grossier réalisme qui déjà, en
1874, préparait, par ses critiques sournoises, sa transposition de
l'idée de Jeanne d'Arc. Si, en 1889, M. Frémiet paraît avoir cédé aux
injonctions des matérialistes, décidés à accaparer le culte de Jeanne
d'Arc, sa statue de la rue de Rivoli prouve que, dans le principe,
il tenait pour la tradition, pour cette remarquable élégance
signalée par Perceval de Boulainvilliers. En outre, en laissant au
cheval ses proportions historiques de grand coursier de guerre, il
soulignait cette élégance, il l'affinait jusqu'à donner l'impression
E. FRÉM1ET i7i
de tout cet intangible, qui est l'atmosphère normale du surnaturel
de la Mission de Jeanne d'Arc. Ainsi modelé dans la fermeté de
ses muscles, dans la belle ampleur de ses formes de cheval d'armes,
destiné à porter des gens de guerre avec leur armure, ce cheval
endossait toutes les responsabilités de la matière. C'était lui la
terre en marche, lui la réalité. Le réalisme des détails passait à son
actif, et l'image de Jeanne d'Arc n'avait plus qu'à surmonter dans
son geste hiératique toute la réalité laissée sous ses pieds. C'est
par là que ce destrier grand et fort est bien le cheval de Jeanne
d'Arc ; il est bien le socle puissant qui convenait à cette figure
unique de la vierge d'Orléans, dont la formule artistique, pour
vivre à l'unisson du thème divin, a besoin comme point d'appui
de ce qui donne la plus noble impression de la force. Ce cheval
de la place des Pyramides est le cheval de Jeanne d'Arc parce qu'il
donne une très exacte vision de ce que fut l'héroïne elle-même,
la vision de l'Idéal dans le Réel.
Il est le cheval de la Pucelle, comme le cheval du connétable
Clisson est le cheval du connétable par ses formes aiguës et
décidées ; comme le cheval du Velasque^ est la vraie monture du
roi des peintres, par la splendeur de ses modelés; comme le cheval
du Grand Condé est bien celui qu'il fallait trouver au bout de son
ébauchoir pour monter ce prince du sang, homme de belle mine.
Je le répète, parce que j'ai besoin de préciser ici à nouveau :
M. Frémiet sait ce que tous les cavaliers ne savent pas, et ce
qu'ignorent tous les gens qui ont critiqué l'esthétique de sa cava-
lerie d'airain. Il sait approprier la monture à la physionomie du
personnage en selle. Il n'a pas mis Ve\asqne\ sur le cheval de
Clisson, et il n'a pas commis la faute de monter Jeanne d'Arc sur
une haquenée de châtelaine '. Il a laissé au duc d'Orléans sa mon-
ture de tournoi, la même qui servait à la guerre. On ne saurait lui
reprocher d'avoir un type uniforme pour les chevaux de ses statues
équestres. Il ne les puise pas dans un moule tout préparé pour
servir à tout le monde indifféremment, comme au manège. Le
moule est brisé dès qu'il a servi, et chaque personnage monte son
1 « ... Interrogée si avoit un cheval quand elle fut prinse, et s'il estoit coursier ou
hacquenée, respond qu'elle estoit à cheval sur un demi-coursier, et qu'elle avoit cinq
coursiers sans les trottiers, où il y en avoit plus de sept. » (Procès de la Pucelle, p. 482.)
Jeanne eut cependant une haquenée, mais pas longtemps. Elle l'avait achetée de l'évêque
de Senlis, et payée deux cents saluts. Mais elle écrivit à l'évêque qu'il pourrait ravoir sa
haquenée; Jeanne ne la voulait point garder, « vu qu'elle ne valait rien pour peiner »,
i72 L'ARTISTE
cheval à lui, celui qui lui sied, qui lui ressemble, qui le complète
et lui conserve, dans l'histoire de l'art, la physionomie qu'il avait
dans l'histoire. Le Grand Condé monte un cheval inouï de carac-
tère et de grandeur. Il a des airs d'oiseau de proie, et ses oreilles
pointent comme celles d'un grand duc. Le cheval de Richard-
Cœur-dc-Lion, dont parle Joinville, qui est resté proverbial dans
les rangs des Sarrasins où il servait à faire peur aux petits enfants,
devait être de cette espèce-là. Ce n'est pas un cheval, c'est un
aigle. Il a du griffon héraldique, un griffon qui aurait perdu ses
ailes en touchant terre. Quelqu'un qui s'y connaît et a appris les
chevaux dans l'entourage du comte de Chambord, qui en avait de
beaux et attelait à cinq, regardait un jour avec moi ce petit bronze
du Grand Condé à. la vitrine de son éditeur: «Ce cheval-là, disait-il,
ce n'est pas le cheval de tout le monde; il faut en avoir le droit
pour monter là-dessus, être le Grand Turc, prince du sang de
France, ou général victorieux. C'est le cheval d'un grand gen-
tilhomme ».
Les fins experts qui ont maltraité le cheval de la Jeanne d'Arc
de M. Frémiet, se tromperaient grossièrement s'ils croyaient
pouvoir jamais monter un pareil animal. Ils y seraient déplacés,
disons le mot, déclassés. Celui-là aussi appelle un cava-lier hors
pair, quelqu'un de rare et de très supérieur. Ce cheval-là est un
très grand monsieur, c'est un héros. Il lui faut un cavalier dont
la mine cadre avec la sienne. Et ce n'est pas avec le chapeau de
soie sur la tête, cette tiare économiste, qu'on peut faire figure sur
la selle qu'il porte. Il faut un casque ou une auréole. Ce cheval
d'armes est armé chevalier, il a conscience de son rôle et de son
rang. Il est le cheval de Patay, d'Orléans ou de Reims. Noir, en
Berry, au pied de la croix, « devant l'église tout près au bord du
chemin », il sera blanc le jour du sacre. Jeanne d'Arc a des
chevaux de rechange, mais l'art résume,, et celui-ci les contient
tous, car ils étaient tous semblables, tous issus des fortes races
de France, venues de Terre Sainte avant le monde chrétien.
Ces étalons-là étaient les chevaux de la chevalerie gauloise, une
noblesse montée depuis des siècles au temps où les Francs étaient
encore gens de pied. Quand l'empereur Charles IV d'Allemagne
vint en France pour offrir à notre roi Charles V des secours contre
E. FRÉMI ET
,7.3
les Anglais, avec lesquels le roi était en guerre par suite de
plusieurs violations du traité de Brétigny, le roi envoya à l'em-
pereur et à son fils Venceslas, roi des Romains, deux chevaux de
cette grande famille terrienne. Ces deux chevaux étaient noirs,
pour marquer aux yeux du peuple que l'empereur et son fils
n'avaient aucune espèce de domination en France. Le roi, en
revanche, montait un cheval blanc. C'est Bernard de Montfaucon
qui l'affirme. L'entrevue eut lieu au nord de Paris, « à my voie
du moulin à vent et de La Chapelle ». Et le roi, après les saluts
fraternels, rentra à son palais, chevauchant entre l'empereur à
dextre et le roi des Romains à senestre. Ces bêtes-là sont des bêtes
somptueuses, dont la grandeur native a été avilie par l'utilitarisme
de notre démocratie d'ingénieurs, mais qui étaient placées jadis
au plus haut rang, comme encore aujourd'hui chez les Arabes, en
raison de la beauté de leur naissance et de la noblesse de leurs
services. Celui de la Jeanne d'Arc de la rue de Rivoli a la grande
mine de son emploi. Ceux qui l'ont pris pour un cheval de ferme
ne savent pas le prix d'un vrai cheval, et sont incapables de dis-
tinguer le cheval nature, le cheval pur, du cheval asservi par les
travaux, affaissé sous le joug des douleurs de la vie positive. Leur
incapacité est pareille à celle de ces gens qui donnèrent gratis aux
Prussiens, en 181 5, Morvic, le plus bel étalon qu'on ait pu voir,
et que la France avait payé soixante mille francs, sans penser que
les fils de Morvic pourraient revenir un jour chez nous, montés
par des uhlans, éclaireurs d'une nouvelle invasion. M. Frémiet a
fait du cheval de son monument de la place des Pyramides ce
qu'il devait être, le cheval de Jeanne d'Arc, quelque chose comme
le collaborateur d'une œuvre extraordinaire, une manière de
Pégase chrétien, un être de choix, une créature d'élite, destinée à
une opération supérieure, une délivrance, un miracle. Avant d'être
devenu un cheval de trait, une bête de somme, le cheval fut
Pégase. Son berceau nous est caché dans les nuages des apoca-
lypses lointaines. Pégase fut son nom d'origine. De tous temps les
peuples l'ont considéré comme une créature d'essence divine. Et
Pégase est un agent de l'Esprit. Il vole par les airs et porte la
Poésie qui plane par ses ailes. Il est par là une figure très pure,
un instrument de la conquête divine1. Monté par Jeanne d'Arc ou
1 Partout et de tous temps, chez les païens comme dans la tradition des chrétiens, le
i74 L'ARTISTE
Persée, sa mission est une délivrance '. Il collabore au salut des
bons, victimes des méchants. Le cheval, dans la réalité, signifie la
force, la patience et le courage. Sorti de là, il sort de lui-même,
devient un monstre, tout comme l'homme passe monstre lorsqu'il
cesse d'être bon et manque à ses devoirs de reconnaissance envers
le Créateur. Le cheval sorti de lui-même, sorti de sa mission
d'héroïsme et de bienfaisance, est un monstre ou une inutilité,
licorne ou cheval de courses. Le cheval de courses passé au
laminoir de l'entraînement est une parodie. L'âne sauvage de
^Ctésias, la licorne qui tue et affile sa corne sur une pierre pour
éventrer son ennemi, est un contre-signe, l'envers du cheval. Le
monstre et la parodie, nous trouvons les deux sous la protection
de l'Angleterre, obligée de fausser le cheval pour se l'approprier.
L'Anglais Bedford, l'homme odieux qui voulait violer en Jeanne
d'Arc le mystère divin de la virginité, agissant pour le compte des
Anglais, chevauchait la licorne symbolique de l'écu d'Angleterre.
Jeanne la Pucelle chargeait l'Anglais, montée sur Pégase, pour
arracher la France, chrétienne Andromède, à la rapacité de
l'éternel dragon dévorant.
Le cheval de la Jeanne d'Arc de la place des Pyramides est
marqué de son signe originel, la pureté de la force dans la beauté.
C'est le cheval nature, tel qu'il est descendu de l'Apocalypse, vierge
de toute tare et de tout joug autre que le joug de l'Esprit. Le vent
de ses ailes effacées par le contact du sol frissonne dans ses
jambes rebondissantes. Dire qu'il est fringant, c'est parler pour
ne rien dire. Un cheval de cette mine-là n'est pas fringant, il est
magnifique. Il ne piaffe pas, il est beau. Il porte beau, non parce
qu'on lui a appris à porter beau, mais parce qu'il est beau de
naissance, par destinée, par mission. Cette beauté pure, native, nous
cheval est l'agent des relations de l'homme avec la vie supérieure. C'est lui qui porte
Apollon et traîne le char du Soleil, dans la mythologie gréco-païenne. Dans la Bible,
nous retrouvons le cheval attelé au char de feu qui emporte Elie au ciel. Dans l'icono-
graphie, on rencontre très souvent l'image du cheval pour représenter l'âme humaine, ou
comme emblème des apôtres traînant le char de l'Eglise. Le cheval blanc de l'Apocalypse
est le signe de la victoire. C'est lui que monte le Christ triomphant, ainsi que cela se voit
dans une peinture du XIIe siècle à Auxerre et dans un vitrail de l'Eglise de Brou.
A Auxerre, le Christ est en figure équestre, tenant en main un sceptre, monté sur un
cheval blanc, au centre d'une grande croix autour de laquelle chevauchent quatre figures
équestres d'anges. Ce Christ est l'image de l'Eglise triomphante. Le cheval représente
l'humanité de Notre-Seigneur, dont la figure humaine symbolise la divinité.
1 Saint Georges délivrant sainte Marguerite est le Persée du monde chrétien.
E. FREMI ET
l7D
montre qu'il est appelé aux plus hautes charges de son état de
collaborateur des meilleures actions humaines. Cette beauté lui
vient de la merveilleuse répartition de ses forces. Son élégance
est le geste de sa souplesse. En le regardant bien, on s'aperçoit,
si on y voit clair, que Dieu n'a pas donné le cheval à l'homme
afin que l'homme avilisse le cheval, afin que l'homme s'enor-
gueillisse à l'idée d'avilir une créature admirable. L'homme,
pour ne pas sortir de son rôle, doit attendre des services
du cheval, rien de plus, en utilisant sa force, sa patience et son
courage, non en les épuisant. Le cheval, trop abaissé au métier de
bête de somme, est l'indice d'une humanité surbaissée, abrutie par
l'esprit des affaires. Quand Pégase est licorne guerrière, comme
dans la guerre de Cent ans, l'homme est criminel, témoin Bedford
qui l'emploie, ou assassin comme Pierre Cauchon qui lui apporte
sa proie. Quand Pégase est licorne domestique, l'homme qui
l'exploite est maquignon, tel M. X..., job-master.
En donnant au cheval l'importance qu'il a dans son monument
votif de la rue de Rivoli, M. Frémiet a fait une reconstitution
précieuse. Il a défini, par la beauté de son image, le rang du
cheval dans le monde de la chevalerie. A côté de l'héroïsme du
chevalier, il a montré la splendeur physique du cheval. C'était
nous inviter à rechercher les effets de cette beauté extérieure dans
les qualités intérieures qui marquent la destinée du cheval depuis
qu'il a été mis au monde pour prendre part aux actions d'éclat de
l'être humain. M. Frémiet risquait, en somme, une belle partie.
Il jouait gros jeu contre l'incompétence absolue de ses contem-
porains, tous plus ignorants les uns que les autres en la matière,
n'ayant jamais eu le sens du cheval nature et ne connaissant que
la bête de rapport, — fiacre ou sport, — la bête avilie, usée par
un service d'où l'homme tire de l'argent. L'éminent statuaire ne
pouvait avoir gain de cause contre les critiques qui ne manquèrent
point de coasser, qu'en donnant à s'a Jeanne d'Arc une monture
digne d'elle, digne de l'idée qu'on en doit concevoir, digne d'entrer
par sa splendeur réelle dans l'idéal de la tradition de Jeanne la
Pucelle. M. Frémiet est resté le maître de la situation qu'il avait
créée dans l'art de son temps. Il a imposé au public un cheval
comme on n'en connaissait plus; il a monté sa figure de Jeanne
d'Arc sur un animal d'une magnificence de formes qui justifie la
mythologie de lui attribuer une origine céleste. En un mot, ce
176 L'ARTISTE
statuaire a montré au peuple de France ce que c'est qu'un vrai
cheval, un beau cheval, celui que j'appelle le cheval nature.
Du même coup, il montrait le rôle du cheval dans la mission
de Jeanne d'Arc. Ce qui ne nous venait même pas à l'esprit devant
la monture conventionnelle de la Jeanne d'Arc de Foyatier, à
Orléans, nous emplissait l'intelligence devant le monument de
M. Frémiet. Et l'on concevait aussitôt l'idée que Jeanne d'Arc est
par excellence une figure équestre. C'est à ce point qu'il semble
que l'artiste ait voulu éviter toute méprise possible, comme pour
dire qu'en faisant une statue équestre de la Pucelle son intention
était bien de faire une Jeanne d'Arc, et point autre chose. Jeanne
d'Arc à cheval, il semble que c'est presque plus une Jeanne d'Arc
qu'une statue en pied. La statue de Rude est un monument de
musée; celle de la duchesse d'Orléans est une image de paroissien.
Sans doute on y reconnaît bien l'idée qu'on se fait de la sainte
héroïne de Domrémy. Prenez le plus humble des dessins, si c'est
une figure de femme à cheval, avec une bannière, un enfant
l'appellera Jeanne d'Arc. En langage artiste, la formule de Jeanne
d'Arc est une formule équestre. C'est presque le seul moyen que
nous ayons de la faire ressemblante, puisque son portrait n'existe
pas. En tout cas, c'est la plus sûre méthode d'empêcher qu'on la
confonde avec telle figure historique qu'on voudra choisir. Jeanne
Hachette est une figure à pied ; la première idée qu'on en reçoit,
c'est celle d'une femme encadrée dans des créneaux de rempart,
un hachon à la main. La vision artistique de la Pucelle d'Orléans,
la forme que son souvenir conserve à travers les âges, la première
idée qu'on en prenne dès que son nom est prononcé, c'est l'idée
d'une forme à cheval. Il faut un effort d'esprit ou la tradition d'un
épisode social pour qu'un artiste imagine une Jeanne d'Arc à pied.
Hormis la Jeanne d'Arc de M. Allar, à Domrémy, qui est à genoux
et dont les mains sont tendues vers ses trois apparitions qui sont
là debout au-dessus d'elle, une Jeanne d'Arc qui n'est pas équestre
ne peut pas se passer d'une inscription qui fixe l'esprit. Ouand
M. Frémiet ajouta à sa série d'études sur la Pucelle la statuette en
bronze doré, à pied, tenant sa bannière serrée sur sa poitrine, en
marche comme à l'assaut de la bastide des Tourelles, il écrivit sur
le socle : La Pucelle d'Orlievs. A pied, elle n'est pas dans la pléni-
tude de son symbole. Elle relève de l'anecdote ou du particulier
de sa vie privée, le repos ou la prière. Jeanne déposait ses armes
E. FRÉMI ET i77
pour recevoir les sacrements. Pour la reconnaître d'emblée dans
une image pédestre, nous avons besoin d'un attribut, comme son
écusson, ou une légende qui précise. Jeanne à pied n'appartient
pas à la grande histoire, elle n'est pas dans son geste significatif
d'ange de salut. Il n'y a qu'un moment de sa vie officielle où l'on
puisse concevoir sa figure à pied, sans crainte de la confondre :
c'est lorsqu'elle est debout sur les marches de l'autel, à Reims,
pendant la cérémonie du sacre. A cet instant, elle est descendue
de son cheval. C'est fini. Son œuvre est accomplie, sa mission est
achevée ; elle le dit elle-même, elle voudrait partir, laisser là ses
armes, s'en aller « servir ses parents ». Car désormais elle n'est
plus assurée de la victoire. Hors de cette apothéose du sacre, où
l'esprit public se la représentera toujours debout, à la droite de
Charles, sa bannière en main, Jeanne d'Arc est inséparable de son
cheval. Jeanne est un chevalier. Et l'idée de chevalier implique
l'œuvre équestre. La représentation artistique de Jeanne d'Arc,
son relief dans l'histoire de la France, est liée à l'effigie du cheval,
comme l'effigie de Judith est inséparable de la couche d'Holo-
pherne.
Jeanne, effigie guerrière, martyre de la guerre, victorieuse à la
guerre, puis prisonnière de guerre, est une effigie à cheval, tou-
jours à cheval. Esthétiquement parlant, elle est aussi inséparable
de son cheval que de sa bannière et de son auréole. Elle sera une
Jeanne d'Arc avec l'un ou l'autre de ces attributs, mais elle ne
sera complètement elle-même, que montée sur son cheval d'armes.
Ce cheval ne lui devient inutile qu'au sacre de Reims, parce que
là elle a fini sa tâche et que « maintenant est exécuté le plaisir
de Dieu », qui voulait que le dauphin vînt à Reims recevoir son
digne sacre. Mais, puisqu'elle reprend la campagne, son cheval la
suivra jusqu'à Compiègne, jusqu'au moment où un soldat bour-
guignon, la saisissant à la jambe, l'aura tirée à bas de sa selle.
Alors son cheval ne lui servira plus de rien, sa bannière lui a été
arrachée. Elle est en route pour le martyre. Elle était sur le chemin
des croisades, la voici sur le chemin de la croix. Et le calvaire se
monte à pied. Jeanne n'a plus qu'à conquérir son auréole dont
les rayons vont s'allumer au feu du bûcher. Le cheval et le bûcher
auront conduit la pauvre sainte Jeanne aux deux termes de sa
mission. Le cheval la conduisait à la victoire, le bûcher la porta
au ciel, sa vraie patrie.
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII 12
L'ARTISTE
Jeanne d'Arc, statue pédestre, ce n'est jamais qu'un épisode de
l'histoire de l'art. M. Frémict, qui a voulu, lui aussi, tracer une
biographie à sa manière de la vierge de Domrémy, l'a montrée
dans différentes attitudes de sa vie. Il a commencé par une statue
équestre qui signifie la mission dans sa totalité, qui résume toutes
les attitudes de cette existence miraculeuse. Encore, lorsqu'il
s'attache à un trait de la vie de Jeanne d'Arc, choisit-il un geste
qui est lui-même un trait caractéristique plus qu'un épisode. Il fera
une Jeanne d'Arc en prière, à genoux, revêtue de son armure blanche.
C'est la vierge inspirée qui se recueille et demande conseil à ses
voix, implore le secours divin au moment du danger comme après
sa blessure au siège d'Orléans. Un autre jour, la voici marchant à
l'assaut, sa bannière posée sur le cœur, les yeux au ciel, certaine
de la victoire : « Avec l'aide de Dieu, nous la prendrons », dit-elle
en marchant sur la bastille des Tourelles.
La dernière fois que M. Frémiet montra une Jeanne d'Arc, c'était
celle qu'on a vue l'an passé au Salon. C'était la bergère de Dom-
rémy surprise par ses voix qui semblent lui parler pour la première
fois. De prime abord, devant cette statuette étrange, on se demande
si l'artiste, entraîné par l'esprit actuel, n'a pas pensé plus à la
jeune fille névrosée qu'à la vierge inspirée. La nuance est si déli-
cate dans l'expression qu'on hésite un moment devant le pitto-
resque pénétrant de cette statuette où se voit autant de terreur
que de volonté profonde. Cependant, malgré tout, l'inquiétude
vous abandonne devant le mystère intense qui anime cette
figurine, où l'artiste indique déjà la mission guerrière par la que-
nouille collée au côté gauche comme une épée. Cette quenouille
sera bientôt remplacée par cette vieille épée rouillée que Jeanne
sait se trouver sur la tombe d'un chevalier, dans l'église de Fier-
bois. Non, cette bergère-là, dont la quenouille est droite comme
une arme et dont le surcot de laine s'applique au corps comme
une cuirasse, n'est point une bergeronnette sans avenir. C'est bien
la bergère de Domrémy, celle à qui Dieu confiera tout à l'heure
la garde du troupeau de France. Cette jeune fille-là n'est point
comme l'ordinaire des jeunes femmes de son âge. L'artiste nous
donne à pressentir que, si elle est à pied en ce moment, demain
elle chevauchera un destrier de guerre et sa vie se passera à cheval;
L'ARTISTE
A nOMREMY
E. FRÉMIET
179
c'est une vierge inspirée, désignée, sacrifiée, qui ne descendra de
son cheval de bataille que pour monter sur le bûcher du martyr.
Demain elle montera à cheval pour sauver la France qui se
meurt, pour sauver la chrétienté prête à s'engloutir dans l'hérésie
qui monte depuis Viclef. Elle entrera dans la vie à cheval. C'est
bien la même que nous avons vue déjà sur la place des Pyramides.
Ici, dans son costume de bergère, Jeanne en est encore au balbu-
tiement de sa destinée. Nous savons le sens de sa prière, car la
statue équestre de la rue de Rivoli nous a tout dit d'un mot. Sur
son cheval, avec son épée, sa bannière, son auréole, cette Jeanne
d 'Arc nous a tout expliqué. Cette figure équestre résume son
action mystérieuse et divine. C'est bien la vierge de Domrémy, la
même que cette bergère, mais la même, d'enfant devenue femme,
de jeune fille passée héroïne. Cette auréole, cette bannière, cette
épée, ce cheval majestueux et fort, tout cela constitue un monument
total, complet, définitif. Il n'y manque rien pour traduire la victoire
et le martyre. En pied, cette Jeanne d'Arc serait privée de ce qui fut
l'essentiel de son geste militaire, le cheval. Ce cheval est le signe
de la mission divine confiée à une destinée humaine, c'est le geste
de la guerre, la partie tangible du miracle de cette vie surnaturelle.
Équestre, cette statue de Jeanne d'Arc dit très bien ce qu'elle veut
dire. Elle représente ce que tout le monde a vu, la Pucelle en
marche contre un ennemi qui foulait le sol, moins peut-être pour
étouffer la France, que pour conquérir la France aux protestations
de Jean Huss, l'avocat de Viclef. Ce cheval marque en plein le
geste en avant de l'extérieur guerrier qui servait d'armure à la
destinée de Jeanne, agent de Dieu au service de la cause du Christ.
Il représente la carrière parcourue au pourchas de l'Anglais vaincu,
le geste public, le geste nécessaire pour faire admettre Jeanne des
humains incrédules et fermés au sens caché des mystères.
C'est à cheval que Jeanne est entrée dans l'histoire humaine.
Elle est en selle, non comme une écuyère ou comme une ama-
zone, mais comme une missionnaire dont la mission va s'accomplir
sur le terrain des choses de la guerre. C'est à cheval qu'elle se met
en route pour la cour, qu'elle quitte Vaucoulcurs. Son cheval avait
été acheté par son oncle, Durand Laxart, et l'équipement avait été
fourni par le menu peuple. On gagnera Chinon « par le plus
court », dit Jeanne. Ceux qui, accompagnant Jeanne, ont donné
leur parole à Baudricourt de la conduire au roi, ne savent pas le
180 . L'ARTISTE
chemin. C'est le cheval de Jeanne qui sert de guide ; il passe devant,
éclaire la route, devine les gués. C'est à cheval qu'elle arrive à
Chinon, à cheval qu'elle se rend à Poitiers pour subir les interro-
gatoires des docteurs venus de la France entière, interrogatoires
qui ont tous disparu, vendus ou volés, et dont il ne reste plus de
traces, en France tout au moins. A Orléans, nous la revoyons
encore à cheval, le matin de la victoire. Rien ne peut mieux faire
sentir le prodige et le miracle de la mission que ce trait emprunté
à la vieille chronique de Cousinot : « Si dist qu'on Varmasi basli-
vement et lui aydast à s armer. Et quand elle fut preste, monta à cheval
et courut sur le pavé tellement que le feu en saillait. » A Patay, elle
demandera au duc d'Alençon : « Avez-vous de bons éperons,
gentil duc? » Cela veut dire que les siens à elle sont bien assurés
et qu'on chargera : « En nom Dieu, chevauchez ferme contre les
Anglais; quand ils seraient pendus aux nues, nous les aurons. »
Oh ! elle est bien à cheval, allez, la Pucelle d'Orléans. Elle tient
bon en selle, et quand elle s'adresse à l'ennemi, à Gladsdale ou
aux hérétiques de Bohême, elle parle du haut de son trousse-
quin. D'ailleurs, Persée a besoin de Pégase pour délivrer Andro-
mède. L'image équestre de Jeanne d'Arc apparaît jusque dans sa
lettre aux Hussistes, cette lettre dictée par elle à son aumônier,
frère Jean Pasquerel. Le ton de l'épître est ce qu'on peut appeler
une lettre à cheval, tant les expressions imagées ont leur mystique
profonde toujours soudée à un geste réel. Cette lettre est une
menace de guerre, un avertissement à des gens que Jeanne tient
pour de mauvaises bêtes. Elle s'adresse à eux comme parle à un
cheval rétif un cavalier sûr de soi, sûr d'avoir raison. S'ils s'obs-
tinent à « regimber sous l'éperon », ils doivent s'attendre à la voir
venir. Voilà qui peut s'appeler signer d'un coup de talon. Les
Hussistes sont des bêtes rétives. On verra à les traiter comme ils
ont traité les autres. D'ailleurs, quel que soit le cheval, rétif ou
obéissant, pris dans sa tradition supérieure, il est un animal pré-
destiné, un agent de choix que l'homme dirige à l'aide d'une
petite étoile. La lettre aux Hussistes, qui regimberont, qui auront
même leur jour de reprise contre Jeanne, est paraphée de cette
étoile, la mollette de l'éperon de la Pucelle.
Une statue en pied de Jeanne d'Arc n'aurait pas eu cette élo-
quence dans le souvenir et dans la résurrection. Si parfaite
qu'on la puisse rêver, elle n'eut jamais dépassé les préoccupations
E. FRÉMI ET
181
du monde artiste ou du monde religieux. A cheval, elle est dans
la plénitude de son action héroïque ; elle est en route pour la
victoire qui la conduira au martyre. Pour comprendre Jeanne d'Arc
tout entière, telle qu'elle survit dans l'esprit populaire, le plus sûr
gardien de la tradition, il en fallait une image qui dépassât les
particularités de la vie de la Pucelle, pour être quelque chose
comme une dédicace à l'esprit religieux d'un peuple entier. La
statue équestre a une portée générale que n'aurait jamais eue une
statue pédestre. En tout cas, elle nous force à nous demander
pourquoi Jeanne d'Arc n'est vraiment elle-même que sur son
trottier de bataille. Elle nous met en demeure de nous interroger
sur le rôle du cheval dans une carrière d'héroïsme et de martyre
comme la mission de Jeanne d'Arc. Après quoi, l'esprit mis en
éveil par cette lettre aux Hussistes, où il est question d'arracher
aux gens ou l'hérésie ou la vie, nous voulons savoir ce qu'il y a
derrière ce geste haut, signe plutôt que menace, qui caractérise par
son hiératisme cette statue de la place des Pyramides. Après le
cheval, voici l'auréole. D'où vient-il que Jeanne d'Arc, qui n'est pas
encore sainte après quatre cents ans, a traversé l'histoire comme
une sainte et n'a jamais cessé de porter une auréole? Le monu-
ment de M. Frémiet est le plus complet de tous, car tout y est,
tous les instruments de la Mission s'y trouvent, tels qu'ils furent
dans la réalité, réunis autour de la personne de Jeanne, le cheval,
l'épée de N.-D. de Fierbois, la bannière et l'auréole.
(A suivre.)
JACQUES .DE BIEZ.
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QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS1
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A.
y»
III
AUGUSTE LEPÈRE
'est-il pas curieux de constater parfois à
quel point les opinions sont convention-
nelles dans la tribu artistique? Bien qu'elle
professe, en toutes occasions, le plus sou-
verain mépris des routines, vienne un
artiste dont la vision personnelle contrarie
ouvertement les idées reçues, ses collègues
sont les premiers dans la foule à crier haro sur le malheureux
novateur, quitte, s'il finit par forcer l'attention, à lui emboîter
le pas et à faire ce qu'on appelle des concessions aux formules
nouvelles. C'est ainsi que^ faute d'esprits assez audacieux pour
essayer de rendre les beautés inaperçues encore dans la nature
et qu'ils ont remarquées, ou par suite d'un aveuglement presque
général, des années, des siècles se passent sans que les plus
intéressants sujets d'étude soient abordés, et cela pour le plus
grand dommage des manifestations artistiques d'une époque. Les
savants disent que rien n'est indifférent pour la science, que son
œil à mille facettes est ouvert sur chaque point de l'univers; de
même, rien ne devrait être indifférent pour l'art, et chacun
pourrait trouver un large champ d'expérience parmi tant de
terrains inexplorés. Mais il est plus facile de faire ce que fait le
maître ou ce que fait le voisin et de partager sa gloire sans faire
autrement travailler sa cervelle.
1 V. l'Artiste de janvier et février derniers.
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
i83
Arrivons à l'exemple qui nous intéresse. La vie moderne a
changé la physionomie des villes : un siècle a suffi pour que
l'habitation des citadins se conformât peu à peu à la règle for-
mulée par une administration qui n'a point l'habitude de demander
aux artistes leur avis et qui n'éprouve par elle-même aucun besoin
de penser au plaisir des yeux. Des conciliabules ont eu lieu,
composés d'ingénieurs, de géomètres, d'architectes, de médecins
membres des conseils de salubrité, et il a été décidé que les
maisons subiraient aussi l'égalisation que l'on avait imposée aux
hommes ; elles durent renoncer à la fantaisie de leur allure pour
adopter un uniforme, abattre leurs pignons, combler leurs angles
rentrants et venir toutes se ranger, comme des soldats bien
exercés, le long de l'inflexible cordeau de l'ingénieur. — Fixe ! que
personne ne bouge ! Je vois un œil qui dépasse l'alignement,
rentrez cela !... Et voilà bien les dignes demeures des habillés de
noir que nous sommes, demeures géométrales, cubiques, faites
pour des citoyens égaux en apparence et régis par le code Napo-
léon qui date de cette même époque dont le niveau fut l'idéal.
Mais, si bien disposées que fussent les commissions dont nous
parlons, elles ne purent aller au bout de leur désir; il aurait fallu
jeter bas les villes et les reconstruire sur un jalonnement établi
d'avance, avec toutes les rues parallèles ou se coupant à angle
droit, comme cela se voit à Turin ou dans certaines villes améri-
caines de construction récente ; au grand chagrin des géomètres,
on dut accepter pour la ville de Paris, par exemple, l'horrible
dissymétrie du plan général, nos aïeux, dans leur ignorance des
charmes de la ligne droite, ayant permis au hasard de mêler à sa
fantaisie l'écheveau de nos rues. Force fut donc d'accepter le fait
acquis. Mais où nos gens montrèrent une coupable négligence, ce
fut en oubliant d'imposer aux propriétaires une règle commune
quant à la hauteur des maisons et à la façon des toits et des che-
minées. Grâce à cette simple omission, ce qu'on est convenu
d'appeler le pittoresque reprend ses droits dans la ville inutilement
uniformisée, à distance surtout, et si la courbe des rues s'incline,
l'inégalité des faîtes et l'imprévu des cheminées donnent des
silhouettes qui coupent de lignes bizarres la toile de fond des
ciels, l'œuvre des ingénieurs s'anéantit, les niveaux, les lignes
droites, les parallèles n'existent plus, et pour qui ferme à demi les
yeux l'illusion peut même venir d'une promenade dans un étrange
184 L'ARTISTE
ravin que surplombent deux falaises gigantesques aux cimes
capricieusement découpées. Quelques arbres, l'atmosphère com-
plètent ce tableau, les masses lointaines d'édifices bleuissent, le
soleil dore des parois entières et met de magiques points de
lumière dans les vitres, comme sur de lointains étangs; pour qui
sait voir, le paysage parisien prend mille aspects variés où l'artiste
peut trouver d'inépuisables sujets.
Pour qui sait voir ! Il n'y pas longtemps que des yeux se sont
ouverts pour ces choses. Les paysagistes d'il y a trente ans les
fermaient systématiquement et partageaient les opinions conven-
tionnelles dont nous parlions au début ; il fallait aller bien loin
dans la campagne pour trouver des sujets : à Barbizon, à Marlotte,
sur les grèves, dans les Pyrénées. Le peintre, de retour dans la
Grand'Ville, affectait de fermer les yeux, de regarder la pointe de
ses souliers pour ne pas voir les horribles tas de moellons qui
l'entouraient ; le mot paysage parisien l'eût fait bien rire. Une
légende se répandit de la sorte dans les ateliers : qu'il fallait laisser
la vue de Paris aux marchands qui fournissent les étrangers de
passage.
Cette compréhension du paysage parisien, ce sont les artistes
dont nous parlions dans la précédente étude, Edmond Morin et
Vierge, qui l'ont eue des premiers, avertis peut-être par les impres-
sionnistes : la rue de Paris leur est apparue tout autre que ce
dessin d'architecte qu'on appelait autrefois une perspective.
Edmond Morin a fait, dans le Monde illustré, une série du vues
de Paris, comprises par la tache, dont les artistes se souviennent ;
quant à Vierge, il suffit de feuilleter son œuvre pour voir tout le
parti qu'il savait tirer de nos horizons familiers. Mais un artiste
s'est attaché entre tous à cette étude passionnante et a rendu le
paysage des villes dans sa perfection absolue : c'est Auguste Lepère.
Lepère a débuté par la gravure sur bois ; son père, sculpteur de
mérite, le plaça chez l'anglais Smeeton pour apprendre ce difficile
métier, où l'habileté d'exécution joue un tel rôle que bien souvent
elle anihile chez ceux qui s'y adonnent les facultés créatrices :
copier sans cesse les autres, se plier à toutes les manières, il n'y a
rien de tel pour tuer la personnalité. Il convient donc, pour être
juste envers Lepère, de remarquer tout de suite cette particularité
que, malgré son œuvre immense de graveur d'interprétation, il est
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
i85
resté peintre toute sa vie et qu'il a su garder intacte la vision propre
qu'il a des choses. Sans doute, tout en les gravant, a-t-il étudié
très attentivement les deux artistes dont nous parlions tout à
l'heure, mais il n'y a guère en art de génération spontanée, et cela
n'empêche pas la parfaite individualité de notre artiste. Rompu à
toutes les délicatesses du métier de graveur, Lepère put en profiter
pour s'interpréter lui-même et inaugurer un art nouveau pour
ainsi dire : la gravure sur bois originale. Ceci n'est pas de médiocre
importance et demande quelques mots d'explication, le lecteur
étant peu initié d'ordinaire aux procédés de reproduction.
Nous avons déjà remarqué, dans l'étude consacrée à Jules
Chéret, que presque tous les artistes imaginatifs se sont tournés
vers l'illustration : c'est la démocratisation qui le veut ainsi,
avons-nous dit; il faut arriver à produire l'œuvre d'art à un sou,
l'image étant le seul champ ouvert aux créateurs depuis que la
fresque n'existe plus et que les peintres de morceau ont accaparé le
tableau; eh bien ! quel est encore le meilleur agent de reproduction
rapide et nombreuse ? La gravure sur bois. Rien ne peut donner
ce que donne le bois; le gillotage n'est bon que pour le trait, il ne
sait pas traduire les valeurs ; les autres moyens sont trop coûteux
ou trop inférieurs ; du reste, aucun ne donne la puissance de noirs
du bois, tous les éditeurs ont été forcés de se rendre à cette
évidence. Mais,... il y a un terrible mais..., par le procédé de gra-
vure sur bois, la composition de l'artiste n'arrive sous les yeux du
public qu'à l'aide d'une traduction, — lisez trahison pour la plupart
du temps. Si fort que soit le graveur en son métier, il ne peut
épouser absolument la personnalité du dessinateur, et l'ouvrage de
ces collaborateurs malgré eux manque le plus souvent de l'en-
semble nécessaire. Lepère a coupé court à ce malentendu en
dessinant et en gravant lui-même ses bois; l'œuvre d'art qu'il
confie à la presse est sortie à la fois de sa pensée et de sa main,
seules responsables du blâme ou de l'éloge.
Cela est précieux, à notre époque où le collectivisme, si à la
mode en politique, est au contraire de moins en moins admis
dans la république des arts, et où, grâce à Dieu, il -n'y a plus de
place que pour les tempéraments et leur production originale.
L'image devient ainsi plus vibrante, rend davantage l'émotion du
peintre devant la nature et les délicates variations que son rêve
brode autour du motif. S'il sait se servir, comme Lepère, de son
186 U ARTISTE
admirable outil, le livre ou le journal pourront donner à leurs
acheteurs des pièces parfaites auxquelles il ne manque que la
couleur. Et encore, Lepère n'a-t-il pas, dès h première exposition
des peintres-graveurs, chez Durand-Ruel, envoyé de très curieux
bois en deux ou trois tons de l'effet le plus intense?
La reproduction à l'infini de l'œuvre d'art originale par le plus
beau moyen qui soit, voilà donc ce que peut Lepère; il faut à
présent mettre de côté toute préoccupation technique et étudier le
peintre dans ses plus habituels travaux. Peintre de figures et
paysagiste, Lepère est aussi et surtout le peintre des villes : il
aime les vieilles rues de Paris, grouillantes de passants, les quais
si pittoresques avec leurs chalands, les fortifications garnies de
flâneurs endormis, avec leurs horizons d'usines et de masures ;
il aime les villes de province, les ports pleins de mâtures emmê-
lées, les faubourgs, les vieux monuments, les marchés où la foule
des paysans se presse au milieu de la foule des bestiaux; il aime
tout ce qui vit, tout ce qui remue, tout ce qui a de la couleur.
Nul peintre ne rend comme lui la vie collective, l'agitation, le
travail : il a su dégager la poésie de la cité moderne, car il est doué
de ce même sens de Ydme des choses que possède aussi l'excellent
aquafortiste Félix Buhot. Elle a beau, cette cité, être bâtie par les
ingénieurs dont nous parlions tout à l'heure et par les architectes
qui ont trouvé le comble de la maison laide, utile et salubre par
le percement des fenêtres symétriques et la rectitude des façades,
Lepère n'est point embarrassé pour si peu ; il vous fera de la rue
de la Paix et de la rue Lafayette de ravissantes estampes, pleines
de mouvement et d'intérêt, et pourtant réelles : la magie de l'art !
Pourquoi? Parce qu'il est avant tout, lui aussi, un peintre
poète, un fantaisiste dont l'esprit libre s'attache bien plutôt à
rendre l'impression générale que le détail oiseux, objet de l'ardente
préoccupation de tous les médiocres; son œil, dont l'éducation
est extraordinaire, sait choisir les lignes synthétiques qui ont de
l'importance et sacrifier toutes les autres. Feuilletez la collection
de ses bois originaux et dites qui est à la fois plus audacieux et
plus délicat, qui voit en même temps plus largement et plus
finement? Le regard est pris tout de suite par la combinaison des
valeurs qui vont, ainsi que le bois le permet, du noir intense,
velouté ou brillant, jusqu'aux transparences des gris les plus
légers : les atmosphères sont rendues à merveille, donnent
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
'«7
impression des brouillards, des brumes, des pluies, des coups de
vent, des neiges menaçantes, et aussi bien des claires embellies,
du soleil qui incendie la ville, des gaîtés printanières. Il y a des
pièces délicieuses dans cet ordre de choses : la Seine au pont
d'Auslerlit^, la Sainte Chapelle vue du pont Saint-Michel, l'Arrivée au
théâtre, étude d'ombres de l'effet le plus juste, le Marché aux
pommes, avec son amusante perspective de passerelles, Sur le bou-
levard, où le grouillement des lignes donne l'illusion de la vie
fiévreuse du centre de Paris, les Champs-Elysées, le Bassin de la
Fillette, la Rue des Barres, le Boulevard Bonne-Nouvelle, les études
sur Rouen, et par-dessus tout la petite pièce Notre-Dame, vue du
chevet, dont la puissance d'effet est inouïe. Parmi les bois origi-
naux, encore, quelles jolies pièces dans les Paysages parisiens de
Goudeau : la Montée de la rue de la Lune, le Brouillard, Notre-Dame,
le Chaujfjoir public, la Rue de la Montagne-Sainte-Geneviève!
Puis les études de campagne : Fontainebleau, Franchart, une
des plus belles pièces de Lepère, un coucher de soleil mourant
qui laisse délicieusement la vallée rocheuse dans les ombres du
demi-jour, les Brûleurs de fougères, les Peintres, une belle étude de
sous bois. Encore : Foyage autour des fortifs, paru dans la Revue
illustrée, un voyage à l'entour de la grande ville, qui a ouvert les
yeux de bien des artistes et leur a fait perdre le souvenir du
chemin de Barbizon.
Il ne faut pas quitter ce chapitre du bois sans mentionner les
belles pièces que Lepère a gravées en plusieurs couleurs ou en
camaïeu. Ces pièces sont d'une autre manière, et peut-être sont-
elles le point de départ de l'évolution qui se fait chez lui en ce
moment, car, aux bois d'une habileté surprenante qu'il a exécutés
dans la filière Edmond Morin-Vierge, ont succédé des bois d'un
art plus sévère, plus simple, où l'influence des nouvelles tendances
se fait sentir, en leur recherche de la naïveté savante. Regardez la
planche intitulée Etude à quatre mains, une des plus belles de cette
série nouvelle où Lepère s'est inspiré des œuvres de Cranach,
d'Albert Durer, de Bloemaert, d'Ugo da Carpi, etc. C'est une
maîtresse planche où quelques simples lignes, des à-plat adroite-
ment combinés, suffisent à rendre l'émotion d'une jolie scène
familiale, à dire l'attention extrême de la maîtresse et de l'élève
devant les difficultés du déchiffrage au piano ; l'adorable silhouette
échevelée de la jeune fille est une des choses les mieux venues de
188 L'ARTISTE
l'œuvre de Lcpère. Quelles jolies synthèses de couleur et de
lignes, aussi, les Rdpeurs de tabac, On va goûter, la Partie de jacquet,
Marchandes au panier, rue Montorgucif !
Lepère est aquafortiste. La vigueur du procédé devait tenter aussi
notre artiste, et il y est devenu maître tout de suite. Certaines
pièces, comme le Coucher de soleil à Jouy, Mon atelier à Jouy, Vieilles
maisons, le Marché aux pommes, Sortie de l'école en Vendée, Saint-
Jean-lc-Mont, le Mail, le Mâl-de-cocagne rue Galande, etc., sont
parmi les meilleures productions de ce temps; il ne faut pas
oublier le frontispice et les hors texte des Paysages parisiens, dont
la fantaisie ravit les rares et heureux possesseurs de ce beau
volume.
Lepère lithographe aussi est digne d'être l'objet de longues
études pour les critiques spécialistes, qui ne s'en sont guère
préoccupés jusqu'à présent. Citons surtout la belle planche : C'est
un noyé! parue dans les Peintres-Lithographes.
Graveur sur bois, graveur en camaïeu, graveur à l'eau-forte,
lithographe, Lepère est surtout peintre, et peintre poète. Qu'im-
porte l'outil qu'il emploie? Lepère est un des meilleurs regardeurs
de la vie contemporaine ; il laissera de notre temps une image
fidèle et intelligente. Du calendrier de la Grande Dame, que publie
M. Dumas, trois Mois ont paru déjà, qui révèlent Lepère dans sa
dernière manière, sa meilleure, selon nous. Voici Janvier : dans la
brume glacée, les mendiants falots traînent leur misère sur le pont
des Arts et se hâtent, fouettés par l'acre brise; ils se mêlent à la
nuit qui tombe, leurs silhouettes fantômales symbolisent les
horreurs de l'hiver, le froid, la souffrance, la pauvreté, et le
contraste de la vie loqueteuse et de la vie raffinée qui se coudoient
sans cesse dans la cité, contraste conseiller des révoltes farouches
qui grondent depuis quelque temps, est donné par la note
élégante de cette mignonne Parisienne, si parfaitement emmi-
touflée dans ses fourrures que le froid ne peut autre chose sur
elle que d'aviver les roseurs de son visage et de la rendre plus
jolie. Voici Février, le carnaval que modernisent d'ingénieux
enrubanements de serpentins, des neiges de confetti ; Mars, que
les peintres emplissent du bruit de leurs réclames, etc. Il faut voir
ces bois originaux pour goûter la saveur de la manière neuve
dans laquelle ils sont traités; le souvenir des maîtres anciens
dont nous avons parlé n'empêche pas leur allure toute moderne,
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
189
et la conception en est d'un symbolisme si délicat qu'elle confine
à la littérature, à la poésie même. Il y a des peintres qui disent
que la poésie n'a rien à faire avec la peinture ; ce sont les peintres
sans cervelle, comme on dit.
Peintre, peintre toujours. A qui refuserait de reconnaître le
peintre parce qu'on lui montre seulement des bois ou des eaux-
fortes, toutes les toiles de Lepère sont là pour répondre. Ses
tableaux ont eu, au Champ-de-Mars, le succès qu'ils méritent; ils
ont attiré l'admiration des artistes et des amateurs, le succès leur
est venu tout de suite, comme il le devait. Ce sont des notations
de l'impression la plus fugitive, la plus subtile. Deux sujets, dans
le nombre : au bord de la mer la nuit tombe, des femmes passent,
chaudement couvertes pour la promenade du soir, la note plus
claire de leur béret est la dominante assourdie d'exquises teintes
crépusculaires harmonieusement discrètes. Une autre toile : l'Au-
tomne; dans une terre remuée pour les semailles, le paysan s'arrête
de labourer, la soupe arrive, apportée- par la femme et l'enfant :
toute la composition, baignée de teintes rousses, exprime le repos,
la paix mélancolique de la saison mourante, et la facture est si
peu théâtrale ou conventionnelle que l'on ne sait d'où vient l'im-
pression forte qui vous saisit. C'est le pouvoir de l'art sincère sur
les âmes.
A force de travail, Lepère est arrivé maintenant à la réalisation
de son rêve : il abandonne la gravure de reproduction pour ne
traiter que les sujets qui l'intéressent; il a installé chez lui une
presse à bras et il se donnera la joie de faire des volumes illustrés
et gravés par lui-même, et dont il tirera lui-même les planches
avec un soin d'artiste. Nous prédisons le plus grand succès à ces
livres qu'un tirage à tout petit nombre fera très précieux pour les
amateurs. Faire ces volumes et peindre ce qui lui plaît, sans autres
préoccupations, voilà de quoi rendre Lepère heureux sa vie durant.
Il aura mieux que cela : la gloire et la fortune lui sont dues.
LOUIS MORIN.
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
CHARLET
(Suite)'
'ai dit un mot déjà des relations qui, depuis 1 8 1 8, exis-
taient entre Charlet et Géricault. Elles s'étaient depuis
lors constamment resserrées jusqu'à devenir une véri-
table intimité. Cependant il 'serait difficile de découvrir dans les
œuvres de l'un ou de l'autre un effet sensible de leurs rapports
quotidiens. A ses débuts, Charlet s'était incontestablement souvenu,
dans plusieurs pièces que j'ai signalées, des premières œuvres de
Géricault, mais cette influence n'avait été que passagère et super-
ficielle. En réalité, ces deux talents vigoureux grandirent côte à
côte, sans réaction réciproque. Tout au plus, en ces années de
travail presque commun, peut-on noter dans l'inspiration de
Charlet une tournure plus constamment épique, plus exclusi-
vement pittoresque. Quoi qu'il en soit, les dernières pièces de
YEx-Garde n'étaient même pas encore parues, quand les deux
artistes, l'un entraînant l'autre, prirent le chemin de l'Angleterre,
avec un troisième compagnon, l'économiste Brunet.
Géricault, découragé par l'insuccès de son Radeau de. la Méduse,
allait voir si le public de Londres serait envers lui plus juste que
ses compatriotes. Charlet, qui n'avait rien à faire chez les Anglais,
1 V. ['Artiste de février dernier.
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
!<_,,
sinon de suivre ses camarades, ne tarda guère à leur fausser
compagnie. Parti au commencement de 1820, il était déjà revenu
au milieu de l'été et réinstallé à Paris, puisqu'au Bulletin de la
librairie du 22 juillet nous trouvons, ainsi libellée, cette mention
d'une pièce nouvelle : « Les pénibles Adieux, chez Charlet, rue des
Petits-Champs, 28. » A peine avait-il fait en Angleterre deux ou
trois lithographies, dont la meilleure est la Nymphe de la Tamise.
En revanche il avait, s'il faut l'en croire, sauvé la vie à Géricault.
Je transcris dans le livre de M. de La Combe cette anecdote très
connue et je ne sais pourquoi contestée. Vraie ou fausse, elle
peint à merveille la tournure d'esprit des deux héros de l'aventure :
« Charlet, rentrant à l'hôtel à une heure avancée de la nuit,
apprend que Géricault n'est pas sorti de la journée, et qu'on a lieu de
craindre de sa part quelque sinistre projet. Il va droit à sa chambre,
frappe sans obtenir de réponse, frappe de nouveau, et comme on
ne répond pas davantage, enfonce la porte. Il était temps : un
brasier brûlait encore et Géricault était sans connaissance, étendu
sur son lit : quelques secours le rappellent à la vie. Charlet fait
retirer tout le monde et s'assied près de son ami. — « Géricault,
« lui dit-il de l'air le plus sérieux, voilà déjà plusieurs fois que tu
« veux mourir ; si c'est un parti pris, nous ne pouvons l'empêcher.
« A l'avenir, tu feras donc comme tu voudras, mais au moins
« laisse-moi te donner un conseil. Je te sais religieux; tu sais bien
« que mort, c'est devant Dieu qu'il te faudra paraître et rendre
« compte : que pourras-tu répondre, malheureux, quand il t'inter-
« rogera?... Tu n'a seulement pas dîné!... » Géricault, éclatant de
rire à cette saillie, promit solennellement que cette tentative
de suicide serait la dernière '. »
Quand un artiste en pleine activité de développement se met
à voyager, il se produit généralement de deux choses l'une : ou de
nouvelles perspectives s'ouvrent devant lui, et alors, comme pour
Delacroix visitant le Maroc, comme pour Decamps parcourant l'Asie-
Mineure, le voyage est le plus fécond excitant intellectuel ; ou au
contraire c'est un simple déplacement qui n'apprend rien, un temps
perdu et une désorientation des idées. Ce dernier cas semble bien
avoir été celui de Charlet. Rentré à Paris, il publie tout de suite,
ainsi que je l'ai dit, une planche assez importante, au moins par
1 De La Combe, p. 19.
i92 L'ARTISTE
ses dimensions, mais il a quitté Delpech et prétend être son propre
éditeur. Il rêve de faire une suite nouvelle dans le genre de
\' Ex-Garde, sur l'armée de 1809, qu'il n'avait guère vue, et dont il
n'avait aucun souvenir. Il mêle à l'exécution de cette série celle de
pièces de natures diverses, la plupart simples regains des inspi-
rations anciennes. Il change de logement et de quartier, il tâtonne
enfin pendant un an ou deux, jusqu'à l'époque où, se remettant
franchement au travail, en même temps il entre dans une voie
nouvelle et lance son premier Album.
Voyons rapidement les principales productions de cette période
transitoire. Le colonel La Combe s'extasie sur les douze pièces de
Y Armée de 1809, et se répand en regrets de ce que cette suite
n'ait pas été continuée. Je ne veux discuter le mérite ni du
Sapeur qui sert de frontispice, ni de celui n° 2, la hache sur
l'épaule, le poing gauche sur la hanche. Très bien aussi, très
amusants, dans leur courte et lourde stature, sont le Capitaine de
Voltigeurs et le Cornet de Voltigeurs en grande tenue. Mais si l'on
compare même ces belles pièces à celles de YEx-Gardt, quelle
différence ! Là une mesure infaillible dans les plus petits détails,
une vérité saisissante, un merveilleux sentiment de la vie morale
et physique; ici un beau dessin sans doute, toujours ferme et
franc, mais une exagération de rudesse, un alourdissement volon-
taire de la forme, des figures trapues, étranges, impersonnelles. La
race de France était-elle donc si différente à cinq ou six ans de
distance ? Devant ces hercules barbares l'impression de vérité
s'atténue, l'admiration demeure hésitante. L'insuccès fut si complet
que Charlet lui-même, impatienté de voir qu'on en avait vendu en
trois mois pour 24 francs, effaça ses pierres : les dernières n'avaient
donné chacune que trois épreuves.
Les pièces détachées de la même époque ne dépassent guère en
nombre la douzaine. J'ai déjà cité les pénibles Adieux : à la porte d'un
cabaret un lancier, un grenadier et un invalide, après avoir bu copieu-
sement, on le voit de reste, se jettent réciproquement dans les bras
l'un de l'autre ; le dessin est joli, sans rien de transcendant ; on juge
d'après la description de ce que vaut l'idée. « J'attends de l'activité »
(malgré le vieux domestique armé d'une seringue), et « Toi!..
Oui, moit-o sont d'un esprit moins sommaire. Le vieux Blanc qui
sommeille étayé de coussins dans son large fauteuil, est fort bien,
avec ses grosses mains jointes, témoignage de sa force ancienne,
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE i93
ses maigres jambes, signe évident de sa décrépitude présente. Quant
aux deux conscrits qui se disputent, leurs airs de jeunes coqs sont
vraiment plaisants et leurs attitudes saisies sur le fait, malgré l'ou-
trance voulue que Charlet leur a donnée. Les Conscrits prenant les
armes pour la corvée du quartier sont jolis aussi. Charlet a eu soin
de mettre quelque variété dans ce type gamin qu'il donne presque
uniformément à ses jeunes soldats. Est-il vrai que les recrues de
l'Empire fussent de tels enfants ? Il devait le savoir, l'ancien
employé de mairie qui les inscrivait au temps des dernières levées.
J'imagine pourtant que, dans le nombre, on rencontrait des
visages moins imberbes, et que tous n'étaient pas ainsi jetés dans
le même moule. Ici, du reste, la disposition de la scène est ingé-
nieuse, et la figure du vieux sous-officier lisant sa liste d'appel, tout
à fait originale. L'Ouvrier endormi est une grande pièce célèbre et
recherchée à cause de sa rareté. On n'en connait que trois épreuves,
la pierre ayant été effacée au cours des essais parce que Motte n'en
voulait pas donner 3o francs à l'auteur. Un vieil ouvrier terrassier
s'est assoupi sur un banc de pierre ; un camarade du même âge
que lui, entouré d'autres ouvriers plus jeunes, s'approche, et d'une
main respectueuse entrouvre son habit, sous lequel, à l'endroit du
cœur, est suspendue la croix d'honneur. La scène est énergique et
grande, l'exécution d'une rudesse un peu lourde.
'e dirai de même d'une autre pièce inspirée d'une idée presque
semblable. Un ancien militaire, travaillant à la terre, a été accosté
par trois jeunes soldats de la Garde Royale. Au milieu de leur
conversation il découvre sa poitrine et leur montrant sa croix :
« Je l'ai gagnée à Friedland! » leur dit-il. Ceux-ci se découvrent
avec respect. L'Ouvrier endormi a cependant quelque chose de plus
simple et par conséquent l'effet en est plus saissant. Les Réjouis-
sances publiques trahissent peut-être un souvenir de l'école anglaise1.
Il s'agit d'une distribution de vin, un jour de fête, aux Champs-
Elysées. Une foule grouillante de gens échafaudés les uns sur les
autres cherchent à se faire jour jusqu'au distributeur, qui se tient
dans une tribune, assisté d'un gendarme ; 1 apreté de l'exécution,
celle de l'idée font penser aux violences de Hogarth. Le Siège de
Saint-Jean-d'Acre est de 1822. On sait que Charlet refit sa planche
1 Charlet a traité une seconde fois le même sujet sous le même titre, l'année suivante.
Cette planche, de très grandes dimensions et en largeur, est crayonnée avec une violence
extrême. Elle est aussi fort intéressante.
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII l3
194 L'ARTISTE
deux ou trois fois, sans compter l'état malencontreux qui parut
dans l'ouvrage d'Arnault, après retouches de Champion. C'est que
Charlet abordait là un sujet nouveau pour lui et particulièrement
difficile: il entreprenait de peindre ce qu'il n'avait jamais vu, la
bataille. Qu'on étudie de près sa composition, et l'on trouvera qu'il
ne pouvait guère s'en tirer mieux. Elle est à la fois expressive et
variée, sans que rien fasse tort à la cohésion de l'ensemble, non
plus qu'à l'équilibre des masses ; aux divers plans les groupes se
détachent, nettement caractérisés ; à gauche, quelques grognards
aux martiales physionomies ; à droite, les trois tambours battant la
charge ; au milieu, les généraux s'entretenant avec calme pendant
que le magnifique élan de la colonne escalade la brèche ; les larges
lignes d'un paysage de mer et de remparts, servant de fond au
tableau, en rehaussent l'effet.
Toutes les pièces qui précèdent sont imprimées par Motte, et anté-
rieures aux Albums. Les suivantes, imprimées par Villain, sont con-
temporaines des premiers Albums, mais on ne peut les séparer de leurs
aînées parce qu'elles sont encore issues de la même veine. Comme
les Réjouissances publiques, l'Ecole du balayeur rappelle par 1 apreté du
style les caricaturistes du Nord. Au contraire, « Fous croise^ la
baïonnette sur les vieux amis, vous n'êtes donc plus Français! » respire
une joviale humeur tout épanouie. « Foilà pourtant comme je serai
dimanche! » résume une philosophie de balayeur qui n'est pas moins
drôle. « Adieu, fils, je t'ai revu, je suis satisfait! » joint la simplicité
de la forme à la noblesse de l'idée. Le premier coup de feu et Le
second coup de feu présentent l'ivresse de la poudre sous des aspects
un peu bien nature. Mais chacun sait que Charlet n'a jamais posé
pour l'homme de goût : la vérité vraie et même trop vraie lui suffit ;
or, la figure de son jeune soldat est vivante. Une composition
presque sans reproche est celle qui a pour titre : Le laboureur nourrit
le soldat : le soldat défend le laboureur. Elle a l'énergie, l'ampleur, le
caractère des belles pages de Charlet, ainsi que cette autre, où
l'émotion tendre se mêle si bien au rire: « Elle a le cœur français,
l'ancienne! ». La vieille qui tend une tasse du bouillon de son pot
à un grenadier, et que le soldat, pour la remercier, s'apprête à
embrasser, la légende veut qu'elle ait les traits de la mère de
Charlet. Je n'ai qu'à citer : «Je suis innocent », dit le conscrit. — « Par
le flanc droit », répond le caporal, et les deux pièces qui se font
pendant : « Au commandement de : Halte ! » etc., et a Au commandement
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
i95
de: Pas d'observations ! » etc. Elles sont tellement connues que tout
le monde se les rappelle. Il n'y a pas de meilleurs exemples du
dessin de Charlet en ses qualités ordinaires, et de son esprit en ses
bons jours.
Enfin, avant de nous engager dans la description des Albums, il
convient de signaler encore quatre costumes militaires, datés de
1822, d'importance exceptionnelle et de valeur hors ligne. Les
deux premiers, à la plume, continuent, mais sous une forme autre-
ment heureuse, la rude inspiration de Y Armée de 1809. Le Dragon
d'élite (armée d'Espagne}, avec sa barbe hirsute et son expression
presque sauvage, est d'une fierté superbe. Les deux costumes
d'infanterie se rapprocheraient plutôt de l'Ex-Garde. Le Carabinier
et le Voltigeur ont toujours été mis au nombre des plus beaux
ouvrages de Charlet. Peut-être même, à vrai dire, n'a-t-il rien pro-
duit de plus accompli. Ce sont eux qui ont les honneurs de l'expo-
sition permanente dans la petite salle du Cabinet des Estampes.
A propos d'eux, M. H. Delaborde a écrit ces lignes parfaitement
justes : « Géricault n'aurait pas exprimé en des termes plus sai-
sissants l'énergie de l'âme et la force physique ; Horace Vernet
n'aurait pas surpris avec plus de clairvoyance ni rendu avec plus
de finesse certaines habitudes héroï-comiques, certaines allures à
la fois gauches et martiales de ces deux corps faits pour l'action
et qui s'en souviennent jusque dans le calme. En tout cas, ni
Vernet, ni Géricault ne se seraient trouvés en mesure d'établir une
harmonie aussi complète entre des éléments qui semblent s'exclure,
de mélanger aussi bien l'arrière-pensée spirituelle et l'intention
grandiose, l'ampleur dans le sentiment de l'ensemble et l'extrême
délicatesse dans l'exécution des détails. Vérité du geste, imitation
achevée de la forme, expression sans équivoque d'habitudes natu-
relles ou acquises, tout se concilie ici et se retrouve dans les
différentes parties de l'œuvre. Figures réellement admirables l'une
et l'autre, qu'il ne convient pas seulement de mettre au nombre
des meilleurs ouvrages de Charlet, mais qu'il faut compter aussi
parmi les spécimens les plus importants de la lithographie, parmi
les témoignages les plus propres à nous renseigner sur cet art
spécial et sur l'étendue des moyens pittoresques dont il lui
appartient de disposer1. »
1 Revue des Deux-Mondes du i" octobre i863 (T. XL VII, p. 565).
i96 L'ARTISTE
L'ère nouvelle s'ouvre pour Charlet dans les derniers mois de
1822. C'est à cette date qu'il entre en rapports avec l'éditeur Gihaut,
alors à ses débuts, et qu'il lance son premier Album. C'est à partir
de ce moment que, dans cette voie qu'il fraye à Bellangé, à Raffet,
à une foule d'autres, tout de suite il trouve le succès complet et
définitif. En un an ou deux son crayon fut aussi populaire que la
Muse chansonnière de Béranger. Tous deux flattaient les mêmes
sentiments, éveillaient les mêmes échos. Tous deux allèrent
ensemble, ainsi qu'on le disait alors, jusque sous le chaume.
Le premier Album de Charlet a pour titre : Recueil de croquis à
l'usage des petits enfants. La légende veut qu'avant de l'entreprendre,
notre artiste se soit arrangé pour vivre une huitaine de jours au
milieu des enfants de Villain, son imprimeur, jouant a tous leurs
jeux, redevenant lui-même un enfant pour les mieux peindre.
Et de fait les onze pièces de ce cahier sont toutes des scènes enfan-
tines. Ce qu'il faut remarquer, c'est qu'on les jugerait mal à ne
considérer que leur valeur intrinsèque. On a tant dessiné l'enfance
depuis, on l'a reproduite dans un esprit si différent, que nous
sommes disposés à trouver ces images, vieilles de soixante-dix
ans, bien superficielles. En 1822 elles durent paraître sous un
autre aspect. L'art avait totalement oublié les enfants depuis un
demi-siècle. Les dessins de Charlet eurent donc ce mérite de
paraître tout nouveaux. Ils en avaient un autre que nous pouvons
apprécier encore : on était au temps où Victor Hugo dans la poésie,
Bonington, Roqueplan dans la peinture, allaient mettre à la mode
une certaine façon romantique de comprendre les enfants. Charlet
se tient en dehors de ces attendrissements. Ses enfants ne sont
ni de jolies poupées vêtues de soie, ni des anges terrestres; ce
sont de bons petits diables qui jouent, qui crient, qui se battent,
qui font des niches. Plus ils sont enragés garnements, plus ils lui
plaisent, à condition qu'ils aient toujours bon cœur. Bien que les
Croquis A l'usage des petits enfants ne renferment aucune pièce
supérieure, citons : Les petits garnements, — La bonne petite fille,
— « Vainqueurs et vaincus, tout est fricot pour le diable. »
Les Croquis lithographiques de 1823 n'ont entre eux aucun lien,
sinon d'avoir été publiés ensemble et de porter des numéros.
Plusieurs sont fort médiocres; quelques-uns sont excellents à des
titres divers. Devant la porte d'un cabaret, ayant pour enseigne :
« Au désir de la paix », deux jeunes soldats se sont pris de querelle
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
'97
et en venaient aux coups ; un ancien les sépare en leur disant :
« Vous êtes deux braves, ça ne finira pas comme ça ». Son geste, qui
rappelle en caricature celui d'une des Sabines de David, est à la
fois incorrect et frappant de vérité. Mêmes qualités dans «La froid
pique! » : un petit soldat, j'allais dire un enfant, qui monte la garde
aux avants-postes, et que l'air matinal transit sous ses lourds
vêtements d'uniforme ; mêmes qualités encore, mais avec quelque
prétention de plus, dans : « Laisse^ m'en donc un, mon ancien », deux
soldats, un vieux et un jeune, qui tirent sur l'ennemi ; le conscrit,
grisé par la poudre, réclame sa part de bataille. « Le Guide est à
gauche » est une gracieuse scène enfantine. Le guide, c'est un caniche
noir qui se tient debout, l'arme au bras, en ligne avec trois ou quatre
marmots faisant l'exercice; la* gaieté souriante du vieil invalide
qui commande la manœuvre nous fait sourire à notre tour. « Seriez
vous sensible?» ne nous plaît pas moins. Devant l'étalage d'un
marchand de lithographies un chasseur à cheval de la Garde
montre à une jeune bonne un Amour qui va décocher une flèche.
L'attitude des deux personnages est parlante et la pièce pourrait se
passer de légende.
Les croquis lithographiques de 1824 abondent également en
scènes franchement saisies, tour à tour émues ou plaisantes, et
souvent les deux à la fois. « Tu as la respiration trop long », dit un
soldat polonais à son camarade qui lève la gourde d'une façon inquié-
tante pour le propriétaire. «J'en mangerai dix comme toi! », crie un
petit tambour, haut comme un gamin, à un grand diable de
conscrit qu'il a fait reculer jusqu'au mur. « Un homme qui boit seul
n'est pas digne de vivre », murmure un hussard peu solide sur ses
jambes, en regardant d'un air de mépris un autre soldat attablé
sans compagnon à la porte d'une guingette. Voilà de l'observation
gaie et du vrai comique. Voulez^vous quelque chose de plus fin ?
Le régiment va partir: l'amie du grenadier Renaud ( Ier bataillon 3e
compagnie), un châle brodé sur les épaules, un beau bonnet sur la
tête, un fin mouchoir à la main, comme il sied à une personne de
son âge, sensible et cossue, lève aux cieux ses regards humides.
Mais comment hésiter entre les liens du cœur et le tambour qui bat,
lorsqu'on porte l'uniforme de la Garde avec trois brisques sur la
manche ? Et, dans une attitude persuasive, sans cesser d'être mili-
taire, condescendant et presque ému lui-même, un peu ennuyé avec
cela, le vieux brave laisse tomber ces mots, les derniers : « Adieu,
198 L'ARTISTE
bannisse^ toute sensibilité... importune ! » Trouverons-nous mieux dans
cet album où presque tout serait à citer ? Voici encore dans des notes
différentes, deux pièces de bien haut prix: la vieille vivandière
vient de voir tomber à ses pieds un pauvre petit jeune soldat ;
alors l'indignation l'a prise : elle a ramassé son fusil. « Oh! les
gueux ! » s'écrie-t-elle en déchirant la cartouche. Elle a sur la tête
un invraisemblable panier à mouches, et sa tenue de marchande
des quatre saisons ferait rire en toute autre circonstance. Le souffle
guerrier emporte tout, et ce grotesque même achève de nous
toucher. Quel franc rire, en revanche, dans ce corps de garde de
gardes-nationaux, où la patrouille présente à l'interrogatoire du
chef de poste les perturbateurs qu'elle a ramassés. « Je m'appelle
César! » répond un pauvre jocrisse à qui l'on vient d'arracher son
masque, mais non sa perruque ornée d'une queue en trompette.
Ce n'est pas lui, à coup sûr, qui renversera le trône ou l'autel.
Les figures des gardes-nationaux de tout grade, de tout embon-
point et de tout costume, qui peuplent l'endroit, sont impayables.
Inaugurée par ce brillant album, l'année 1824 (j'emprunte avec
intention les expressions du colonel de La Combe) vit s'accomplir
l'acte le plus important de la vie de Charlet, son mariage. Il avait
trente-deux ans, et sa femme dix-huit. Aux qualités extérieures
elle joignait toutes celles qui peuvent faire le bonheur d'un
homme : la douceur du caractère, l'amabilité, le bon sens. Ce fut
donc à la fois un mariage d'amour et de raison. M. de La Combe
a publié de longs fragments des lettres que Charlet adressait à sa
fiancée. Je renvoie le lecteur à son ouvrage. L'accent de cette
correspondance est vraiment élevé et touchant ; il fait autant
d'honneur à celui qui l'écrivait qu'à celle qui l'inspirait.
h' Album lithographique de 1825, exécuté dans le courant de
1824, ne pouvait être aussi riche que les précédents. Il contient
trois ou quatre jolies pièces telles que: Un jour de bonheur, —
« Voilà encore un duel, faut plumer les canards », et « Vous n'auriez
pas vu mon pauvre chat? », cette dernière charmante surtout, avec
la figure du soldat assis qui retire sa pipe de sa bouche d'un air si
naturellement innocent. En réalité, nous n'y rencontrons qu'une
seule page supérieure, celle qui porte pour légende : « Caporal
Pitou, compte^ sur moi si l'on se met en patrouille! » Elle est tout à fait
dans le genre de celle dont nous parlions il n'y a qu'un instant :
« Je m'appelle César » ; je ne sais pourtant si elle n'est pas préfé-
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE i99
rable, dans sa simplicité. Le maigre caporal Pitou et le garde
national ventru, si plaisamment couché sur le lit de camp,
seraient-ils des personnages réels ? ce qui le donne à penser, c'est
que le premier se retrouve dans une autre pièce non moins réussie
de l'album de 1826. « Il est pas trop plaisant, le sergent », et que le
nom de Pitou figure sur une liste de convives, au cours d'une
lettre de Charlet de la même époque '.
Dans la série de huit pièces parues sous le titre de Sujets divers
(1825), je signalerai comme amusante celle qui a pour légende:
« Mademoiselle Félicité, je ne puis déployer l'énoncé de mes sentiments si
vous n'appuyé^ d'une file à gauche». La grosse bonne assise carré-
ment sur son banc, le caporal qui se découvre respectueusement
et, baissant les yeux d'un air timide, lui demande une place à côté
d'elle en ces termes saugrenus, sont deux excellentes caricatures.
Celle que voici nous intéresse à un autre titre : deux lithographes,
une pierre sous le bras chacun, un parapluie pour deux, sont venus
frapper à la porte d'une imprimerie lithographique; un gamin
passe sa tête à la lucarne et répond aux pauvres morfondus :
« Si Vbourgeois y est pas, les presses y n'en a pas. Voye\ cbe% le mar-
chand de vins ». On reconnaît les portraits de Bellangé et de
Philipon.
Trois paysages terminent la série, et ce sont eux surtout qui
vont nous arrêter. Déjà les croquis lithographiques de 1824 ren-
fermaient les Guérillas navarrais, et l'Album de 182 5 la Ferme béar-
naise, dont j'ai intentionnellement omis de parler, afin de réunir
ces pièces d'une inspiration pareille et d'une commune origine.
Lié avec Géricault, le colonel Alexandre de Rigny, ancien officier
de l'armée impériale, avait été par lui, dès 181 9, mis en rapport
avec Charlet, et tout de suite leurs relations étaient devenues
fréquentes et cordiales. En 1823, M. de Rigny fut désigné pour faire
partie de l'expédition d'Espagne. Il fut convenu que Charlet irait le
rejoindre à Pampelune ; mais, à Bayonne, on ne lui permit point de
passer outre. Il revint au bout d'une quinzaine de jours, après avoir
fait quelques études à Saint-Jean-de-Luz et vivement admiré la nature
pyrénéenne. Ce sont ces souvenirs, plus ou moins arrangés, qui
reparaissent dans les lithographies citées plus haut, dans la Surprise,
dans le Bivouac d'infanterie, dans Pousse, pousse cadet, des Sujets
1 Lettre à Bellangé, du 16 janvier 1824 (de La Combe, page 34).
200 L'ARTISTE
divers de 1825, dans la Maison du Garde-chasse de Y Album de 1826,
dans l'Embuscade (catal. de La Combe, n° 681) de l'Album de
1827. Pour bien comprendre l'intérêt de ces paysages il importe
de ne pas oublier la date à laquelle ils ont été faits et publiés.
C'est en 1824 qu'eut lieu ce mémorable Salon où parurent à la fois
tantd'œuvres marquantes, et spécialement les toiles de Constable.
C'est aux environs de cette même année qu'en général on fait
remonter les origines de notre paysage moderne, celui de Paul
Huet, de Corot, de Jules Dupré, de Th. Rousseau. Mais ce n'est là,
évidemment, qu'une façon de généraliser, car, dans l'histoire de
l'art, rienne commence aussi brusquement. Pour qu'une révolution
éclate, il est indispensable qu'elle soit déjà depuis longtemps
préparée. Les signes précurseurs de celle dont nous parlons ne
seraient pas difficiles à trouver. Je compte précisément au nombre
des plus curieux les croquis que Charlet avait rapportés des
Pyrénées. Sans doute la raideur accadémique y domine, elle est
même d'autant plus sensible tout d'abord que le dessin de Charlet
est plein de formules dérivées des méthodes d'enseignement alors
en usage. Cela n'empêche que là-dessous on ne démêle une vue
nette de la nature telle qu'elle est et un désir de la reproduire
sincèrement. L'ampleur du feuillage des grands hêtres a frappé
le jeune échappé de Paris ; le côté agreste des coins de bois, l'im-
prévu des chemins qui tournent, le pittoresque des maisons de
garde lui ont dit quelque chose qu'il voudrait traduire. Il est vrai
qu'il en a été de ces bonnes intentions un peu comme du grain de
l'Évangile. Elles ont germé hâtivement, mais se sont desséchées
vite, faute d'un sol profond probablement. Toujours est-il qu'entre
ces paysages et, par exemple, certaines des premières lithographies
de Paul Huet, des affinités non douteuses peuvent être retrouvées.
(A suivre.) GERMAIN HEDIARD.
LES EXPOSITIONS
La Société des graveurs au burin. — Les dessins,
AQUARELLES ET PASTELS AU CERCLE ARTISTIQUE ET LITTÉ-
RAIRE. — L'Union des femmes peintres et sculpteurs.
OOOv ^ x-x ^-000
fi \~\ \v1-t— & ROIS ans après sa première exposition,
la Société des graveurs au burin vient
d'organiser la deuxième. En vérité, on
serait mal venu à s'étonner d'une
intermittence aussi prolongée, sachant
de quelle nécessaire lenteur relève la
pratique du burin. C'est à peine si
cette exposition a groupé une soixan-
taine de cadres, dont un certain nombre,
d'ailleurs,- ont été déjà vus aux derniers Salons. Mais il était bon
que les burinistes présentassent au public artiste l'ensemble de
leurs plus récentes productions. Cet ensemble est d'une tenue
vraiment remarquable; et, si quelques critiques s'évertuent à
dénoncer le prétendu discrédit en lequel ils déclarent que l'art du
burin serait tombé de nos jours au profit des procédés photogra-
phiques, il s'en faut que cette constatation soit à la louange du
goût actuel. En dépit de ces pessimistes affirmations, les graveurs
au burin continuent vaillamment la noble tradition de leur art, et
de bons esprits se rencontrent encore, qui apprécient leurs œuvres
et rendent à leur talent le juste tribut d'admiration qu'il mérite.
M. Léopold Flameng a exposé là deux superbes planches d'un
accent très personnel, et dont le Salon des Champs-Elysées eut la
202 L'ARTISTE
primeur : la Glorification de la Loi, plafond de Paul Baudry pour
la Cour de cassation, et le Portrait de M. Pasteur d'après la peinture
de M. Edelfeldt. Nous y retrouvons également la charmante
M°" Récamier de Gérard, si finement burinée par M. Buland ; un chef-
d'œuvre de Poussin, les Bergers d'Arcadie, gravé par M. Lamotte;
Y Annonciation de Léonard de Vinci, par M. Boutelié; une exquise
composition de Fragonard,le Baiser, que dépare un malencontreux
encadrement que le graveur, M. Abot, à l'imitation des graveurs
du xvme siècle, a ajouté de son propre cru. La Vierge et l'enfant
Jésus d'après Van Dyck trahit quelque mollesse d'exécution chez
M. Danguin qui, en revanche, a retrouvé le burin des bons jours
quand il a rendu de si magistrale façon le Portrait de Pie VU par
David. Le Saint Sébastien de Mantegna est, interprété par M. Emile
Sulpis, une planche purement admirable. Entre divers sujets
empruntés à MM. Détaille, Meissonier et Cabanel, c'est dans un
portrait d'après Hynais que M. Achille Jacquet a donné le meilleur
de sa méthode ; de même M. Adrien Didier dans les Trois Grâces
de Raphaël, l'une des perles de la collection de Chantilly, dont
une gravure par Forster est célèbre parmi les connaisseurs, auprès
de laquelle la planche de M. Didier fera certainement bonne figure.
A vouloir citer toutes les estampes d'une heureuse venue,
l'énumération deviendrait longue ; mais ce serait une impar-
donnable lacune d'omettre, à côté des graveurs déjà réputés, les
jeunes artistes de mérite parmi lesquels seront les maîtres de
demain : M. Burney, auteur d'un beau portrait de Pierre Corneille
pour l'édition des classiques de Marne; M. Emile Sulpis, dont un
Captif de Michel-Ange, l'un des deux marbres du Louvre, ramène
le nom et nous prescrit une élogieuse mention ; M. Quarante, qui
a su rappeler la grâce de Prud'hon en reproduisant le Portrait de
Mme Jarre; M. Louis Journot, avec une excellente gravure de ce
radieux chef-d'œuvre de l'art grec, la Victoire de Samolhrace, et un
très vivant Portrait de M. Gladstone, etc.
Quelques dessins complètent l'exposition, soit originaux, soit
d'après les maîtres. Mais cette section aurait sa véritable signifi-
cation et un sérieux intérêt si MM. les graveurs, de préférence,
avaient eu l'heureuse pensée de nous montrer les dessins mêmes
ayant servi d'études préparatoires aux gravures exposées. Quelle
excellente occasion pour eux d'un victorieux démenti à l'encontre
de ceux qui prétendent que, de jour en jour, l'envahissante photo-
!
LES EXPOSITIONS 2o3
graphie, sortant de son rôle modeste d'indicateur, tend à usurper
dans le travail du graveur la légitime prépondérance de l'étude
dessinée !
*
* *
La série des dessins, aquarelles et pastels, qui forme, suivant
l'usage, la deuxième partie de l'exposition annuelle du Cercle
artistique et littéraire, a offert un ensemble particulièrement inté-
ressant de morceaux fort joliment traités. Ce que l'on prise le plus
dans l'aquarelle, la franchise de l'exécution, M. Gosselin l'a montré
à souhait dans ses Environs de Cannes, M. Gallois dans ses Vues de
Paris ; à noter également les aquarelles de M. Villain, qui sont
d'une impression bien sincère ; celles de M. Allongé, d'une habileté
extrême mais où le métier du professionnel se laisse trop voir ;
les marines de M. Delastre, les paysages de M. Gagneau et les
intérieurs rustiques de M. Suasso. Les jolies Parisiennes de
M. Moreau-Néret rappellent un peu, par l'arrangement et la facture,
certaines des plus charmantes aquarelles de M. Besnard. On a fort
admiré, et c'était justice, une série de dessins en couleurs, composés
par M. Giraldon pour illustrer les Trophées de M. de Hérédia : ce
sont, en vérité, d'exquises compositions où l'auteur se révèle
artiste inventif et délicat, avec un sens très délié de l'ornemen-
tation et une compréhension très sûre en sa diversité, des thèmes
héroïques que le poète a traités. M. Merson a dessiné avec son
habituel talent de composition, une série d'illustrations des poèmes
de Wagner (comment les inoubliables lithographies de M. Fantin-
Latour ne découragent-elles pas toute nouvelle tentative sur ce
sujet?) et un joli Programme pour le Cercle artistique et littéraire.
M. Nozal, dans ses paysages à la gouache, a obtenu de très heureux
effets.
L'art de l'émail a été représenté à cette exposition par quelques
pièces de M. Jean Georges, dans lesquelles on ne saurait trop
vanter la richesse de la coloration, la chatoyante harmonie des tons
et l'élégance de dessin des motifs d'ornement. Pourquoi faut-il que
ce délicat artiste applique une aussi précieuse décoration et d'un
goût si raffiné, à des formes de vases aussi primitives et sommaires,
de galbe aussi insignifiant?
Le pastel représente ici une catégorie fort estimable; ce sont,
entre autres œuvres, les paysages de MM. Iwill, Brémond, Guillon,
204 L'ARTISTE
Garaud ; les portraits de MM. Laroche, Desvallières, etc.; de M. Eugène
Vidal, la Femme qui se coiffe; de M. Edouard Sain, Nadia, etc.
Chaque nouvelle exposition de l'Union des femmes peintres et
sculpteurs ramène invariablement la même constatation d'une fai-
blesse déplorable dans la grande majorité des envois. « Si un choix
plus rigoureux, — écrivions-nous il y a trois ans, — avait présidé à
l'admission des envois qui figurent à cette exposition, on peut
affirmer qu'il eût été facile de constituer un ensemble d'œuvres
vraiment intéressant, avec les éléments qui s'y rencontrent, dégagés,
bien entendu, de tout ce qui est sans valeur d'art aucune; or, cette
dernière catégorie est malheureusement un peu trop nombreuse ici,
comme elle l'est, d'ailleurs, dans toutes les expositions de même
sorte, ouvertes aux amateurs. C'est pourquoi nous ne saurions trop
souhaiter que cette association d'artistes féminins, qui commence
à pouvoir prétendre à une certaine importance, se détermine, si
elle a quelque souci de son renom, à une sélection plus sévère. »
Ces réflexions n'ont rien perdu de leur actualité. Le cas de
l'association s'aggrave de la persistance qu'elle met à ne point
éliminer de ses expositions l'énorme contingent des toiles qui ne
méritent pas d'être présentées au public. Nous nous bornerons à
signaler, de M1,e Mary Campfrancq, une nouvelle venue, des études
de paysages, claires, lumineuses, dénotant une vision personnelle
et d'une exécution très franche ; les Ramasseuses de pommes de
terre, de Mme Marie Loire; une jolie étude de nu, au pastel, par
Mlle Guérin ; les aquarelles de Mllc Carpentier, de fins pastels de
Mllc Deurbergue, les natures mortes de Mmc Dubron ; des minia-
tures de M,le Piœrron et surtout celles deMme Debillemont qui sont
d'exquises œuvres d'art ; les fleurs et les paysages de M,lc Taconet,
la Liseuse de Mme Delacroix-Garnier, la Poésie de Mmc Comerre-
Paton, des pastels vivement crayonnés par Mmc Frédériquc Yallet,
des portraits par Mmes Huillard, Métra, Houssay, etc.; la Petite
écolière de Mlle Mercier, d'agréables marines de MllcArosa et quelques
toiles rustiques de M,lc Braunerova, dont l'une, la Maison du garde,
est d'un fort joli sentiment.
Parmi les sculptures, il faut remarquer une élégante statuette en
marbre, la Source, par Mmc Laurc Coutan, une Naïade, bas-relief de
M"c Fresnaye, et surtout le bas-relief en plâtre de Mmc Croce-Lan-
LES EXPOSITIONS 2o5
celot, la Femme et ses destinées, composé avec une parfaite entente
de l'ornementation et où les groupes de figures, symbolisant les
diverses phases de la vie, ne le cèdent en rien à la partie décora-
tive : c'est là, sans contredit, l'œuvre la plus valable de cette
exposition.
PIERRE DAX.
Les Œuvres de Victor Vignon
hez Bernheim jeune, 8, rue Laffitte, au premier. Deux
salles pleines de tableaux dont les douces colorations
semblent faites pour ce demi-jour discret : c'est là
que vous pourrez entrer en communion plus intime
avec ce poète délicat auquel il faut prêter une oreille attentive,
car il n'est point de ceux qui font le boniment à la porte de leur
boutique, ou qui raccrochent la foule à coups d'étrangetés
savamment combinées. Vignon est de la race presque disparue
des paysagistes qui vivent à la campagne, uniquement soucieux
de leur art, et qui ne connaissent ni l'antichambre des ministres,
ni le salon des journalistes en vogue. Le charme intense de ses
toiles est peut-être la résultante de cette vie champêtre et solitaire,
où le peintre a gardé les deux qualités les plus rares aujourd'hui,
la simplicité et la sincérité. Son œuvre, qui n'est pas faite pour les
luttes tapageuses des Salons, ne servira pas d'exemple aux outran-
ciers, mais les sensitifs partageront, devant ces toiles, les fines
émotions de ce peintre que passionnent si visiblement les har-
monies de la couleur et de la lumière.
Vignon fut, en 1869, l'un des plus jeunes élèves du père Corot:
la fréquentation de cet admirable artiste lui fit tout de suite com-
prendre qu'il n'est de grand paysagiste que parmi les personnels,
et, s'il suivit avec intérêt le mouvement impressionniste, son
parfait bon sens lui fit mépriser les exagérations des surenché-
risseurs de cette école qui, si jeune soit-elle, a déjà ses poncifs.
Il ne profita des exemples des peintres du plein air que pour
2o6 L'ARTISTE
éclaircir sa peinture et apporter toute son attention aux vibrations
de l'atmosphère. Son art est bien à lui, son talent est fait de l'étude
directe, obstinée de la nature; il rend avec franchise l'impression
reçue, sans ressouvenirs d'autrui, sans parti pris banal, et il sait,
— mérite précieux, — s'arrêter à temps, ne jamais travailler pour
finir au point de vue bourgeois; il y a telles de ses études, par
exemple la Chaumière (n° 73), dont la saveur fruste est exquise.
Mais si Vignon sait arrêter une étude, il sait aussi terminer un
tableau sans que la fatigue se fasse sentir ou que les touches
conventionnelles viennent à son secours : voyez l'Effet de neige à
Nesle (n° 34), les Masures à Anvers (n° 5y~), Maison â Four (n° 77),
et bien d'autres ; l'inspiration n'a pas abandonné le peintre
jusqu'au complet achèvement du tableau, et sa science est telle
qu'il en a rendu avec un égal bonheur toutes les parties.
C'est à cette exposition que l'on peut le mieux se rendre compte
de la vérité de ces toiles : éloignez-vous du panneau et considérez-
en cinq ou six d'ensemble; l'effet général de chacune est tout à
fait différent, et chaque ciel, par exemple,est de forme et de couleur
tellement dissemblables des autres ciels, qu'il faut bien reconnaître
que chacun d'eux est étudié avec la plus parfaite bonne foi. Grave
défaut pour les marchands ou les acheteurs vulgaires, qui veulent
que chaque artiste ait une note, une seule, toujours la même !
Grande qualité pour nous, et qui nous fait aimer entre tous ce
peintre véridique, attendri, modeste, et dont un richissime amateur
devrait désirer toutes les toiles, puisqu'elles sont variées et diverses
comme la nature elle-même.
Il est permis d'avoir des préférences ; les nôtres sont pour les
toiles où Vignon représente un village aux toits rouges dispa-
raissant derrière des rideaux d'arbres grêles ; ce motif doit être un
de ceux qu'il préfère, et il en dessine merveilleusement les difficiles
perspectives. Citons particulièrement Faux-sur-Oise (n° 78). Une
série nous charme encore tout particulièrement, celle des falaises :
dans le n° 4, Sur les falaises, près de Dieppe, l'impression est rendue
par rien du tout, quelques touches d'une habileté consommée sur
les lignes synthétiques d'un dessin de maître.
Car il ne faut pas oublier de mentionner chez Vignon les
qualités de dessinateur. La Soupe de la Bigoudinc suffit, avec ses
eaux-fortes, à montrer quel dessinateur il est ; le nom de Chardin
vient à la bouche de tous ceux qui examinent les frustes croquis
LES EXPOSITIONS
207
de nature morte qu'il a gravés sur zinc dans ses moments de
loisir : il y a, en effet, des affinités lointaines entre le talent de
Vignon et celui du peintre adorable de la Pourvoyeuse ; souhaitons
que le trop modeste artiste apprécie plus qu'il ne le fait le mérite
de son dessin et que sa prochaine exposition nous montre un plus
grand nombre d'études de personnages ; il est de taille à rendre la
vie champêtre sous tous ses aspects, il peut être le Degas de
la chaumière.
LOUIS MORIN.
LE MOIS DRAMATIQUE
Comédie-Française. — Cabotins ! pièce en quatre actes, en prose, de M. Edouard Paille-
ron, de l'Académie française.
Théâtre -Libre. — Une journée parlementaire, pièce en trois actes, en prose, de
M. Maurice Barrés.
Odéon. — Le Ruban, comédie en trois actes, de M. Georges Feydeau.
ui ne sait que le monde, comme l'œuvre
de La Fontaine, est
Une ample comédie à cent actes divers
Dont la scène est l'Univers...?
Or, on ne joue pas la comédie sans
comédiens; et parmi ces comédiens, il y
en a forcément quelques-uns de bons, de
sincères, de véritablement artistes, et il y
en a, non moins fatalement, beaucoup de
mauvais, sans sincérité et sans talent, qui
remplacent le mérite absent par l'intrigue, par la réclame, par le tapage
fait autour d'eux. Ce sont les cabotins.
Cabotins de l'art, cabotins de la politique, cabotins de la morale, cabo-
tins du monde, du demi-monde, du quart du monde, cabotins d'en haut,
cabotins du milieu, cabotins d'en bas, vous dont l'origine se perd dans la
nuit du chaos, dont la race toujours féconde a traversé les siècles et fourni
de bruyants spécimens à toutes les latitudes de la terrestre planète, et à
d'autres encore, vous enfin qui pullulez en cette fin de siècle et défilez
triomphalement, au premier plan de toutes les scènes dé l'actualité,
réjouissez-vous! Vous n'avez pas été réduits en poussière par les foudres
vengeresses de M. Pailleron; vous n'avez pas môme été égratignés par
LE MOIS DRAMATIQUE
209
les traits de sa mordante satire; à peine avez- vous été effleurés. M. Pail-
leron vous a traités en ami, en indulgent ami.
Félicitez-vous de ne vous être pas rencontrés en face d'un Aristophane,
d'un Molière ou d'un Balzac. Leurs verges vous eussent fouettés avec
autrement de vigueur et d'âpreté, et c'est par tous les pores de votre
vanité flagellée qu'auraient ruisselé votre égoïsme, votre sottise et votre
ridicule. Pour une fois, vous auriez versé des larmes autres que des
larmes dites de crocodile !
Demandez un peu à Créon ou au bonhomme Démos, à Tartuffe ou à
Harpagon, au père Goriot, au baron de Nucingen, ou bien même à
Lucien de Rubempré? Ils vous diront comment ces maîtres de la satire
ont mis à nu leurs travers et leurs vices, comment ils ont fouillé jusque
dans les plus intimes replis de leurs cœurs, comment il les ont étudiés,
analysés, disséqués, et comment ensuite ils ont rassemblé leurs débris, les
ont rendus au mouvement et à la vie, anatomistes merveilleux, philoso-
phes pleins de profondeur, artistes créateurs, restituant avec usure les
emprunts faits par eux à la nature et au monde, et enrichissant l'Art
d'œuvres originales, de types immortels plus saisissants, plus vrais que la
réalité même !
Cabotins! Ah! si l'œuvre n'avait pas menti à son titre, à quel plus
intéressant spectacle nous eussions certainement assisté! Pour nous tou-
cher, pour nous prendre de toutes parts, il n'eût point été nécessaire de
recourir à l'artifice démodé d'un mélodrame sentimental, s'amalgamant
tant bien que mal, — mal plus que bien, — avec une comédie de mœurs.
Il eût suffi de vous, cabotins, non pas seulement pour alimenter une
pièce, mais dix, mais vingt. Car, pour le véritable auteur comique, vous
êtes le précieux filon d'or, vous constituez la mine inépuisable, vous que
l'on rencontre partout, que M. Pailleron et d'autres avec lui appellent
cabotins, mais qu'on nomme encore, selon l'argot des divers milieux,
hommes sans principes, hommes habiles, hommes sans préjugés, faiseurs,
• rastaqouères, fumistes, etc. Votre famille, comme celle de certaines
plantes malfaisantes, se divise en un nombre infini de variétés. En vous
choisissant comme sujet de comédie, certes, M. Pailleron avait eu la
main heureuse, mais il n'a pas su ou voulu profiter de son bonheur.
Faut-il vous soumettre à nouveau au doux supplice que vous a infligé
la malice trop clémente de M. Pailleron et raconter par le menu toutes
les péripéties de sa pièce en partie double, comme les livres d'un hon-
nête industriel?
Les critiques qui l'ont tenté ont été obligés de s'y reprendre à deux
fois; ils ont exposé d'abord la comédie puis le mélodrame, ou bien
d'abord le mélodrame puis la comédie. Or, recommencer un travail déjà
fait m'épouvante, et je suis atrocement inférieur quand on me fait les
honneurs du bis. Donc résumons tout d'un bloc.
Des jeunes gens, artistes, littérateurs, journalistes, médecins, tous
méridionaux, habitent urte même maison qu'ils appellent « la botte à l'ail »
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII
14
2io L'ARTISTE
et ont fondé une société d'admiration mutuelle « la Tomate ». Ces jeunes
gens s'appellent Pégomas, Cardevent, Saint-Marin, Lavrejol, Caracel,
Brascomié. Chez eux fréquentent deux vieux artistes; le premier, un
vaincu, un endolori, a nom Grigneux; l'autre, un vainqueur, un jovial
sceptique, se nomme Hugon. Les membres de la Tomate et leurs deux
amis fréquentent de leur côté chez un M. de Laversée, riche rentier,
ridiculement sot, qui se croit du talent parce qu'il est le neveu d'un
oncle qui en avait, et aspire à l'Institut. Ce M. de Laversée a une jeune
femme, une fille qui n'est point sa fille, mais qu'il a recueillie, un secré-
taire. Sa femme, une intrigante, a pour amant le Saint-Marin de la
Tomate; la jeune fille, Valentine, aime le sculpteur Cardevent, de la
même Tomate; le secrétaire enfin est Pégomas, l'âme pensante et agis-
sante de cette Tomate de malheur.
Le seul héros de la comédie de mœurs, c'est lui, c'est Pégomas, le roi
des cabotins. Il mène tout, il anime tout. M. et Mmc de Laversée, person-
nages de second plan, sont affreusement pâles à côté de lui; quant à ses
autres amis de la Tomate, ils s'éclipsent, comme de vulgaires étoiles, aux
rayons de ce soleil toujours resplendissant.
Pégomas tourne et retourne à plaisir son patron de Laversée; celui-ci
n'est qu'un pantin dont il tire les ficelles avec une incroyable dextérité.
Ainsi il lui persuade que le meilleur moyen d'arriver à l'Institut est d'être
d'abord député; en conséquence, il le décide à poser sa candidature, puis
quand tous les frais de l'élection sont faits, il se fait élire à sa place. Les
prouesses de cet exhubérant et prodigieux Pégomas, voilà toute la
comédie de mœurs. C'est peu, trop peu.
Les héros du mélodrame sont le sculpteur Cardevent, un véritable
artiste celui-là, pas cabotin pour un liard, M"c Valentine, le vieil endolori
Grigneux, qui se trouve être le père ignoré de Valentine, et la mère de
Cardevent. La jeune Valentine a été compromise dans le salon plus que
léger de Mme de Laversée; aussi la mère Cardevent s'oppose-t-elle à son
mariage avec son fils; mais, après les péripéties de rigueur, c'est elle qui
jette la jeune fille dans les bras du sculpteur. Le tout saupoudré de tirades
ultra-sentimentales, dans le goût de celles qui faisaient larmoyer les beaux
yeux de nos grand'mères, quand elles étaient jeunes. Et voilà le mélo-
drame.
Et Coquelin Cadet, dites-vous, que fait-il dans tout cela? car il y a un
personnage de la pièce qui s'appelle Coquelin Cadet, joué par Cadet lui-
même. Ah! oui, Cadet! eh bien, il vient débiter un monologue dans
une soirée donnée par les de Laversée aux membres de la Tomate. Ce
monologue est une complainte : La complainte dit pauvre esculteur, ah! que
malheur! — Remarquons en passant que l'Académie française se rallie à
Yortografe fonétic ! — C'est égal, Cadet jouant Cadet, c'est bien un peu
du... cabotinage. C'est le mot du jour. Puisque la Comédie-Française en
vient là, pourquoi ne pas avoir profité de la soirée des de Laversée pour
nous faire entendre, comme disent les programmes, les principaux artistes
LE MOIS DRAMATIQUE 211
des théâtres et concerts de Paris? M"c Yvette Guilbert eût certainement
prêté son gracieux concours.
Quant à la progression de l'intérêt dans cette œuvre bizarre, en voici
l'échelle exacte : le premier acte vous amuse, le second ne vous amuse
plus, le troisième vous ennuie, le quatrième vous horripile. Les person-
nages ? ils sont tous de vieilles connaissances. On les a vus chez Daudet,
chez Dumas, chez les de Goncourt, chez Murger. Dès qu'ils arrivent, on
est tenté de lever son chapeau et de les saluer par leurs noms d'autrefois.
Par bonheur, l'entrain superbe, merveilleux, de M. de Féraudy, qui
joue l'infatigable et roublard Pégomas, sauve le spectacle. Costume, voix,
accent, jeu, attitude, tout est admirable de naturel et de vérité. M. de
Féraudy vous entraîne, vous enlève, vous emporte. Il va, il vient, il
combine, il discute, il écrit, il dicte, il pérore, et son activité dévorante,
sa verve méridionale, sa faconde intarissable vous préservent de l'ennui
et vous arrachent les applaudissements. La création du rôle de Pégomas
fait le plus grand honneur à l'éminent artiste.
Félicitons aussi MM. Leloir, qui a incomparablement composé le plai-
sant personnage de l'ineffable de Laversée; Clerh, remarquable dans son
rôle de vieux juif, exploiteur d'artistes; Worms, dans Pierre Cardevent,
rôle ingrat; Truffier, Georges Berr, Pierre Laugier, jeunes et vieux
bohèmes. M. Got est mal à l'aise dans le sentimental Grigneux. Les
dames ne pouvaient guère compter sur leurs rôles pour les mettre en
vedette; tout cela est gris, triste, effacé; contre-coup fatal, leur jeu l'a
été aussi. Une jolie scène pourtant entre Mme de Laversée (Mlle Brandès)
et Valentine (M"e Marsy) au second acte a pu nous convaincre qu'elles
ont toujours l'une et l'autre même charme et même talent.
Oui, il y a, en effet, ainsi quelques scènes qui émergent de l'œuvre,
comme les enragés nageurs de Virgile à la surface du vaste gouffre. Au
premier acte, l'arrivée des cabotins dans l'atelier de Cardevent; au
second, la scène citée entre Mme de Laversée et Valentine; au troisième,
l'improvisation de Pégomas devant la statue de l'oncle de Laversée; au
quatrième, la scène où le même Pégomas décide M. de Laversée à se
désister en sa faveur. C'est là du bon comique. Mais jamais, ni dans la
situation, ni dans le dialogue, rien de nouveau, rien d'original.
Je ne suis pas collectionneur; mais si je l'étais et si la fantaisie me
prenait de collectionner les œuvres de M. Pailleron, et bien, là, franche-
ment, j'en retrancherais Cabotins! car si je gardais cette pièce, il me
semble que ma collection en serait déparée.
On s'explique sans peine que la censure ait interdit la représentation
de la pièce de M. Maurice Barrés, Une Journée parlementaire, et que l'au-
teur ait été ainsi obligé de s'adresser à M. Antoine, si heureusement privi-
légié, pour mettre son œuvre en face du public. Le scandale naguère
allumé par la triste affaire de Panama paraît, en effet, loin d'être éteint.
On dirait que le feu couve encore sous la cendre, et que par moments
212 L'ARTISTE
il s'en échappe des étincelles pétillantes, signe indéniable de l'intensité
persistante d'un foyer d'incendie toujours menaçant. Il semble qu'on n'ait
pas fait au feu une part assez large et que le terrible fléau lésé cherche à
se venger de ceux qui ont voulu le réduire à la portion trop congrue.
Mais, au fond, là n'est point la question pour nous. Critique drama-
tique, nous restons et devons rester aussi insensible au triomphe de la
flamme vengeresse qu'à celui des sauveteurs parlementaires qui l'ont
combattue et la combattent avec tant d'âpreté, à l'aide de tous les procé-
dés et ingrédients ignifuges de la politique en honneur. Il nous suffit
d'avoir constaté et indiqué les causes de l'interdiction d'une œuvre évi-
demment gênante pour le gouvernement d'hier, pour celui d'aujourd'hui
et probablement même pour le gouvernement de demain, et en tout cas
susceptible d'exciter des passions et des haines à peine endormies. On l'a
bien vu, du reste, aux quelques représentations données par le Théâtre-
Libre. On a applaudi et on a sifflé; on a crié : « Vive Barrés! » et aussi
«A bas Barrés! ». On s'est même quelque peu injurié dans les couloirs.
Ces disputes n'avaient, hélas! rien de commun avec les batailles
d'Hernani, alors que classiques et romantiques, nobles et désintéressés
dans leurs querelles les plus vives, luttaient si fièrement entre eux et s'in-
vectivaient à propos d'un vers, d'un hémistiche, d'un rejet, d'une expres-
sion, d'une forme, pour l'amour de l'Art! Sifflets et applaudissements, à
la représentation à' U>ie journée parlementaire, avaient des causes tout autres
que la médiocrité ou la valeur littéraire du drame représenté, et M. Mau-
rice Barrés, en observateur, en analyste qu'il est, n'a certainement pas dû
s'y tromper.
Le héros de la pièce, Thuringe, député de talent, récemment marié à
une femme qui a divorcé pour l'épouser, a jadis vendu un de ses votes et
son influence parlementaire au profit d'une compagnie financière, pour
cent mille francs. La lettre par laquelle il souscrivait à ce honteux marché
a été égarée; une photographie de ce document se trouve entre les mains
du directeur d'un journal, le Contrat social, qui a commencé une cam-
pagne et annoncé pour le lendemain la publication du fac-similé de la
lettre accablante, sans nommer encore Thuringe, mais en le désignant
assez clairement pour que nul ne s'y soit trompé.
Ces renseignements, Thuringe nous les donne lui-même, dès le début
de la pièce. Chassé par l'insomnie et l'inquiétude des bras d'une femme
aimante et aimée, il s'est réfugié avant l'aurore dans son cabinet de tra-
vail. Il est là anxieux, grelottant de fièvre et d'incertitude, accablé, pitoyable
dans son impuissance, son désespoir, ses angoisses.
Le premier mari de sa femme, un M. Gaudechart, qui s'est fait depuis
le divorce l'ennemi acharné de Thuringe, est venu se loger en face de son
hôtel. On aperçoit ses fenêtres également éclairées et il est bien pour
quelque chose dans la campagne ouverte contre Thuringe, ce Gaudechart,
qui s'est flatté d'illuminer le jour de la ruine de son rival.
Rien n'arrache Thuringe à ses perplexités. Il s'efforce pourtant de faire
LE MOIS DRAMATIQUE
2l3
bonne contenance devant sa femme, son secrétaire, et les quelques visites
qu'il reçoit. Aux reporters inlerviewers il répond que le Contrat social ne
publiera aucun document parce qu'il n'en existe aucun, que sa maison et
sa conscience sont le temple même de la sécurité. Néanmoins, il charge
son collègue et ami Legros de voir le rédacteur du Contrat social ; on pour-
rait peut-être s'entendre.
Ce n'est pas un simple rédacteur, mais le directeur même du Contrat
social, M. Forestier, qui accourt à l'appel de Thuringe. Très philosophe,
très sceptique, très humain, ce directeur propose à Thuringe sinon la paix
au moins un armistice s'il consent à lui livrer deux de ses collègues, deux
gouvernementaux. Thuringe hésite d'abord; mais enfin c'est une planche
de salut qui s'offre à lui, une planche pourrie, il est vrai; il la saisit
néanmoins. Thuringe a été jadis chef de cabinet d'un ministre nommé Le
Barbier, qui a trafiqué de concert avec un autre député appelé Isidor. Les
documents sont en la possession de Thuringe; il va les faire photogra-
phier et il en livrera la photographie dans l'après-midi au rédacteur du
Contrat social. Dans le journal du lendemain ces documents paraîtront en
lieu et place de la lettre annoncée de Thuringe.
Au second acte, nous nous trouvons dans le salon de la Paix, au
Palais-Bourbon. Immense brouhaha; c'est jour de séance sensationnelle.
Un député doit interpeller sur les révélations du Contrat social. A son
arrivée, Thuringe est laissé à l'écart par les Le Barbier, les Isidor et tous
ses autres collègues, à l'exception du fidèle Legros. En séance, c'est
Thuringe lui-même qui répond à l'interpellation; son assurance, son élo-
quence triomphent de toutes les suspicions; quand il revient dans le salon
de la Paix, journalistes et députés l'acclament et s'empressent pour lui
serrer la main, sa femme vient l'embrasser; et lui part pour l'Elysée où il
doit conférer avec le Président de la République.
Le troisième acte nous ramène dans le cabinet de travail de Thuringe.
Son angoisse le poursuit. Sa visite à l'Elysée ne lui a pas rendu la tran-
quillité espérée. Le Président a été comme toujours «correct», mais ne
s'est pas formellement engagé à imposer silence à Gaudechart qui, voyant
le Contrat social lui échapper, se rabat pour continuer ses attaques contre
Thuringe sur un journal réactionnaire, l'Etoile blanche. Le fidèle Legros
vient exaspérer l'anxiété de Thuringe. Le Président obtiendra le silence
de Gaudechart à une condition, dit-il, c'est que le Contrat social ne
substitue personne à Thuringe dans sa campagne de révélations infa-
mantes. Or, les documents sur Le Barbier et Isidor sont livrés; le pacte
conclu avec Forestier, directeur du Contrat social, a été exécuté, et il est
désormais impossible à Thuringe de se tirer de l'impasse où il s'est engagé.
Le Barbier et Isidor viennent à leur tour, ils pressent, ils menacent l'in-
fortuné Thuringe; ils vont chez Gaudechart dont ils n'obtiennent rien;
ils soupçonnent la trahison dont ils sont l'objet. Thuringe se voit perdu ;
sa femme refuse de fuir, il ne lui reste donc que le suicide que ses col-
lègues d'ailleurs lui conseillent avec un cynisme révoltant. Dans une
2.4 L'ARTISTE
scène atrocement poignante, Isidor donne à Thuringe son revolver avec la
manière de s'en servir pour ne pas se manquer; Thuringe appelle sa
femme; c'est elle qui pourra témoigner que son mari n'a pas été assas-
siné; mais avant même l'arrivée de la malheureuse, Thuringe s'est enfui
dans une pièce voisine. Tandis qu'elle demande où est son mari à ses
collègues en train de fouiller dans les dossiers pour en retirer les papiers
compromettants, une détonation retentit : Thuringe s'est suicidé. Sa
femme affolée enfonce la porte, voit le cadavre de son mari, revient et
s'adressant aux députés que ni la détonation ni ce désespoir n'ont pu
interrompre dans leur prudente besogne : «Hors d'ici! s'écrie-t-elle, vous
êtes tous des canailles! »
Le rideau tombe sur ce mot cruel. En face, les fenêtres de Gaudechart
sont illuminées.
Quoi qu'on ait pu en dire, la pièce est sobre, nette, vigoureuse, d'une
psychologie intense, d'une psychologie vécue. Et cette psychologie est tout
entière en action, ne se sépare jamais du drame, qui vous étreint, vous
emporte, vous passionne. Est-ce à dire que tout soit parfait dans ce spec-
tacle en raccourci d'une réalité trop voisine de nous pour la juger saine-
ment? non, certes. Il y a bien des lacunes, et l'auteur a trop sacrifié son
art et la forme de l'œuvre au sujet. Mais, telle qu'elle est, considérée au
seul point de vue dramatique, cette œuvre se tient, intéresse et nous con-
duit au but voulu par son auteur.
Elle nous y conduit même trop et c'est en quoi consistera mon
reproche. M. Maurice Barrés a fait preuve de finesse dans son observation,
de vérité et de profondeur dans son analyse, mais aussi d'une sévérité
trop rigoureuse, trop cruelle dans sa critique.
Nul de nos parlementaires n'a été aussi vil, aussi odieux que son Thu-
ringe et ses amis. Nous avons eu, hélas! des pots-de-viniers, — excusez-
moi du barbarisme! — mais non pas des traîtres! Nul n'a compromis ou
vendu ses amis pour se sauver lui-même. Les accusés se sont défendus
comme ils l'ont pu, mais sans jamais en exposer d'autres qu'eux. Baïhaut,
trop clairement désigné dans Thuringe, s'est contenté de s'accuser lui-
même et n'a rejeté sur aucun autre la faute qu'il expie si cruellement
aujourd'hui. Cette expiation elle-même, la confession publique de la fai-
blesse d'un jour, ne devaient-elles pas désarmer M. Maurice Barrés? Com-
ment a-t-il pu piétiner tant de misères, tant de douleurs, tant de deuils,
sans entendre la voix de la pitié, sans éprouver le besoin de déchirer la
page commencée et d'employer son talent à une œuvre qui n'ajoutât pas
des larmes à des larmes, des angoisses à des angoisses, des hontes à des
hontes ?
Je sais des gens de cœur, Monsieur Barrés, qui ne vous ont pas
applaudi, dans la crainte que leurs bravos ne retentissent jusque dans la
cellule d'Etampes aux oreilles du prisonnier pénitent, aux oreilles surtout
de ces femmes infortunées qui meurtrissent tous les jours leurs pieds aux
cailloux du chemin qui les conduit vers lui !
LE MOIS DRAMATIQUE
2l5
Quelqu'un qui me paraît posséder à un degré très relatif le sentiment
de la pudeur, c'est le désopilant vaudevilliste M. Georges Feydeau. Com-
ment, le voilà promu au grade enviable et si envié de chevalier de la
Légion d'honneur, au premier de l'an dernier, et tout aussitôt il fait repré-
senter sur la scène de l'Odéon, — une scène subventionnée, officielle,
s'il vous plaît, — sa pièce du Ruban, où l'on décore à tort et à travers,
où cette distinction devient prétexte à drôleries, à traits plaisants, à facé-
ties, qui n'eurent jamais rien de commun avec le respect qui lui semble
dû.
Mais laissons les grincheux se fâcher et prudhomiser s'ils en ont envie.
Pour moi, j'approuverai toujours le gouvernement quand il décorera
ceux qui me font rire. Or, on rit, et follement, à la représentation du
Ruban.
M. Dailly est un si drôle de Paginet, dans sa, naïve rondeur de Perri-
chon au petit pied. Ah! oui, car j'oubliais de vous dire que ce Paginet
c'est Perrichon qui s'est fait médecin. Par des travaux extraordinairement
savants, dans lesquels il démontre la non-existence du microbe, il s'ima-
gine mériter la décoration, et il l'obtient, grâce surtout à un jeune M.
Plumarel qui fait la cour à sa nièce, Simone. Ce Plumarel est neveu du
ministre; d'où son influence.
Perrichon, — Paginet, veux-je dire, — une fois décoré, ne veut plus
donner sa nièce à Plumarel. Pensez donc! On dirait : M. Paginet a
donné sa nièce à M. Plumarel parce que M. Plumarel a fait décorer M.
Paginet. « Mais je suis décoré, moi, parce que je suis un savant, un médecin
remarqué et remarquable, je détrône Pasteur et son microbe, etc. »
Simone, — c'est la toute charmante Mlle Rose Syma, admirable dans
ce rôle d'ingénue, — n'est pas étrangère à ce perrichonisme ; elle y
pousse même son savant oncle, car elle n'aime point Plumarel mais un
certain Dardillon qu'elle a fait entrer dans la maison comme préparateur.
Mais voilà qu'il y a erreur! Ce n'est pas Paginet qui est décoré; c'est
sa femme, Mme Paginet, directrice de l'Œuvre maternelle des Enfants
naturels.
Désenchantement de Paginet, obligé de renvoyer à sa femme les hom-
mages qui d'abord s'adressaient à lui. Rappel de Plumarel, neveu du
ministre. « Ce cher M. Plumarel, ce bon M. Plumarel, ah! oui, il se
mariera avec ma nièce! Et je n'ai qu'une parole, moi! Portez donc votre
bouquet de fiançailles, mon ami!... »
Sur ces entrefaites, Paginet surprend Dardillon aux genoux de sa nièce.
C'était bien le moment, ô maladroit Dardillon ! Le malheureux préparateur
est mis à la porte incontinent par le docteur légitimement courroucé.
Dardillon sort désespéré et va se jeter sous les roues d'une voiture dont
les chevaux se sont emportés : la mort mettra fin à ses tortures.
Mais cette voiture est précisément celle du ministre. Dardillon, au lieu
de se tuer, arrête par sa folie les chevaux emballés et sauve ainsi la vie.au
ministre qui fait demander le nom de son héroïque sauveur. Ahuri,
2l6
L'ARTISTE
étourdi par sa chute, Dardillon répond inconsciemment : « Docteur
Paginet. »
Le ministre n'a rien de plus pressé que d'envoyer la décoration au doc-
teur qui d'abord ne comprend goutte à la lettre de remercîments qui
accompagne le brevet; mais à son arrivée, Dardillon tout éclopé met
Paginet au courant de son histoire. Paginet comprend alors et triomphant
achète au prix de la main de Simone, qui y consent bien volontiers, le
silence éternel de Dardillon. M. Plumarel est honteusement chassé.
La pièce abonde en incidents drôles, en situations comiques, et le
public se laisse aller sans peine à un rire franc et sonore. Le souvenir de
Perrichon qui nous hante, le manque de nouveauté du sujet et des prin-
cipales scènes, le défaut d'originalité et de profondeur dans l'observation
nous ont bien d'abord ôté un peu de plaisir; mais nous avons fini par
rire de bon cœur avec tout le monde. Et puis, vraiment y avait-il moyen
de résister au jeu si comique et si fin de MM. Dailly, Duard, Clerget,
Darras et Baron, et à la grâce si câline de M"e Syma?
CAMILLE BAZELET.
LE MOIS MUSICAL
PROPOS D'ART, DE CARÊME ET DE PRINTEMPS
Les Requiem et le Requiem d'Hector Berlioz, i83- (Concert Colonne, 1878 et 1894). —
Le drame antique et le drame musical moderne : fragments des Maîtres-Chanteurs de
Nuremberg, 1868, nouvelle version française d'Alfred Ernst (Concert d'Harcourt).
— La Symphonie du Printemps, de Robert Schumann, etc. (Concerts Lamoureux). —
Les Saintes-Mariés de la Mer, de Paladilhe, etc., au Conservatoire. — L'histoire de
la musique de 1440 à i83o, à la Salle d'Harcourt — Premières : VAlceste de Gluck;
Hulda, opéra en 4 actes de César Franck, à Monte-Carlo ; Fidès, pantomime, à
l'Opéra-Comique ; Thaïs, à l'Opéra. — Problèmes et paysages, idées et sensations.
Profils perdus : chefs d'orchestre et mélomanes.
'iviane, qui lisait, conclut : 1
— Parsifal : magnifique renouveau de la croyance qui
refleurit dans l'aride pensée d'un âge positiviste ; ce beau
« prétexte de rêve » sera peut-être considéré comme le chef-
d'œuvre du siècle. Dans Parsifal, dès le Prélude, la lente mélodie wagné-
rienne, la grande mélodie a quelque chose d'épars, de mystérieusement
épandu comme les ailes pieuses des grands soirs : lointain de légende qui
a de mystérieuses affinités avec notre juvénile réveil d'idéal.
— Oui, Parsifal après la Neuvième, un parlant contraste, répondit
Ariel, jusque-là distrait. Beethoven et Wagner, le sublime vivant et le
sublime éthéré
...Maintenant, depuis que l'insensible résurrection de la lumière
enchante l'heure blonde et bleue où le gaz attristait prématurément
l'ombre plaintive, le five o'clock improvisé remplace la candide orgie
musicale de nos déjà lointains dimanches soirs. A contre-jour, le petit
salon blême devient le miroir d'un vague soleil harmonieusement découpé
sur le front sévère des vieilles murailles, et tandis que Gustave Moreau y
noterait l'orgueil des lignes, un Whistler devinerait, sous la transparence
violetée des rideaux, toute une symphonie, azur et or. Les amis de
Viviane subissent le charme en dilettantes plutôt qu'ils ne l'analysent en
218 L'ARTISTE
peintres, et cela, grâce au ciel ! La peinture, entre amateurs, ne fait que
trop de ravages. Mais, c'est égal, en ce demi-jour, la causerie prend une
allure tout autre : le tour change, le pli se déplace ; et, cependant
qu'Elaine, virginale, disperse silencieusement avec un sourire de frêles
vieux Chine authentiques, où tremble la rousseur fluide du thé brûlant,
les riens s'échangent, librement enthousiastes ou moqueurs:
Puck. — Et notre état d'âme, frères et sœurs ? Que si, d'abord, nous
nous enquérions poliment de ses nouvelles ? Parler avec un ami, c'est
penser tout haut, a dit je ne sais plus quel fin compatriote de mon père
géant Shakespeare. Et le pressentiment du renouveau fertile en violettes,
en romances et en folies, ne réveillerait-il pas le poète dans le politicien
le plus endurci ?
Viviane. — Chut ! l'enfant terrible. Vous oubliez, monsieur, qu'ici la
politique est interdite. Nous sommes assez fous pour vouloir rester
sages. Ne gaspillons jamais l'heure brève. Fille de Goethe, ma très
humble philosophie est celle du bon arbre du bon Poète :
Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux !
Queen Mab. — Surtout quand ils bourgeonnent Révérence parler,
vous pontifiez, Viviane. Que ne dites- vous aussitôt que vous professez l'art
pour l'art ? Moi aussi, d'ailleurs. L'art pour l'art, c'est-à-dire l'art pour
l'âme, en dehors de toutes les intentions nobles et autres, qui le
détournent volontairement de son but : le Beau. Ecoutez, sous les doigts
d'Ariel, tels l'avant-dernier dimanche chez Lamourcux, valser poétique-
ment les Sylphes de Berlioz, les petits, à côté du grand cadavre héroïque
de Siegfried, sublime toujours, qu'emportent les preux germains sous le
frisson des nuages ourlés de lune Ce qui m'intéresse dans un regard,
c'est la qualité de noir ou de bleu, le ton fin, l'onde pensante qui
correspond éloquemment à telle catégorie d'impressions ; ce qui me
captive dans une voix, c'est le timbre, poignant ou frivole, qui révèle tel
fragment d'âme; ce qui me passionne chez Berlioz ou chez Wagner, c'est
Berlioz, c'est Wagner lui-même, et volontiers j'abandonne aux prédicateurs
sans causes le soin de vous prêcher le reste
Viviane. — Amie, le Crispin médecin de M. Truffier n'a point tort :
il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu (rien des
spectres de tout à l'heure); et si je n'osais vous interrompre, vous nous
réciteriez sans crier gare une de vos très longues lettres d'esthétique,
hélas ! aggravées par l'étourderie notoire de notre commun secrétaire.
Puck. — Je constate sans regret que l'amitié des fées a la griffe aussi
dure que l'amitié des femmes.
Viviane. — Assurément, ma chère, ce qui vaut mieux que toutes les
théories, ce qui les illumine, ce qui leur suggère le petit diamant qu'elles
recèlent, c'est l'inspiration fugitive qui descend du ciel en nos yeux pour
remonter de nos yeux vers le ciel. Regardez-moi ce minuscule étang de
turquoise, le bleu vert du soir nimbé d'or rose. Voilà mon livre.
LE MOIS MUSICAL
219
Ariel. — Alors, madame, vous devez admirablement vous entendre
avec le jeune Walther von Stolzing qui, près de l'âtre familial, dans le
blanc silence des matins de neige, retrouve les gazouillantes lumières
d'avril à travers l'œuvre jaunie du vieux poète son aïeul, Herr Walther
von der Vogelweide. O romantique ! vous êtes pour le génie contre les
magisters. L'hirondelle ignore la cage. Mais tous les ans, depuis l'enfance,
au renouveau des splendeurs, un problème me hante, et j'admire le
calendrier tentateur qui fait malicieusement coïncider le printemps avec
le carême, le jeûne avec l'émoi, la prière avec le désir, le tiède épanouis-
sement de la fleur et de la chair avec le deuil de l'âme errante aux
Oliviers funèbres. Le Bois Sacré rieur verdit au flanc du Golgotha.
Songez-y : c'est terrible.
Le poète mystique. — Dieu n'éprouve que ceux qu'il aime. Et son
nouvel apôtre, Richard Wagner, a réconcilié les contraires dans sa
merveilleuse invention : V Enchantement du Vendredi-Saint. Parsifal cherche
en vain le linceul d'ombre qui devrait noircir l'horizon ; le vieux
Gurnemanz lui apprend le céleste charme, la rosée féconde de nos pleurs
qui fait refleurir la nature et l'espérance. La création ne peut voir
l'Homme-Dieu cloué sur la croix des esclaves, elle ne peut entendre son
dernier soupir d'immense amour; mais une divination l'agite, et le
soleil, qui vous semble en ce jour une représaille des idoles antiques,
n'est que le sourire d'une action de grâces.
Le poète païen. — Illusion sublime que notre Victor Hugo eût
applaudie! Je vois, confrère, que vous ne partagez point l'avis de
M. Hugues Rebell : le christianisme de Wagner n'est qu'un décor1. Et,
pourtant, l'éternelle et redoutable antinomie que nous offre la beauté du
monde, je la découvre au cœur même de Richard Wagner. Comment,
par exemple, le philosophe-poète, le poète-musicien a-t-il pu si sponta-
nément écrire l'ardent nirvana de Tristan et Yseult, dédié à l'athée
Feuerbach, à égale distance de Lohengrin et de Parsifal, ces archanges de
l'Art?... Et l'on sait avec quelle furia de sincérité farouche, Y artiste
Wagner composa ce gigantesque nocturne. Qui nous révélera tout le
secret intérieur du philtre* ? A Zurich, en i85c), en l'amertume banale de
l'exil, Richard Wagner achève le duo colossal de cette tragédie classique
à l'étrange métaphysique amoureuse, sa Bérénice à lui, profonde aspiration
vers la Nuit inconsciente dans le Jour maudit. Œuvre unique, où la
fièvre espère le non-être, œuvre d'âme et de pensée qui chante l'ivresse
du nirvana en définissant la réalité des amours humaines, œuvre
légendaire et naturaliste, schopenhauerienne, amère et vibrante, frénétique
et morne, comme darwinienne, où , murmurent le passé, le songe, la
passion, la vie sinistre, le surnaturel essor, le nord charmeur, et
1 A propos du Cas Wagner de Nietzsche (Ermitage, janvier 1893, page 68).
2 Cf. les travaux de Mr H. St. Chamberlain ; consulter l'intéressant volume de Georges
Servières : Richard Wagner jugé en France, 1886.
220 L'ARTISTE
l'incantation nocturne et la glauque mer, — mais qui, dans la largeur de
sa robuste humanité, reflète non moins éloquemment la « crise philoso-
phique » de ce siècle, lyrique adorateur des forces fatales :
Comme un Dieu fatigué qui déserte l'autel,
Rentre et résorbe-toi dans l'inerte matière...
La pâle et lointaine Yseult trahit Wagner pensif en célébrant, oh ! si
mélodieusement, la volupté de mourir. L'âme de l'exilé qui interrompit,
pour Tristan, les Niebelungen, fit à peu près cet aveu : « Croyez-moi, il
n'y a point de félicité supérieure à cette spontanéité de l'artiste dans la
création, et je l'ai connue, cette spontanéité, en composant mon Tristan.
Peut-être la devais-je à la force acquise dans la période de réflexion qui
avait précédé... » Ainsi parle le musicien; et le philosophe ajoute: « En
écrivant Tristan, je me plongeai avec confiance dans les profondeurs de
l'âme, et, de ce centre intérieur du monde, je vis s'épanouir sa forme
extérieure...» — De là, cette pâleur extasiée d'Yseult! Le 10 juin 1 865,
à Munich, grâce à Louis II (soyons pédants), Tristan et Yseult enfin
passa, mais le parti ultramontain voyait d'un fort mauvais œil le nirvana
bouddhique et la dédicace à Feuerbach. L'opinion courante était alors
que « les théories athées de M. Wagner scandalisaient le catholicisme ».
Et, comment donc, intellectuel mystère, énigme sœur du printemps
viride, c'était l'auteur de Lohengrin que l'on désignait ainsi ?... Je ne sais
ce que l'analyse britannique du très regretté M. H. Taine aurait pensé
d'un pareil problème. Mais le cas est unique. En 1 865, qui aurait prévu
le Parsifal de la vieillesse en prière ? On me répond que notre Zola fit le
Rêve, mais cette contre-épreuve ne me satisfait qu'à moitié. Trois ans
après le séraphique Lohengrin, Wagner esquissait à Londres, dans la
Walkùre, le vernal enivrement des libres amours. Et voici deux œuvres
d'une même architecture extérieure, frontons sonores au péristyle des
légendes si diversement mystiques : le Prélude de Lohengrin, et le Prélude
de Tristan et Yseult, l'un faisant redescendre à travers une triomphale
blancheur le beau Graal d'émeraude où saigna la pourpre divine, l'autre
exaltant sous la tristesse du ciel vide l'envol fugitif vers la cime
inaccessible. Mystère ! L'âme d'un maître est un univers qui a ses
secrets comme l'autre. Aujourd'hui, Bayreuth est une cathédrale; le
christianisme esthétique de l'ami de Feuerbach opère des conversions,
presque des miracles. Wagner est un magistral enchanteur : qu'il
transfigure la folie de la croix ou l'ivresse des êtres, le parfum de son
œuvre est inoubliable. Et tout se concilie, ou tout change. (De même, il
y a quelques années, au temps des romans, qui pouvait prédire que les
Béatitudes du noble intransigeant César Franck obtiendraient les bravos
des jeunes?) Wagner, comme Goethe, est un génie compréhensif qui
meurt au chevet d'une pensée chrétienne : de la lumière, de la lumière!
et le Graal resplendit, miséricordieux. Donc, aux clartés premières de mars
comme aux mourantes lueurs d'octobre, je m'efforce de croire à V Unité :
LE MOIS MUSICAL 221
Le Mystère au chant pur est le maître des choses :
Cette incantation, voix étrange de l'Art,
Dont tressaillaient tes nerfs exquis, divin Mozart,
Sourd du silence ému des baisers ou des roses.
Un orchestre invisible, émané du brouillard,
Murmure éloquemment dans les soirs grandioses
La volupté de l'ombre et des paupières closes :
Amoureuse et prêtresse ont le même regard.
Du sanctuaire obscur, des bois ou de l'alcôve
Un chaste enivrement chante vers la nuit mauve :
Le coeur adore un dieu vivant dans l'être cher ;
Et, pâle sœur de la prière vertueuse,
L'étreinfe épanouit au gouffre de la chair
L'angélique parfum d'une âme affectueuse.
Le poète mystique. — Ah ! monsieur, combien je souhaiterais que le
louable dessein de votre hégélianisme frivole vînt assouvir la faim de
mes doutes! Votre dilettantisme est contagieux: pourtant, malgré le
frisson des renouveaux, il siérait de se « démétaphoriser », comme disait
Don Japhet, et d'aborder le sphynx sans voiles. Chair, Esprit, duel
éternel, que le christianisme n'a point aboli, conflit terrible que l'art d'un
Wagner sait embellir sans l'expliquer, et qui revit palpitant dans l'âme
d' Athanaël, le cénobite amoureux fou de Thaïs.
Viviane. — Ce vendredi soir, la première : tous nos meilleurs vœux
l'accompagnent ! Ariel, je vous prierai de m'analyser la partition '.
Ariel. — Madame, la prière d'une fée est un ordre.
Le poète mystique. — Thaïs, ou la vengeance de Vénus : si la mode
des sous-titres n'avait pas rejoint les vieilles lunes, celui-là résumerait
peut-être sans trahison l'ondoyante et subtile philosophie de l'artiste
littéraire. Le livre, de contours si purs, est parmi les plus poignants. Il
fait penser. C'est une des rares œuvres d'art de notre barbarie pédante.
Le sourire imposant d'Isis y brille sous son voile d'ironie. Or, voici déjà
les pâles nuances de la triste améthyste qui lentement surmontent les
derniers reflets des derniers rayons : et jamais je n'ai plus vivement revécu
le raffinement pittoresque, la mélancolie sensuelle, la pieuse dépravation
de l'époque alexandrine, double comme le cœur humain, que par ces
soirées commençantes de semaine sainte, vaguement fraîches et nuageuses,
où nos élégances « se ruent aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes », le
front penché vers la terre, dans l'oubli du ciel. Alors, je redeviens
Athanaël quittant le saint désert de la Thébaïde pour Alexandrie, la
merveille célébrée dans les romans d'amour, Athanaël loyal qui rêve
1 Thaïs, comédie lyrique en 3 actes et 7 tableaux, de MM. Louis Gallet et J. Massenet,
d'après le roman d'Anatole France. La première est du vendredi 16 mars 1894 ; interprètes :
MM. Delmas et Alvarès, Mlles Sibyl Sanderson, Héglon, Marcy, Beauvais ; Mlle Mauri. —
La partition chez Heugel.
222 L'ARTISTE
l'impossible : la conversion de Thaïs, hanté par le souvenir de la déesse
impudique aux yeux de violettes, de la beauté blonde qu'il admirait
autrefois gamine vicieuse et pauvre, aujourd'hui reine. Le voici dans la
ville-lumière, parmi les séductions des paroles mièvres et des tuniques
mauves, en plein théâtre, apercevant de très loin l'exquise passante
imperceptible, « le petit grain de riz » cause des larmes et des ruines.
Athanaël aborde Thaïs : mais qui résisterait à la brise de suave éloquence
émanée des rives du Jourdain ? La prêtresse de Vénus ricane d'abord, et
puis sanglote, et, brûlant son palais, s'achemine vers le cloître. Dieu a
parlé. Mais, nouveau saint Antoine, ta tentation commence! « Thaïs
va mourir ! » murmurent des voix : éperdu, l'apôtre court dans l'ombre,
l'amant se révolte, l'orgueilleux succombe, et maintenant, dans l'intervalle
des ultimes prières extasiées de la sainte qui est son œuvre, c'est
l'anachorète qui bégaye audacieusement les syllabes fébriles du terrestre
amour. « Un vampire ! un vampire ! » s'écrie la candeur épouvantée des
Filles Blanches ; « Pitié ! » soupire un des soprani du ciel. Qui veut faire
l'ange fait la bête : conclurait le bon sens gaulois d'un solitaire qui,
respectueux de la nature, déchiffra d'abord la passion, la science et le
monde. Oui, mais toujours l'énigme : pourquoi le mal ? pourquoi la
fange ? pourquoi le palimpseste immortel ? L'univers ne serait-il pas
l'ouvrage de deux artistes jaloux, de deux rivaux,
L'un sculptant l'idéal et l'autre le réel ?
Deviendrais-je manichéen ? Ariel, rejouez-moi le Charme du Vendredi-
Sainl !
Puck. — Rassurez-vous, cher maître: le bon Dieu n'aura pas eu le
courage de damner votre aller ego. L'enfer n'est point réservé à l'amour
même coupable. « L'amour est une vertu rare » : Erôs maudit ses icono-
clastes ; mais le Bon Pasteur pardonne à ses infidèles. Aimer Thaïs la
courtisane et la sainte, c'est adorer la beauté, c'est obéir à la loi, c'est
sacrifier à la vie ; et ne sommes-nous pas les roseaux pensants du
printemps immense ? Est-ce nous qui créons le drame et choisissons le
décor ? Et, pour l'artiste, l'essentiel est avant tout d'écrire de la bonne
musique.
Morgane. — Vous l'avez dit.
Le poète païen. — Rarement ascétiques , les anciens divinisaient la
volupté ; et la flore orchestrale de J. Massenet est experte en savantes
caresses. Le portraitiste de Manon sait l'éternel féminin. Mais vous
rappelez-vous l'époque préhistorique où tel défunt procureur accusait
Flaubert de « couleur lascive » pour avoir mêlé l'extase fervente aux
langueurs des souvenirs profanes1 ?
Le poète mystioue. — Priez pour l'an 1 894, Sainte Thaïs ! L'art est le
miroir de la vie : la chair nous circonvient et Satan nous angoisse.
'Procès de Madame Bovary, 1857.
LE MOIS MUSICAL
223
Queen Mab. — Doctor mysticus, pour pacifier définitivement des
scrupules qui vous honorent, je vous conseillerai un voyage idéal à
Nuremberg, en la compagnie des braves Maîtres-Chanteurs '. Le printemps
là encore, épandu comme la fuite du ruisseau qui chante, épanché dans
un merveilleux orchestre touffu comme la forêt verte, délicat comme l'air
bleu, robuste comme le grand soleil, sonore et frais, toujours grand; le
panthéisme éblouissant du mélodieux Avril, qui, dès l'ardente et
scholastique Ouverture, bruit, se glisse, serpente, s'anime, rêve, badine,
s'enlace à la rigidité hautaine du contre-point traditionnel, à la
germanique lourdeur des vieux magisters.
Morgane. — N'est-ce pas cette luxuriante Ouverture (que d'aucuns
trouvent massive), qui s'appelait au bon temps jadis de Pasdeloup « la
lutte des classiques et des romantiques » ?
Queen Mab. — C'est elle-même ! Résumé de la comédie héroïque,
miroir de la moycn-âgeuse Allemagne, sombre et jeune, aux architectures
profondes, elle débute maesloso par le thème imposant des Maîtres de la
Guilde.
Viviane. — ■ Et puis ce délicieux thème du premier Choral, à la Saint-
Jean d'été, qui soupire la grâce du précurseur, avant le rhythme solennel
des Bannières qui accompagnera le défilé pesant de la Communauté, le
matin du concours, au bord de la Pegnitz, parmi les rondes des
apprentis valseurs, dans la joie de la lumière! La conclusion de ï Ouver-
ture, conclusion de l'œuvre, du Wagner épique, raconte la gloire du
dramaturge musicien, du créateur d'un art nouveau que nos illusions
musicales stigmatisèrent longtemps comme un harmoniste sans idées,
antechrist du vacarme. N'est-ce point J.-B. Rousseau qui nommait déjà
son compatriote et contemporain Rameau « distillateur d'accords
baroques » ? Inintelligence rétrospective, aussi arriérée que les sifflets du
Cirque d'Hiver, royaume du chauvinisme. L'histoire est lente, comme la
justice. Aujourd'hui, ce sont nos amours musicales d'il y a vingt-cinq ans
qui nous paraissent plates, bourgeoises, artificielles, impossibles, aussi
« romance » que les lorettes de Gavarni ; c'est le passé qui a tort, auprès
de la grandiloquence de ce langage nouveau, souple et large, et si
mélodique, oui, mélodique, mais autrement. Aujourd'hui, féru de
musique sérieuse, le bon public parisien vient littéralement s'écraser à la
Salle d'Harcourt, même le samedi, aux soirs pittoresques de répétition
générale, pour applaudir de verve, un peu à tort et à travers, et même
pendant l'évolution du discours sonore, hélas! — pour applaudir
l'audace du chef d'orchestre, et la grandeur de l'œuvre, et la vaillance
improvisée du résultat, malgré des incertitudes de mouvements et de
nuances. Perpétuel devenir ! La foule routinière, tels les bons Maîtres,
s'est enfin laissé conquérir par le Walther novateur qui, dédaigneux des
1 Concerts d'Harcourt, mars 1 894 : fragments des 3 actes ; bravos pour les ensembles,
M. Gibert et MIlu El. Blanc. — La première eut lieu à Munich, le dimanche 21 juin 1868.
224 L'ARTISTE
« lois de la tablature », marie le poème à la note, l'idée au chant, la
strophe au rhythme, glorifiant l'avril et la jeunesse devant l'assemblée
pédante, dans l'église de Sainte-Catherine; et, maintenant, subjuguée par
le génie qu'elle conspuait d'abord, hypnotisée par cette forme nouvelle,
si ample et si douce, et qui plane, telle notre enchanteresse lumière, la
foule «croit revivre ce qu'il a chanté». En sa variété complexe, cette
forme est si homogène qu'à travers les trois actes des Maîtres-Chanteurs ,
un fanatique n'a vu qu'un seul thème, infiniment diapré. Walther a
conquis les Maîtres, Wagner a conquis les Français. Ce qui nous manque
aujourd'hui, peut-être, c'est le bon sens du poète cordonnier Hans Sachs
qui, d'abord, en découvrant le suave lyrisme du Chant de présentation et
du Chant d'épreuve, a deviné l'aurore de l'inspiration personnelle, mais qui,
après la victoire de Walther, rappelle à l'avenir ce que tout créateur doit
fatalement à l'obscure et populaire germination du passé : « Honneur aux
Maîtres d'art ! » Sous le parfum des étoiles d'été, l'homme simple ranime
en sa mémoire le flot mélodique qu'il aime sans pouvoir le comprendre
encore, qu'il entend sans pouvoir l'étreindre, le babil d'oiseau, terreur
des vieillards, qui semble réfractaire à toute mesure : Hans Sachs éprouve
ici la loyale indécision de nos premiers wagnériens français. Mais comme
la tradition clame puissamment transformée dans le Prélude du III' acte,
tristesse et gloire, présage voilé du Choral majestueux qui salue le
« Rossignol de Wittemberg » et son poète, Hans Sachs, parrain de
Walther et patron de la Réforme ! comme elle se fait caressante au
Quintette du Baptême, voluptueuse candeur des âmes amies qui fêtent
« l'Explication du doux rêve matinal», le Chant d'amour et d'avenir, le
Preislied enthousiaste par lequel Walther victorieux obtiendra la main
d'Evchen ! L'Art s'unit à la Nature, la liberté à la tradition (car la jeune
Eva est la fille du maître-orfèvre Veit Pogner). Et en me délectant de ces
rhythmes impétueux, de ces timbres suaves, je comprends pourquoi
Catulle Mendès poète fut un des apôtres de Richard Wagner.
Ariel. — Jeunesse et printemps, synonymes, s'éveillent dans la
strophe de Walther célébrant la femme au double profil sublime, l'inspi-
ratrice et l'amante, l'Eve et la Muse, Parnasse et Paradis. Le Preislied me
fait trouver la nuit bleue plus pure ; je retourne du concert au réel, avec
une belle âme chantante, et qui se croit plus impondérable.
Puck. — Bonne école, mon très cher ! Mais n'admirez-vous pas
l'ironie de cette remarque : que l'œuvre destinée à consacrer l'art de
l'avenir marque un retour à la forme régulière du chœur et du quintette,
des ensembles et de l'air ? Qu'en dites-vous, wagnériens ? Walther
déclame des morceaux, tel Siegmund1.
Viviane. — Oui, mais beaucoup plus libres que les chants de Maîtres
et les cavatines d'opéra. Au fond, c'est toujours bien la grande forme
unitaire, le fleuve polyphonique déroulé sous les voix. Et le sujet même,
1 Le lied du Printemps de la Walkûre (acte I, 3 ).
LE MOIS MUSICAL
22D
— un concours de chant, — réclamait ces prétendues concessions. Vous
saisirez mieux ces détails, en suivant la version originale et neuve du
traducteur, si scrupuleusement moulée sur la période musicale et poétique,
sur la vers-mélodie de Richard Wagner. La nature est une musique
muette : qui sentira l'Avril aimera Walther.
Ariel. — Puisque le printemps nous préoccupe, je voudrais taquiner
respectueusement Viviane sur sa passion pour un certain' Larghetto ' !
Comme l'orchestre Lamoureux en a bien dit naguère la morbidesse
fluide et la délectation morose ! ô ce demi-mot des bois dans l'envelop-
pement du quatuor ! et cette caresse des violoncelles, ces pizzicati
fumeux ! Voici la saison charmante où Yseult-Materna expirait mélodieu-
sement dans notre Cirque ensoleillé. En s'anéantissant dans la grâce
douloureuse de Schumann, du printemps vécu par Schumann, c'est une
joie que d'oublier tout ce qui n'est pas elle, de ne plus apercevoir les
fausses pâmoisons des pseudo-dilettantes, de surprendre des impressions
sœurs en des physionomies naïves, de reposer ses yeux sur l'orchestre
captif d'un geste magistral, sur cette gamme sévère d'habits noirs que
féminisent discrètement les silhouettes noires des deux harpistes. Quel
meilleur commentaire d'un bel accord que le lait éblouissant de la nuque
sous l'ondulation des cheveux pâles ? Et les doigts fuselés, la main
douillette sur les cordes aériennes, les notes limpides, le velours mat et
la harpe blonde, avec, furtivement, le reflet dur d'un petit pied verni sur
les pédales : si j'étais peintre, je fixerais ce moment dans l'or.
Le poète mystique. — Paulo majora canamus : l'ombre descend, le
ciel se couvre. « Contemplez la terre et le ciel », vous glisserait un sage2;
« partout, torride ou glacée, la nature ne vous montrera rien que
l'amour et que la mort. C'est pour cela qu'elle sourit aux hommes et
que son sourire est parfois si triste. » Votre Schumann avait ce pressen-
timent : car, en artiste, il admirait le Requiem d'Hector Berlioz, le drame
d'outre-tombe que l'âme délicate doit sentir plus intimement quand tout
aime et que tout chante. Après l'avril de 1868, le « De profanais » de
1837. Deux âmes, deux époques, deux races. Pour assister dignement
au « Dernier Jour du Monde », l'auditeur moderne doit se refaire une
sensibilité berliozienne, orageuse, amère, intense, éprise « d'horrible
grandeur », de cataclysme et d'inconnu. Schopenhauer définit avec
précision la musique l'art suprême, parce qu'elle exprime la vie dans ses
apparences multiformes et ses significations profondes : il fallait un poète
pour écrire ce pieux Sanctus à peine murmuré, après le rêve colossal du
réveil des morts. Gilbert et Michel-Ange n'ont pas entendu la pompeuse"
épouvante des surnaturelles fanfares, le Tuba mirum aux quatre orchestres
de cuivres, à l'effondrement universel de huit paires de timbales éper-
dument blousées sous les cris du chœur, au large et lent crescendo sonore
1 De la ITC Symphonie, en si bémol (1841 ), dite du « printemps », en Allemagne.
* Anatole France, Vie littéraire, I, page 363, fin ; (Le Temps, décembre 1887).
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII
i5
226 V ARTISTE
de terrifiante lumière après les demi-teintes oppressées du Dies ira. C'est
une fresque unique. En la restituant, Colonne a ranimé les belles fièvres
romantiques de notre adolescence. Dans le si douloureux Lacrymosa, par
exemple, certaines figures musicales ont paru vieillies, factices, décoratives,
qui l'eût dit ? presque italiennes ! Mais relisez le Victor Hugo des Chants
du Crépuscule et condamnez Berlioz. « Sortons du temps et du chan-
gement, et aspirons à l'éternité » : ainsi parle la hauteur d'un tel effort.
Puck. — Pourtant, monsieur, l'Ouvreuse ne se montre-t-elle pas plus
artiste en préférant à ce Tuba mirum de fresque vaticane la beauté sobre
d'un Mozart et les trois trombones qui soulignent tragiques l'entrée du
Commandeur ?.
Le poète mystique. — Berlioz était un peintre, un voyant, un tempé-
rament sans aïeux : à sa vision d'apocalypse, il fallait une réalisation sans
égale. A Pathmos, je veux dire au casino de Bade, en 1862, frère d'Ham-
let, précurseur d'Athanaël, il « montait » le Requiem, en grommelant,
sarcastique : « Oui, faisons-les rire », ces jeunes beautés, ces femmes
hardies, ces millionnaires satisfaits, faisons-les rire « en leur chantant le
redoutable poème d'un poète inconnu dont le barbare latin rimé du moyen-
âge semble donner à ses menaces un accent plus effrayant1». Berlioz
novateur a peint « le tableau musical du jugement dernier, qui restera
comme quelque chose de grand dans notre art » : mais, en la pénombre,
quelles trouvailles de génie, la psalmodie craintive du Kyrie, l'angélique
solo du ténor, les sonorités de YHostias et preces ou du Sanctus, ces timbres
de flûtes superposées aux trombones, ces gammes sourdes des timbales,
ces coups de cymbales estompés, pianissimo, qui dramatiseront la panto-
mime à'Andromaque, au IIe acte de la Prise de Troie, où Berlioz transfi-
gure Spontini, contemporain du père Ingres. La mort dans la musique
inspira tout différemment le concentré Schumann - , le théâtral Verdi,
l'austère Cherubini, le séraphique Mozart, et Saint-Saëns, et Brahms, si
sobrement funèbre ! Bientôt le Conservatoire nous révélera la divination
chrétienne de Gounod expirant, comme son Mozart, en chantant la mort.
Le poète païen. — Sous le règne des anciens dieux du marbre calme,
Gluck et les tragiques avaient purement mais énergiquement exprimé
l'énigme glaciale du trépas. Invoqué par Alceste, le Styx est terrible. L'ac-
tualité dure vingt ans, m'a dit un maître : mais le génie la prolonge à
travers le néant des heures. Je ne sais ce que le « climat nouveau » 3
nous promet intellectuellement; mais il est hygiénique d'oublier dans la
société du Beau les faits divers. Mmc Pauline Savari abuse du laudanum,
1 A travers chants, page 287; cf. Lettres intimes, années l832 et i83-; Mémoires, I,
46 et 47.
* Requiem (op. 148), i853 : exécuté par YF.ulerpe, le mardi 27 février 1894; ire audi-
tion intégrale à Paris.
• Expression de Maurice Barrés pour caractériser le mouvement contemporain (le
Journal du 16 mars 1894).
LE MOIS MUSICAL
227
et, loin de parler d'AlcesIe, le reporter annonce un suicide. Et n'est-ce pas
un signe redoutable, l'anarchie morale qui fait le même accueil carnava-
lesque à M. Brunetière et à Phryné ? Dégénérescence ! L'interview nous
détériore : j'ose lui préférer la véhémence lyrique de Hulda, la sereine
intransigeance du bon père Franck1. Confrère, je vous approuve : dans
la forme ou dans l'âme, dans l'art ou dans la vie, selon nos tendances et
nos origines, guettons l'éternel.
Le poète mystique. — Moi, j'excuse votre sensualisme, car vous êtes
un païen mystique.
Morgane. — Puck, dressez l'oreille! Ces messieurs me paraissent sin-«
cères, car ils finissent par où Vadius et Trissotin commencent ! . . .
Le poète païen. — Merci du rapprochement, mademoiselle ! Mais les
roses de votre prudhonien sourire me désarment. Admirer, c'est pardon-
ner. Soyons « sages avec sobriété », mon cher mystique. Oui, voici
bientôt la semaine vernale et pieuse
Où Leuconoé goûte éperdument les charmes
D'adorer un enfant et de pleurer un dieu 2 ;
et ces premiers transports des premières chrétiennes, je les pressens déjà,
je les évoque dans les plaintes harmonieuses d'Alexandrie et de Byblos,
dans les oraisons féminines de deuil et d'allégresse qui, longtemps, sous
le ciel oriental, saluèrent la mort ou la résurrection d'Adonis, le bel
éphèbe étincelant, frère du soleil, dont le sang colore et le ciel et les fleurs.
Réconcilions-nous en l'affection du Beau qui épure : et, puisque le rare
exemple d'un critique intelligent rapproche Faîtière douleur à'Antigone de
la poignante humanité de la Walkyrie J, identifions la Grèce à la
vivante lumière-:
Blanc poète d'Athène au cothurne d'or pur !
Dans le bois d'oliviers que l'Ilissos arrose,
La Muse des beaux sons posa sa bouche rose
Sur ton front lumineux, plein du drame futur :
C'est ce baiser divin, plus riant qu'un fruit mûr
(Qu'a reçu Phidias au temple de Pandrose),
Qui fit de ton génie égal, jamais morose,
Un matin de printemps attique aux plis d'azur.
Sous l'ombrage odorant des platanes, des cèdres,
A quinze ans, au milieu des Lysis et des Phèdres,
Tu semblais un Ërôs descendu dans un chœur ;
1 Première, à Monte-Carlo, le 4 mars 1894 : Raoul Gunzbourg directeur, Léon Jehin
chef d'orchestre. Un succès posthume.
2 Vers d'Anatole France. — L'antithèse des deux religions sert de base à V oratorio de
Paladilhe, les Saintes-Mariés ; à Fidès, drame mimé en 1 acte de MM. Roger-Miles, Rossi
et Street, où excelle la Laus.
3 Antigone et la Walkyrie, par Alfred Ernst (Revue de Paris, n° III).
228 V ARTISTE
Et vieillard, comme un Zeus d'ivoire sur un socle
Qui meut l'immensité de son sourcil vainqueur,
Sublime, tu créais des hommes, ô Sophocle !
Viviane. — Votre thé refroidit, mon cher poète.
Pour transcription conforme :
RAYMOND BOUYER.
ILS DORMENT...
Ils dorment. — Autour d'eux le printemps peut fleurir,
Et les oiseaux chanter, et l'aurore renaître,
Et tout ce qui n'est plus peut recommencer d'être,
Et tout ce qui vivait achever de mourir.
Inconscients des jours, des mois et des semaines,
A tout jamais guéris des tendresses humaines,
Indifférents et forts dans leurs cercueils fermés,
Délivrés de leur âme à jamais solitaire,
Pour des siècles sans fin, ils dorment dans la terre,
N'aimant plus même ceux dont ils restent aimés.
Pourquoi pleurer sur eux? Leur part est la meilleure.
Que peut leur importer l'heure qui suivra l'heure ?
Leur cœur est à l'abri du rêve aventureux.
S'ils n'ont plus nos espoirs, ils n'ont plus nos alarmes ;
Ils n'ont pas les baisers, mais ils n'ont pas les larmes ;
Les soucis sont pour nous, le repos est pour eux.
Dans l'absolu néant qui les berce sans trêve,
Ils dorment leur sommeil sans réveil et sans rêve,
Eux seuls sont sans désir, sans crainte et sans remords,
Nul chagrin ne leur pèse. — Ils sont heureux, les morts.
FERNAND FOUQ.UET.
. i i . . . i i , ,'i , i , . . il, .T. , ,
À 1 A A A A A A A A A A A
V
MANUEL DE L'AMATEUR DE LIVRES
DU XIX' SIÈCLE
Par Georges Vicaire. — Préface de Maurice Tourneux
>oici un livre de haute et savoureuse érudition, présenté par
un érudit éminent. Ce premier fascicule est déjà, à lui seul,
tout un volume, autant par le chiffre de ses pages que par
la masse énorme de renseignements qu'il renferme. L'ou-
vrage complet ne démentira donc pas son titre. Le Manuel
de l'Amateur de livres sera réellement le Brunet du xixe siècle.
Tout le monde n'a pas le droit de critique sur un pareil livre : de
notre part, il y aurait là quelque présomption. Nous laisserons donc à
d'autres le souci d'y chercher, peut-être sans les rencontrer, les imper-
fections inévitables dans toute œuvre bibliographique. Et puis, que dire
de nouveau après la spirituelle et savante préface de Maurice Tourneux ?
Aussi n'est-il guère permis à un profane que de philosopher un peu sur
ce Manuel et d'en chercher la signification.
En réalité , ce livre est le bilan littéraire de notre siècle ; c'est le
choix préalable dans l'amas colossal de la production moderne. Dans
ce premier choix, la postérité fera le sien et, si l'on juge du présent par
le passé, il y aura bien de l'imprévu dans cette sélection définitive. Ne
nous faisons pas d'illusions : nos petits-fils auront pour nos préférences
le parfait dédain que nous professons pour les opinions de nos aïeux. Tous
nos jugements seront revisés lestement, sans que nous puissions prévoir
dans quel sens. La critique contemporaine serriblera nulle et non avenue,
ou on ne la citera que pour la railler. Cependant il y a beaucoup à parier
qu'elle n'exhumera pas de noms inconnus à Georges Vicaire. Son Manuel
contient non seulement tout le bon de notre littérature, mais encore tout
le valable.
Ce choix futur ne se fera pas sans de grands sacrifices, car la produc-
tion, chez les écrivains de notre siècle, a été d'une incroyable intensité.
Ils ne sont pas rares ceux dont les œuvres occupent, sur les rayons d'une
bibliothèque, autant de place que Voltaire, et la postérité n'aime pas les
longs ouvrages. Elle ne retient que le livre essentiel, ou typique ou
parfait : elle veut un homme et un volume.
MANUEL DE L'AMATEUR DE LIVRES
23 i
Les hommes du xixe siècle, on les voit bien, à peu près : Lamartine,
Victor Hugo, de Vigny, Stendhal, Balzac, Musset, Théophile Gautier,
etc. ; mais le livre de chacun d'eux, quel sera-t-il ?
Le Manuel de Georges Vicaire ne le prévoit pas, car il ne juge pas : il
constate. Il n'émet pas d'opinions ; il accepte celles qu'il trouve. Cependant
il y a, à la fin de chaque article et entre parenthèses, quelque chose qui
ressemble déjà à un jugement. C'est le prix de chaque ouvrage, tel qu'il
s'est établi par les ventes où il a passé. Il y a de très lointains rapports,
il est vrai, entre la valeur vénale d'un livre et son mérite littéraire ; il y
a même parfois contradiction. Cependant, en général, on ne paie jamais
très cher un recueil de sottises ; on ne recherche pas avec passion les
éditions originales d'une élucubration inepte. Il y a donc là, sinon un
jugement littéraire, du moins l'opinion actuelle des amateurs sur les
maîtres contemporains. Remarque curieuse, cette estime se renferme
dans des proportions modestes.
Mais le chapitre qui ne sera pas le moins intéressant, plus tard, sera
le chapitre des découvertes, le chapitre des inconnus ou plutôt des
méconnus. On en trouvera tous les éléments dans le catalogue Vicaire.
Dans aucun siècle, la situation n'a paru meilleure pour les écrivains.
Jamais l'information, la curiosité toujours éveillée, les enquêtes, les inter-
views, tout l'arsenal du journalisme quotidien et de la critique n'ont paru
plus propices à l'éclosion et à la divulgation du talent. Et jamais, pourtant,
la médiocrité débordante n'a autant submergé les hommes de valeur. Il
n'y a guère de méconnus dans les siècles passés, sous l'oppression monar-
chique : sous la tyrannie implacable de la liberté, les hommes de talent
sont réduits au silence, écrasés, anéantis. La littérature contemporaine
aura probablement la même destinée que la peinture romantique. Nos
musées, nos collections sont formés de refusés des anciens Salons ; les
bibliothèques futures ne contiendront peut-être que les dédaignés d'au-
jourd'hui.
Georges Vicaire a généreusement accueilli tous ces irréguliers, ces
auteurs candides qui, écrivant seulement lorsqu'ils avaient quelque chose
à dire, par cela même ne furent jamais des professionnels. C'est parmi
eux, probablement, que nos descendants iront chercher leur homme et
leur livre. Ce ne sera pas un petit honneur pour le Manuel de Georges
Vicaire que de les avoir mentionnés.
G. S.
CHRONIQUE
ézenas, on le sait, va élever un monument à Molière.
Le comité constitué dans ce but a voulu choisir, pour
ouvrir une souscription nationale, destinée à en couvrir
les frais, la date du i b janvier, anniversaire du grand
comique. Le président du comité, M. Montagne, maire de Pézenas, et le
secrétaire, M. Alliés, adressent, en ces termes, un appel chaleureux à
tous ceux qui ont le culte du Maître :
« La ville de Pézenas veut élever un monument à Molière. Elle n'a
pas eu l'honneur d'être son berceau. Elle n'a pas le regret d'avoir vu
discuter sa tombe. Sa prétention, infiniment plus modeste, est celle
d'avoir été l'étape heureuse qui, dans l'odyssée de son errante et parfois
douloureuse jeunesse, marqua le tournant du chemin, le lever d'un soleil
plus doux qui devait finir en apothéose.
« Siège fréquent de la tenue des Etats-Généraux du Languedoc, la ville
de Pézenas peut affirmer, avec des documents d'archives, trois et même
quatre séjours successifs de Molière et de sa troupe. Il y connut la douceur
des premiers succès, des bravos nourris, des mains tendues, de la bienvenue
riant dans tous les yeux. Daniel de Cosnac et l'abbé de Voisin nous ont
conté l'arrivée à la grange des Prés, l'intimité qui s'établit entre Molière
et Armand de Bourbon, prince de Conti. Ce qu'il faudrait, c'est la plume
de Gautier, pour décrire, en ce château séculaire des Montmorency, la
vie juxtaposée de Poquelin, de Béjart, de M"" du Parc et de Brie, et du
poète Sarazin, de cette A. R. de vingt ans, de Mrae de Calvimont, la
favorite. D'ailleurs le populaire ne témoignait pas moins d'affection, en ce
coin ensoleillé du midi, à Molière, ce dieu exilé. La foule devinait et
célébrait en lui le maître du rire gaulois, sain, franc et loyal.
« Le Poète parti, elle voua un culte à sa mémoire. Toute un légende
germa ses fleurs, enveloppa le souvenir de cet hôte illustre et regretté.
Le mouvement actuel est le fruit de cette légende.
CHRONIQUE 233
« Après deux siècles et demi, Molière va revivre dans le marbre, au
milieu de cette petite cité languedocienne qui a conservé le cadre de
pierre familier à ses yeux, avec ses logis de la Renaissance, l'hôtel de
M. d'Alfonce, baron de Clairac et d'Entraigues, où se donnait la comédie,
la chapelle des Pénitents-Noirs, où les États discutaient les appointements
de la troupe, la boutique du barbier Gelly, un ancêtre provincial de Figaro.
a A ce sujet confessons nos hésitations. Le plus beau titre de Pézenas
devant l'histoire est d'avoir donné un fauteuil à Molière, alors que les
Quarante le lui refusaient. De là vient sans doute la large sympathie que
nous a donnée l'auteur du 41e fauteuil. Fallait-il donc asseoir Poquelin
dans ce siège légendaire où il écoutait, recueillait les éclats de rire nichés
dans les barbes que faisait tomber le rasoir du bonhomme Gelly ? Nous
l'aurions voulu. Mais une question de tact et de mesure nous a arrêtés.
Molière appartient à Paris, Pézenas, sous peine de rappeler la fable de
« la Grenouille et le Bœuf », doit se contenter d'un buste.
« Du moins nous avons voulu que ce buste ne languit point seul ; et
nous l'avons accompagné d'une riante figure féminine, celle-là même qui
perpétue et fixe dans l'œuvre de Molière le souvenir de Pézenas. Lucette,
bavarde et hardie comme une cigale méridionale, appétissante et jolie
comme une grappe bleue sous les pampres d'automne ; Lucette, cette
incarnation de la langue d'oc dans le théâtre moliéresque, lui offrira
une gerbe de fleurs agrestes : iris des collines, immortelles des sables de
la Peyne, menthe sauvage des bords de l'Hérault. Et de l'autre côté du
socle, la fantaisie de l'éminent statuaire auquel nous avons confié l'exécu-
tion de cette œuvre, M. Antonin Injalbert, a assis un vieux Faune, un
satyre philosophe et railleur, qui, de son stylet, semble encore noter les
réflexions satyriques du maître immortel, du père de la Comédie.
« Seulement le tout n'est pas d'avoir des droits à ériger d'une main
pieuse un monument à un grand homme, d'en fixer les lignes principales
et, grâce au talent incontestable d'un de nos premiers sculpteurs français,
être assurés de la perfection de l'œuvre d'art; il reste encore le quart
d'heure de Rabelais, ce frère aîné de Molière. Et c'est pour nous tirer
avec honneur de ce pas que nous tendons notre sébile à tous ceux qui
avec nous, — et ils sont légion, — applaudissent, lisent et relisent
Molière.
« Déjà les plus précieuses sympathies sont venues nous encourager,
nous aider. Déjà les petits-fils, les descendants légitimes du grand comi-
que, les membres de ce Théâtre-Français qui est, au même titre que
le Louvre, une des gloires de notre nation, sont venus faire le pèlerinage
de Pézenas, payer de leurs personne et, par une représentation à bénéfice,
verser une large somme qui sera la pierre angulaire du monument. A eux,
une longue reconnaissance que nous ne saurions en termes trop chaleureux
exprimer.
« Aujourd'hui, nous nous adressons aux amis inconnus, à ceux que lie
avec nous la sympathie d'une admiration commune, d'un culte semblable.
234 L'ARTISTE
D'abord tous ceux des pays de langue romane, cette langue que, par la
bouche de Lucette, nous savons que Molière apprit et parla. Puis ceux
de la France du Nord et d'au-delà même de nos frontières. Sainte-Beuve
qui reste un des plus compréhensifs analystes de Molière, déclare son
génie « un des titres du génie de l'humanité ». Notre appel ira donc aussi
loin que va et pénètre l'esprit de l'auteur du Misanthrope.
« C'est aller bien loin et convier beaucoup de gens à un monument
de province, objectera quelque critique. Nous lui répondrons : Le senti-
ment même de notre faiblesse devant la grandeur de la tâche entreprise,
nous pousse et nous décide à réclamer l'appui de tous ceux qui, ayant ri
ou pleuré à la voix de Molière, voudront participer avec nous à ce
monument commémoratif de sa jeunesse, de cette heure où, entre les
tristesses du matin et celles plus grandes du soir de sa vie, la Fortune eut
pour lui un sourire. »
Cette souscription est placée sous le haut partronage du ministre de
l'Instruction publique et des Beaux-Arts et d'un grand nombre des notabilités
littéraires et politiques. C'est M. Georges Monval, archiviste de la Comédie-
Française, qui est chargé de recueillir les fonds des souscripteurs parisiens.
L'Académie des Beaux-Arts a désigné comme jurés-adjoints pour les
jugements préparatoires des prochains concours de Rome :
Pour la peinture. — Jurés titulaires : MM. Baschet, de Curzon, Hector
Le Roux, Bramtot, Chartran, Aimé Morot, Blanc; jurés supplémentaires :
MM. Schommer, Machard, Laugéc, Cormon.
Pour la sculpture. — Jurés titulaires : MM. Fagel, Cordonnier, Hugues,
Alasseur; jurés supplémentaires : MM. Lanson, Allard.
Pour l'architecture. — Jurés titulaires : MM. Guadet, Nenot, Lisch,
Blondel ; jurés supplémentaires : MM. Thierry et Scellier de Gisors.
Pour la gravure. — Jurés titulaires : MM. Bellay, Didier; juré supplé-
mentaire : M. Sulpis.
Pour la composition musicale. — Jurés titulaires : MM. Bourgault-
Ducoudray, Benjamin Godard, Widor ; supplémentaires : MM. Théodore
Dubois, Salvayre.
Sur la proposition de la section de sculpture , l'Académie a déclaré
qu'il y avait lieu de pourvoir au remplacement de M. Cavelier, décédé.
Mais, l'Académie ayant à pourvoir auparavant au remplacement de
M. Gounod, la lecture des lettres de candidature au fauteuil de M. Cavelier
a été renvoyée au 12 mai. C'est dans la séance du 28 avril qu'il sera
statué sur la vacance du fauteuil de M. Gounod.
Le directeur des Beaux-Arts a transmis à l'Académie le désir que lui
avait exprimé le Conseil municipal de Périgueux, que l'Académie des
Beaux-Arts désignât deux de ses membres appartenant à la section
CHRONIQUE
235
d'architecture, pour faire partie du jury chargé d'examiner le concours
ouvert par cette municipalité pour la construction d'un édifice destiné à
recevoir le musée et la bibliothèque de cette ville. Pour répondre à cette
invitation, la Compagnie a nommé MM. Vaudremer et Normand.
L'auteur du Flibustier, représenté récemment à l'Opéra-Comique, le
compositeur César Cui, a été nommé membre correspondant de l'Institut,
en remplacement de M. Tchaïkowsky, décédé.
Voici les résultats du jugement rendu par l'Académie des Beaux-Arts
dans le concours Achille Leclère (architecture).
Le sujet du concours était : Une sacristie. Huit concurrents y avaient
pris part.
Le prix a été décerné à M. Adrien Rey, élève de M. Laloux. Trois
mentions honorables ont été accordées : la première, à M. Pierre Selmer-
sheim ; la deuxième, à M. Deperthes (Jules-Louis), élève de MM. Ginain
et Deperthes ; la troisième, à M. René Michelet.
Le musée du Louvre a fait l'acquisition de deux chapiteaux et d'une base
de colonne en marbre blanc, remontant au ve siècle de notre ère. Ces
objets prendront place dans les collections du département des sculptures.
Le docteur Molloy, décédé l'an dernier, a légué au Louvre le portrait
de Sophie Arnoult, beau pastel de La Tour, un portrait de religieuse par
Alexis Grimoux, une tête de Christ couronnée d'épines, de l'école
italienne, et un portrait de Hoche par David.
Le même testateur a légué au musée de Cluny divers objets intéres-
sants, notamment une terre cuite représentant le mausolée d'un serin,
attribuée à la comtesse du Barry.
Le peintre Caillebôtte, qui vient de mourir, lègue à l'Etat une fort belle
collection de tableaux des maîtres de l'école impressionniste, Degas,
Césanne, Monet, Pissarro, Renoir, Sisley, ainsi que deux beaux dessins
de J.-F. Millet. Cette collection est évaluée à une somme d'au moins
400.000 francs.
Le ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes,
sur la proposition du jury du concours ouvert pour la nomination à
l'emploi de trois places d'architectes des monuments historiques, a nommé
MM. Benouville, Nodet et Roy, architectes, attachés à la Commission
des monuments historiques.
Dans le rapport qu'il a adressé au ministre, sur ce concours, au nom
du jury, le directeur des Beaux-Arts a exposé l'ordre d'idées qui a guidé
les délibérations du jury et fixé son choix.
En consacrant chaque année un crédit important à la restauration et à l'entretien des
édifices classés parmi les monuments historiques, — dit le rapporteur, — l'Etat a pour
236 . L'ARTISTE
mission de sauver de la ruine et de transmettre à la postérité des œuvres qui constituent,
non seulement une glorieuse richesse artistique, mais encore un enseignement unique des
plus féconds.
C'est à la Commission des monuments historiques, sous votre présidence, Monsieur le
Ministre, qu'appartient la sauvegarde de ces édifices si précieux à tant de titres, ainsi que
la haute direction des travaux qu'exige leur conservation ; mais, pour en préparer l'étude
et en assurer l'exécution, cette Commission, dont la responsabilité est considérable, doit
s'adresser à des architectes qui, non seulement possèdent les qualités indispensables de
constructeur et d'artiste, mais sont des hommes ayant conscience de la grande valeur et
de la haute portée de notre architecture nationale, qui en ont observé, étudié, analysé les
manifestations, ont approfondi, en un mot, cette grande époque de l'art français qui, grâce
à la netteté de ses principes, à la science de ses systèmes de construction, à l'ingéniosité
de ses procédés comme à ses expressions esthétiques si vibrantes, occupe dans l'histoire de
l'art une place si grande et si exceptionnelle.
Aussi le jury, qui est une émanation de cette Commission, devait-il rechercher, parmi
les concurrents, ceux qui pourraient faire preuve de leurs connaissances spéciales ainsi que
de l'esprit d'observation et d'analyse que l'étude des grandes manifestations de notre
architecture nationale provoque et développe chez les esprits réfléchis et travailleurs.
Pour procéder utilement à cette recherche et à cette sélection, le jury, grâce aux
excellentes dispositions du programme, avait tous les éléments nécessaires; aussi a-t-il pu
asseoir sérieusement et consciencieusement son jugement.
Le directeur des Beaux-Arts continue en rendant compte au ministre,
par le détail, des divers points sur lesquels le jury a eu à apprécier le
mérite des candidats.
Tout d'abord, il a examiné les épreuves graphiques ainsi que les rapports et devis
descriptifs présentés à l'appui. Ces divers documents lui permettaient surtout d'apprécier
les qualités de dessinateur et de constructeur de chaque concurrent, ses connaissances sur
la structure, l'appareil et les formes de l'édifice choisi librement par lui, son savoir en
matière de restauration et de reprise en sous-oeuvre.
D'ailleurs, l'auteur de chaque projet était appelé à expliquer son travail et à éclaircir ou à
développer les points que le dessin et le rapport n'avaient pu faire ressortir complètement.
Indépendamment de cette épreuve d'importance capitale, chaque concurrent avait à
répondre sur les questions prévues au programme, à celles surtout qui n'avaient pas été,
dans le projet même, l'objet d'une étude spéciale ou d'un développement suffisant.
Ces questions portaient sur les divers modes de construction du XIe au XVIe siècle, sur
les dispositions générales et sur les détails, les formes, les profils des diverses époques,
puis sur les procédés économiques et raisonnes des reprises en sous-oeuvre qui jouent un
si grand rôle dans les travaux de restauration, sur la comptabilité et l'organisation des
chantiers.
Enfin, cet examen oral était complété par des questions relatives à l'histoire de l'art et
à l'archéologie, ayant trait particulièrement aux origines de notre art national, aux progrès
ou aux transformations successives et méthodiques qu'il affirme, à l'enchaînement logique
des diverses époques entre elles, aux caractères généraux de style.
Dans ces épreuves diverses, parmi les dix-sept candidats qui ont pris part au concours,
un petit nombre seulement a fait preuve de qualités et de connaissances inspirant dés à
présent confiance ; d'autres ont manifesté des tendances et des aptitudes qui offrent pour
l'avenir certaines garanties sérieuses ; d'autres enfin se sont montrés notoirement
insuffisants, soit par le peu de développement donné à leurs travaux, soit par leurs
réponses dans les épreuves orales.
Une considération mérite d'être retenue dans le rapport du directeur
des Beaux-Arts, laquelle peut passer pour en être la véritable conclusion :
CHRONIQUE
237
Ainsi envisagé dans son ensemble, ce concours, quoique prouvant des progrès sensibles
depuis quelques années, démontre qu'il est encore nécessaire d'élever le niveau de ces
études si importantes sur l'art français, afin de remédier au manque de méthode et
d'application raisonnées qui s'accuse.
En terminant, le rapporteur rend compte du mécanisme par lequel le
jury a établi son classement entre les candidats et a été amené à désigner
au choix du ministre les trois architectes que nous avons désignés plus
haut, classés, à l'unanimité des voix, en première ligne, suivant les termes
mêmes du rapport.
Ces candidats se sont particulièrement distingués dans ce concours par des travaux d'une
valeur exceptionnelle, des aperçus élevés en matière d'art, des déductions logiques de
constructeurs, un esprit pratique et des connaissances variées. Ils présentent au jury toutes
les garanties que la Commission est en droit d'exiger chez les architectes attachés au
service des monuments historiques ; aussi avons-nous l'honneur de vous demander de
leur conférer ce titre, qui sera la consécration de leurs efforts et de leur mérite .
C'est la première fois que la nomination des architectes des monuments
historiques est faite au concours. La décision en fut prise il y a deux ans,
conformément à une délibération de la Chambre des députés, au moment
du vote du budget des monuments historiques.
M. Joseph Blanc, artiste peintre, est désigné pour faire partie du
conseil supérieur d'enseignement de l'École nationale et spéciale des
Beaux-Arts, en remplacement de M. Yvon, décédé.
« L'expérience ayant démontré que le poste de commissaire principal
des expositions des Beaux-Arts en France et à l'étranger était inutile, ce
poste a été supprimé et, par suite, M. Roger Ballu reprend ses fonctions
d'inspecteur des Beaux-Arts. »
Telle est, sous sa forme vague et énigmatique, la note que publiaient
naguère les journaux. Le prétexte invoqué pour relever M. Roger Ballu
de ses fonctions n'a pu tromper personne. Voici, à défaut d'autres rensei-
gnements, les détails donnés à ce sujet par la République française :
Il n'y avait autrefois à la direction des Beaux-Arts qu'un chef de bureau chargé des
expositions. Le titulaire était M. Paul Delair, qui avait sous ses ordres, en qualité de
sous-chef, M. Giudicelli.
Lorsqu'une exposition s'ouvrait à l'étranger, le gouvernement nommait un commissaire
général des Beaux-Arts, pris en dehors de l'administration.
Cette fonction honorifique était généralement confiée à M. Antonin Proust. C'est ainsi
qu'on procéda pour l'exposition de Chicago.
La nomination de M. Paul Delair comme conservateur du Trocadéro et la retraite de
M. Antonin Proust déterminèrent l'administration à remplacer ces deux fonctionnaires par
un commissaire général des expositions des Beaux-Arts.
M. Roger Ballu fut alors nommé commissaire. M. Giudicelli conserva son poste, et un
attaché au bureau, M. Gabriel Astruc, fut appelé à remplir les fonctions de secrétaire de
M. Roger Ballu. C'est en cette qualité que M. Astruc accompagna à Chicago le commis-
a 38 L'ARTISTE
saire général. Il est bon d'ajouter que M. Roger Ballu occupe une grande situation, qu'il
est le possesseur d'une belle fortune et qu'il est, en outre, conseiller général de Seine-et-Oise.
On peut admettre, dans ces conditions, que ce n'est pas sans raisons sérieuses qu'il a
été révoqué.
Ces raisons, quelles sont-elles ? Nous nous sommes renseignés à la direction des Beaux-
Arts. On nous a affirmé que M. Roger Ballu s'était rendu coupable d'une indiscrétion
très grave.
Redoutant les conséquences de cette indiscrétion, le commissaire général des expositions
aurait invité M. Giudicelli à en prendre la responsabilité. Ce dernier s'y serait énergi-
quement refusé.
Quelle est cette indiscrétion ? L'administration des Beaux-Arts ne veut pas la révéler,
mais on la connaîtra bientôt cerrainement.
Ce qui semblerait confirmer les présomptions de la République française,
c'est que le ministre n'a même pas attendu , pour supprimer l'emploi
occupé par M. Roger Ballu, que les œuvres d'art de nos nationaux,
envoyées à Chicago, aient fait retour en France.
Décidément, cette malencontreuse exposition de Chicago aura été
féconde en mécomptes de toute nature.
Le jury de l'École des Beaux-Arts a rendu les décisions suivantes dans
le concours de composition décorative pour le prix Fortin d'Ivry :
Le prix et une deuxième médaille ont été décernés à M. Rouault, élève
de M. Gustave Moreau.
Des troisièmes médailles ont été accordées à MM. Berthault, élève de
M. Gustave Moreau, et Louvet, élève de MM. Jules Lefebvre et Tony
Robert-Fleury.
Enfin, ont obtenu des mentions : MM. Guétin, élève de MM. Jules
Lefebvre, Tony Robert-Fleury et Doucet ; Maxence, élève de MM. E.
Delaunay et Gustave Moreau, et Besson, élève des mêmes professeurs.
L'Etat vient de faire l'acquisition du bronze à' Agrippa d'Aubigné enfant,
œuvre du regretté sculpteur Rambaud, qui figura au Salon de 1892, où
elle fut fort appréciée.
La Société des artistes français est autorisée à accepter une somme de
40.000 francs qui lui a été léguée par M. Bailly, mort l'an dernier,
président de cette Société, et dont les arrérages devront servir à la fon-
dation d'une maison de retraite pour les artistes français ou à la création
d'un ou plusieurs lits dans une maison analogue déjà existante.
La Société centrale des architectes français est autorisée à accepter une
somme de 10.000 francs qui lui a été léguée par M. Bailly également,
et dont les arrérages seront joints aux fonds de secours de ladite Société,
pour être employés aux soulagement de ses membres malheureux.
CHRONIQUE 239
L'Association des artistes peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et
dessinateurs, fondée par le baron Taylor, et la Société des artistes français
sont autorisées à accepter le legs fait en leur faveur par le sculpteur
Cavelier, mort récemment, d'une rente 3 °/0 sur l'Etat, de 3. 000 francs,
qui sera partagée entre les deux Sociétés par portions égales.
La commission sénatoriale des finances a adopté le rapport de M. Trarieux,
que nous avons mentionné précédemment, concluant à ce que le Sénat
invitât le gouvernement à reconstruire le palais du quai d'Orsay pour le
rendre à sa destination première, soit à l'affecter à la Cour des comptes,
et à négocier avec l'Union centrale des Arts décoratifs une convention
nouvelle ayant pour but de mettre à la disposition de cette Société le
pavillon de Marsan au palais des Tuileries.
Le Sénat a, par son vote, ratifié ces conclusions, après avoir entendu
les observations de M. Humbert qui est, comme on sait, en même temps
sénateur et premier président de la Cour des comptes, et qui a déclaré
que l'installation de la Cour au pavillon de Marsan serait aussi insuffisante
qu'elle l'est actuellement au Palais-Royal. Ainsi devient caduc le projet
précédemment voté par la Chambre des députés, qui affectait une somme
de 220.000 francs à l'installation de la Cour des comptes au pavillon de
Marsan et décidait que le palais du quai d'Orsay serait cédé à l'Union
centrale des Arts décoratifs; il y aura donc interversion. D'ailleurs,
M. Jonnart, ministre des Travaux publics, s'était rallié, au nom du gou-
vernement, à la proposition de la commission sénatoriale, estimant, au
surplus, qu'il était temps que l'on fasse disparaître ces ruines du quai
d'Orsay, qui rappellent, après un quart de siècle, de si tristes événements.
On peut donc prévoir que le musée des Arts décoratifs, dont l'instal-
lation est demeurée en suspens depuis si longtemps, va trouver enfin une
place définitive. Nulle, en somme, ne saurait mieux lui convenir que le
pavillon de Marsan qui le rapproche du musée du Louvre.
Sur l'avis du comité des Inscriptions parisiennes, M. Armand Renaud,
inspecteur des Beaux-Arts de la Ville de Paris, a adressé aux architectes
de la Ville une circulaire pour leur demander de dresser une liste de
toutes les maisons particulières possédant des œuvres d'art, des déco-
rations anciennes ou tout autre vestige présentant un réel caractère
artistique. On veut par là préserver de la destruction tout ce qui, au
point de vue de l'art ou de l'histoire , mériterait d'être sauvegardé. De
par leur fonction qui les met en relation avec les particuliers, les
architectes-voyers de la Ville pourront opérer facilement cette sorte de
recensement et signaler, dans l'aménagement intérieur des immeubles,
tout ce qui offre un caractère d'art, digne d'être conservé.
240 L'ARTISTE
Le jury du concours pour la décoration picturale de la salle des fêtes
de la mairie de Bagnolet a rendu sa décision sur le deuxième degré du
concours, auquel trois artistes avaient été admis.
Le prix d'exécution a été décerné à M. Pierre Vauthier, la première
prime à M. Rachou, et la deuxième prime à M. Béroud.
Par arrêté préfectoral en date du 2 3 février dernier, ayant effet à
partir du i" juillet prochain, M. Charles Formentin, commis principal
à la préfecture de la Seine, est nommé conservateur du musée Galliera.
Parmi les rues de Paris nouvellement dénommées, se trouvent les noms
suivants : rue Auguste-Lançon, voie nouvelle entre la rue de la Colonie
et le point de rencontre des rues de la Glacière et de Rungis (XIIIe arron-
dissement) ; — rue Ernest-Renan, voie nouvelle entre les rues de Vaugirard
et Lecourbe (XVe arr.) ; — rue Théodore-Deck, voie nouvelle entre les
rues Croix-Nivert et Saint-Lambert (XVe arr.); — rue Jules-Sandeau,
voie projetée à travers le fleuriste de la Muette; le long et à droite du
chemin de fer de Ceinture, amorcée sur l'avenue Henri-Martin (XVIe arr.);
— rue Emile-Augier, voie projetée sur le même emplacement, mais à
l'est du chemin de fer de Ceinture ; — rue Théodule-Ribot, voie nouvelle
entre l'avenue de Wagram et le boulevard de Courcelles, dans le prolon-
gement de la rue Rennequin (XVIIe arr.) ; — rue Gustave-Flaubert, voie
nouvelle entre les rues de Courcelles et Rennequin, dans le prolongement
de la rue Fourcroy (XVIIe arr.) ; — rue Théodore-de- Banville, voie
nouvelle entre l'avenue de Wagram et la rue Demours (XVIIe arr.) ; —
rue Anatole-de-La-Forge, voie nouvelle, en cours de classement, entre
les avenues Carnot et de la Grande- Armée (XVIIe arr.) ; — rue Pierre-Bullet,
voie projetée à l'est et le long de la nouvelle mairie du Xe arrondissement ;
— rue Hittorf, voie projetée au nord et le long du même édifice.
Le Directeur Gérant, Jean Alboize.
CHATEAUDUN. — IMPRIMERIE J. PIGELET.
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L'ORDRE DE LA ROSE + CROIX DU TEMPLE & DU GRAAL
SES SALONS
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l y a onze années, je faisais mon premier Salon à
l'Artiste. J'ai mieux fait que de continuer la cri-
tique des efforts d'autrui, j'ai produit le mien, et
depuis trois ans on peut voir ce que valent les
théories prêchées, les exemples enseignés et l'es-
thétique défendue. Aux seules idées appartient
cette victoire d'une volonté individuelle l'emportant sur la routine
unanime, et, — preuve de la lumière des thèses, — la réalisation
par trois fois aboutie assure à ces saintes doctrines une annuelle
démonstration, que ma mort même ne cesserait pas, puisque je
ne suis que la proue ou l'actuel timonier d'une nef équipée d'in-
telligences et de zèles. Mais je dois à la netteté de mon attitude
des palinodies. Elles sont faciles à mon orgueil, elles portent toutes
sur ces points où l'époque, l'opinion, le milieu suggestionnent et
envoûtent la pensée la plus individuelle et la plus hardie.
Je m'accuse d'avoir ineptement pris au sérieux le rustique, le
pittoresque, le paysage, la modernité et même d'avoir ravalé ma
plume jusqu'à mentionner ce chyle de la peinture : genre, fleurs,
bodégones. On peut voir dans la collection de l'Artiste de quels
restrictifs commentaires j'estompais mes écarts de conviction;
mais quelle mauvaise humeur qui y paraisse, je n'en ai pas moins
bafouillé, et je balafre d'un trait sans merci ce que l'ignoble
époque m'avait poussé à prendre au sérieux et à l'esthétique : et
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE: T. VII 16
242 V ARTISTE
telle est la différence entre une doctrine qui se cherche et qui
doute, et la même impérieuse et affirmée, que je crois nécessaire
de donner ici la Théorie de la Beauté, d'où se déduit la doctrine
rosicrucienne qui va paraître sous ce titre : l'Art idéaliste et mystique .
Il n'y a pas d'autre réalité que Dieu, il n'y a pas d'autre vérité
que Dieu, il n'y a pas d'autre beauté que Dieu. Dieu seul existe et
toute parole qui ne l'exprime pas est un bruit, et toute voie qui
ne le cherche pas aboutit au néant. La seule fin de l'homme, c'est
la queste de Dieu. Il faut le percevoir, le concevoir ou l'entendre,
ou bien il faut périr ignominieusement.
Les trois grands noms divins sont: i°la réalité, la substance ou
le Père; 2° la beauté, la vie ou le Fils; 30 la vérité ou l'unification
de la réalité et de la beauté qui est le Saint-Esprit. Ces trois noms
régissent trois voies mêmement aboutissantes, trois questes de
Dieu, trois modes religieux. Entendez religion dans son sens de
relier la créature au Créateur.
La science est la recherche de Dieu par la réalité; l'art, la re-
cherche de Dieu par la beauté ; la théodicée, la recherche de Dieu
par la pensée. Qu'est-ce donc que la beauté, sinon la recherche de
Dieu par la vie et la forme?
Mais, ainsi que les trois personnes divines sont toutes présentes
en chacune d'elles, ainsi la beauté se particularise en trois rayon-
nements formant le triangle d'idéalité. Lorsqu'on dit une chose
idéale, on lui attribue l'intensité, la subtilité et l'harmonie concep-
tible, et l'art considéré dans son essence se définira. Le point esthé-
tique d'une forme est le point d'apothéose, c'est-à-dire la réalisa-
tion qui l'approche de l'absolu conceptible.
L'intensité réalisée s'appelle le sublime; le sublime s'obtient par
l'excès d'une des proportions et opère sur l'esthète par l'étonne-
ment : tels, le surbaissement des temples d'Orient et la suréléva-
tion des églises ogivales ; tel, Michel-Ange en ses deux arts. La
subtilité réalisée s'appelle le beau ; le beau s'obtient par la pondé-
ration et l'équilibre des rapports les plus immédiats : telles, l'œuvre
d'Athènes et celle de Raphaël. L'harmonie réalisée s'appelle per-
fection et s'obtient par la pondération et l'équilibre de tous les
rapports, même les plus asymptotes : telle, l'œuvre de Léonard de
Vinci.
Les Rose + Croix classent toutes les catégories de l'entendement
comme autant de subdivisions d'une unique science : la théodiecc.
LA ROSE + CROIX ET SES SALONS 243
et l'art idéaliste et mystique, malgré son titre afférent aux seuls
Beaux-Arts, prétend à valoir en annexe des Sommes et des
Manrèze.
Le lecteur n'oubliera jamais, au cours de ces lignes, que l'art y
est présenté comme une religion ou, si l'on veut, comme cette part
médiane de la religion entre la physique et la métaphysique. Or,
ce qui distingue une religion d'une philosophie, c'est l'absolutisme
dogmatique et le rituel canonique : c'est la subordination de l'in-
dividualisme à l'harmonie collective.
Quel est le dogme applicable à tous les arts du dessin ? Quelle
est l'essence de l'art? Et comment définir l'art lui-même, sinon
l'ensemble des moyens réalisateurs de la beauté ? La beauté est
l'essence de toute expression par les formes. Les technies ne sont
que les modes aboutissant.
Si la beauté est le but, l'art le moyen, quelle sera la règle?
L'idéal. La beauté d'une œuvre est faite de réalité sublimée. La
mysticité d'une œuvre est faite d'irréalité normiquement produite.
L'œuvre réelle de forme, et irréelle d'expression, est parfaite : Léo-
nard. Ouvrez un Littré à ce mot : « Idéal, ce qui réunit toutes les
perfections que l'esprit peut concevoir. »
L'art idéaliste est donc celui qui réunit dans une œuvre toutes
les perfections que l'esprit peut concevoir sur un thème donné.
On comprend déjà qu'il y a des thèmes trop bas pour qu'ils
suscitent aucune idée de perfection, et que j'ai honni, avec une
extrême logique, des Salons de la Rose + Croix : la peinture d'his-
toire, la militaire, toute représentation de la vie contemporaine
privée ou publique, le portrait des quelconques, les paysanneries,
les marines, l'humorisme, l'orientalisme pittoresque, l'animal domes-
tique ou de sport, les fleurs, les fruits et les accessoires. Quelles
perfections se peuvent concevoir à illustrer un manuel, à esseuler
un factionnaire, à faire défiler des mineurs ou des clubmen au
visage de Bonhomet, aux peinards de la terre comme de la mer,
aux anecdotes, à l'Algérie, cet Orient marseillais, aux vaches et aux
chiens, aux chrysanthèmes et aux melons, aux aiguières ? Quelles
perfections se peuvent concevoir à ces choses? Pascal se l'est de-
mandé en une exclamation lumineuse : « Quelle vanité que la
peinture qui veut nous forcer d'admirer la représentation des choses
dont nous dédaignons la réalité! »
Si nous rapprochons de l'auteur des Provinciales l'auteur de Par-
244 L'ARTISTE
sifal, nous aurons élucidé toute la matière. Wagner dit dans un de
ses écrits théoriques : « L'art commence là môme où finit la vie. »
Car la même femme, que la concupiscence salue d'un désir, ne
solliciterait pas l'admiration par son image reproduite. Voilà pour-
quoi, à la première épithète : idéaliste, j'ai dû en ajouter une autre :
et mystique. Or, mystique veut dire qui tient du mystère; et myste,
initié.
Ces antiques principes, aujourd'hui oubliés, dédaignés, prési-
daient au genre ancien. Se figure-t-on un Paul-Émile demandant à
Paris, comme il fit à Athènes, un précepteur pour ses enfants, qui
fût peintre et philosophe. Évidemment, vers l'an i63 avant Jésus-
Christ, les peintres d'Athènes savaient quelque chose de plus que
M. Roybet. Platon seul a osé considérer la beauté comme un être
spirituel existant indépendamment de nos conceptions : et un pen-
seur injustement oublié, Maxime de Tyr, montre qu'au 11e siècle
(il vint à Rome sous Commode) la tradition vivait encore : « Le
beau ineffable, — dit-il, — existe dans le ciel et dans ses sphères.
Là, il demeure sans mélange. Mais, en se terrestrisant, il s'obscurcit
par degrés... Celui qui conserve en son esprit la notion essentielle
de la beauté la reconnaît parce qu'il la rencontre : comme Ulysse
apercevait la fumée qui s'élève du toit ancestral, l'esthèse tressaille,
joyeux et transporté. Un fleuve majestueux, une belle fleur, un
cheval fougueux offrent bien quelques parcelles du beau, mais très
brutes. Si le beau est descendu quelque part dans la substance, où
le verra-t-on encore? Dans l'homme, dont l'âme a le même principe
que le beau. Aimer toute autre chose que le beau, c'est ne plus
aimer que la volupté. Le beau est quelque chose de plus vif, il ne
donne pas le temps de jouir, il extasie. Notre âme exilée sur la
terre, enveloppée d'un limon épais, est condamnée à une vie
obscure, sans ordre, pleine de troubles et d'égarement; elle ne sau-
rait contempler le beau ineffable avec énergie et plénitude. Mais
notre âme a une tendance perpétuelle vers l'ordre, vers la beauté.
L'ordre moral ou spirituel, de même que l'ordre physique ou na-
turel , constitue ce beau avec lequel elle a une éternelle sym-
pathie. »
Voici donc un philosophe qui légitime mes appellations idéa-
liste et mystique. L'idéal, c'est l'apogée d'une forme. Et la mysticité
d'une forme, c'est son idéalité. La forme belle en soi-même, idéale,
est susceptible de deux augmentations d'intérêt : comme le dit
LA ROSE + CROIX ET SES SALONS
245
Maxime de Tyr en sa vingt-cinquième dissertation : « La beauté du
corps ne peut être la beauté par excellence, elle n'est en quelque
façon que le prélude d'une beauté plus accomplie. »
Le raccordement de l'esthétique à la théologie semblera peut-
être gratuit à ces chrétiens indignes d'être païens ; toutefois, pour
convaincre, on choisit ses preuves suivant les esprits visés, et le
26e verset du tome I de la Genèse va déposer synonymement à la
version d'Eleusis : « Les êtres délégués de l'Être (Elohim.), conce-
vant leur œuvre créatrice, décrétèrent que l'adamité (humanité)
serait réalisée (délinéée) d'après leur ombre. » Les Elohim étaient
des esprits, des émanations individualisées de l'essence. L'ombre
étant une décroissance par rapport à la lumière, l'ombre de l'es-
sence sera la substance, comme l'ombre de la substance ne peut
être que la matière.
Il découle du texte sacré un dogme qui gouverne à la fois la
peinture et la sculpture et toute représentation humaine ; pour
avoir proféré ce dogme sous une forme assimilable aux cerveaux
anémiés de ce temps, j'ai été étrangement accusé, comme le furent
mes maîtres, Léonard et Wagner. Si notre triste époque ne peut
faire d'autre écho à une vérité qu'une calomnie, c'est elle qui se
déshonore.
On pourrait définir la beauté la recherche des formes angé-
liques. Or, cette forme spirituelle, dont nous sommes l'ombre
substantielle, nul ne la concevra sans un caractère de jeunesse, en
l'élevant également au-dessus des deux sexualités. Ainsi, pour que
reste en notre âme le souvenir fervent de notre angélique origine,
il nous faut, les uns par l'œuvre et les autres par la compréhension
de l'œuvre, entretenir notre entendement et nos sens même du
désir de retourner un jour auprès de ceux qui nous donneront le
parfait amour, comme ils nous donnèrent la réalité et la vie. Et
maintenant, de cette sphère des harmonies spirituelles, abaissons
nos regards sur les échoppes d'un Manet, les affiches d'un Chéret,
ou bien la raie de Chardin, les dindons d'Hondekoeter, les casse-
roles de Kalf, les figurants de Meissonier, et ces autres prostitu-
tions du dessin qui ornent les feuilles à trois sous. Mais je ne crois
pas qu'un esprit cultivé, une fois amené sur les hauteurs de l'art
véritable, ne découvre l'ignominie de l'art sans beauté, ce pendant
de la parole sans pensée.
Le premier Salon de la Rose + Croix a profité de l'énorme curio-
246 L'ARTISTE
site imbécile que ma personne suscite, et 14,000 personnes vinrent
pour blaguer. A côté d'éléments impondérés, bizarres, tels que les
architectures de Tracksel ou les taches de Toorop, il y avait l'admi-
rable Silence de Knopff, sa Sphinge, divers dessins d'une incontes-
table maîtrise. D'Aman Jean, la Jeanne d'Arc; d'Henri Martin, des
mysticismes rustiques ; un Amfortas d'Eguzquiza. Parmi l'envoi de
Séon, sa Douleur, une admirable page, un très décoratif portrait du
Sâr; Maurin, Point, Osbert présentaient des œuvres caractéris-
tiques, et deux artistes exposaient pour la première fois, qui depuis
ont noblement marché, le baron Aril de Rosencrantz et Jean Del-
villc, encore en proie au michel-angélismc forcené qui devait se
résoudre trois ans après dans les formules chef-d'œuvrales de l'Or-
phée et de La Tranquille. On se souvient encore de l'Erraticité de
Chabas, des Ames déçues d'Hodler, des images émues de Schwab.
La sculpture était représentée par le regretté chevalier Rambaud,
Pézieux, Wallgren, un beau dessin d'allure mantégnienne de
Georges Meen ; le Soir et le Calvaire de Cianberlani.
Cela manquait d'unité, mais l'affirmation d'idéalisme était ob-
tenue et, chose imprévue, enregistrée par l'opinion. Dès lors, pour
l'homme du journal, il y eut un genre nouveau qui s'appelait : le
genre Rose + Croix.
Le second Salon eut lieu au Champ-de-Mars. L'immense vais-
seau et l'égoïsme des exposants, plus soucieux de la bonne lumière
pour leurs toiles que du triomphe de l'idée, me forcèrent à garnir
tout le côté dont ils ne voulaient pas d'œuvres à peu près .infé-
rieures et disconvenantes. Malgré mille impédiments, le vernissage
réunit onze mille visiteurs et quatre cents voitures de maître, ce
qui, pour les imbéciles, c'est-à-dire pour tout le monde, est un
maximum de succès.
Déjà l'Impéria, le Jet d'eau, l'Homme du glaive, Mystérieuse indi-
quaient chez Jean Delville ce travail d'harmonisation et de goût
qui présente actuellement le caractère d'un art formé classique-
ment. Fernand Knopff avait l'Offrande et / loch my door upon mysdf,
continuation de sa manière subtile qui se rattache au préraphaé-
lisme sans le copier et qui le fait ressembler à un Burne-Jones
imbu de Baudelaire. Edme Couty, un délicat, même un exquis,
avec de suaves figures de femmes. Rosencrantz, d'une vraie mysti-
cité; le prestigieux symboliste Marcius Simmons, les choses
émues et inquiètes de Jacquin, une curieuse aquarelle du prince
!
LA ROSE + CROIX ET SES SALONS 247
Bojidar Karageorgevitch ; Cornillier, La Lyre, Sartorio, Bourdclle.
La sculpture fut particulièrement brillante avec Rambaud, Wal-
gren, Bourdelle.
Le présent Salon, précisément parce qu'il est restreint et ne con-
tient pas même cent œuvres, a donné une impression tout à fait
doctrinale, et quoique les journaleux n'y aient pas trouvé l'occa-
sion d'un grand bruit, les esthètes véritables ne doutent plus de
l'essor du mouvement.
Au reste, la R. + C, pour accomplir son expansion de lumière,
doit devenir une sorte de Salon-Carré actuel, une sélection de plus
en plus systématique et sévère où l'idéalité ne sera pas plus dou-
teuse que la perfection technique. Il y a là une quarantaine
d'œuvres qui tiendraient leur place dans un musée même sévère.
La tête d'Orphée posée sur la lyre civilisatrice que charrient les flots
de l'Hèbre soulèverait l'admiration si on l'avait retrouvée dans une
fouille d'Herculanum ou de Pompéi. La Fin d'un règne s'apparente
au plus intense Gustave Moreau, et la Tranquille' devrait être
achetée par le Luxembourg. Trois merveilleux crayons de Knopff
ne nous consolent pas de Solitude et de la Guerrière, promises et
non envoyées.
Nous retrouvons le baron de Rosencrantz, Jacquin, Osbert avec
leurs coutumières qualités. Le peintre de la Néinéa du Champ-de-
Mars est ici représenté par des têtes d'expression vraiment intel-
lectuelles. Cornillier a une Annonciation à la fontaine qui vaut les
meilleures choses de son maître Merson, avec une couleur supé-
rieure; l'esquisse de son Espérance a un mouvement jeune et d'une
heureuse verve. Marcius Simmons fait rayonner Phoïbos sur un
champ de fougères, et nous montre Jeanne d'Arc bénie par les
anges et S. Georges terrassant le dragon. Duthoit a délinéé de pré-
cieux profils de femmes; la fantaisie romanesque de Des Gâchons
se développe en plusieurs cadres ; l'un représente Sara de Maupert
tenant la Rose et la Croix; au-dessus d'elle, une banderole laisse
lire la devise de l'ordre auquel appartinrent les comtes d'Ausperg
et les maîtres Janus. Ottevaere a dessiné poétiquement la Naissance
de Vénus et a peint dans une tonalité recueillie l'Eveil de la puberté.
M. Rigaud a des aquarelles bouddhiques et légendaires; M. Dujardin
de spécieuses idéalités. La cohésion s'opère, le tassement se fait, et
on peut prévoir l'unisson prochain de tous ces talents pour une
même idéalité.
248 /ARTISTE
La victoire du rêve sur le réel, du mythe sur l'événement éclate
évidente, palpable, et les Gustave Morcau de l'avenir sortiront de
nos rangs. Quand une tentative aboutit sans habileté, son succès
vient de haut : ici se voit le triomphe d'une idée et le réveil de la
tradition et du goût.
Ce qui intéresse le lecteur de Y Artiste, c'est sans aucun doute,
plus que le chemin parcouru, les résolutions rectrices de l'avenir.
Elles pourront être démenties par l'événement et cette déviation
fatale aux entreprises qui groupent trop d'intérêts divergents. Plu-
sieurs qui étaient venus sont partis; beaucoup d'autres viendront,
et le Salon de la Rose + Croix sera la formule transitoire entre
l'obscurité et la consécration. Mais le IIIe Salon se ferme sur un
résultat d'une importance capitale : les meilleurs parmi les expo-
sants s'engagent, chaque année, à livrer un minimum d 'œuvres, ce
qui fermera l'accès aux infériorités. Il ne m'appartient pas de dé-
cerner à ceux qui daignent me suivre, leurs œuvres conquerront
d'elles-mêmes les dignes et sûrs lauriers; et quant à la doctrine, je
ne puis que renvoyer à Y Art idéaliste et mystique; trois cents pages
ne se résument pas en un article.
Qu'il me soit permis de montrer par mon exemple ce que peut
la continuité dans l'effort, et comment l'auteur inédité du Vice
suprême, l'esthète qui n'a eu pendant plusieurs années d'autre
chaire pour son homélie que YArtiste, aujourd'hui peut, en face
des deux grands bazars annuels, dresser un Salon conforme à
l'œcuménisme de l'ancienne pensée.
Non nobis, non nobis, Domine, sed notninis tui gloria soli. Amen.
SAR PELADAN.
BALZAC FÉMININ'
'avoir pas près de soi cet esprit si doux et
si caressant de la femme pour laquelle j'ai
tant fait.. ! » Cette phrase qui s'exhale, plain-
tive, de la correspondance, au milieu des
labeurs incessants et des écrasantes fati-
gues du grand écrivain, nous apparaît
comme le résumé de ses aspirations les
plus secrètes. S'il fut un rêve, en effet,
que caressa le créateur de tant de types inoubliables, de tant
d'âmes de femmes si délicieusement tendres qu'il faut remonter
jusqu'à Shakespeare pour en trouver d'analogues, ce fut celui d'un
amour qui satisfît ses ambitions et comblât le vide de son cœur.
Hélas ! comme tous les grands artistes qui poursuivent cette chi-
mère irréalisable d'une vie correspondant à leur puissance imagi-
native, comme tous ceux qui s'efforcent de résoudre cet inquiétant
et insoluble problème d'une existence en harmonie avec les postula-
tions intimes de leur cœur, Balzac échoua dans cette tentative qu'on
voit se reproduire à chaque apparition d'artiste supérieur, et qui
demeure le lot de ces âmes malheureuses et pourtant privilégiées.
Deux points de vue essentiels dominent cette correspondance :
d'abord le labeur surhumain et les tourments ininterrompus du
producteur, hanté jusqu'à sa mort, comme par une invincible
fatalité, du spectre de la ruine ; labeur et tourments d'une nature
telle que dans l'histoire littéraire ils nous semblent sans précédents
connus ; puis, au milieu de ces angoisses, comme un vivant et
1 Cette étude forme l'un des chapitres du nouvel ouvrage que notre collaborateur,
M. Paul Fiat, est à la veille de publier sous ce titre : Seconds essais sur Balzac, à la librairie
Pion.
25o L'ARTISTE
perpétuel contraste, la préoccupation tout idéale d'une affection
féminine sur qui puisse se reposer son esprit inquiet, la vision
béatifiante d'un de ces êtres de chair, analogues à ceux qu'il a
conçus, dont la tendresse sache demeurer à l'abri des incertitudes
et des variabilités d'ici-bas. Nobles et presque saintes préoccupa-
tions, puisqu'elles entretiennent dans l'âme de l'artiste cette foi en
l'idéal, sans laquelle il n'est pas de grandes choses ; salutaires
surtout, car elles vivifient en lui ce culte de l'éternel féminin,
point de rencontre de tous les vrais poètes, qui guide leurs pas et
qui éclaire leur route ainsi qu'une étoile bienfaisante.
Balzac, avons-nous dit, échoua dans sa tentative. Sans doute,
lorsqu'on mesure le résultat obtenu aux secrètes aspirations d'une
âme nécessairement inassouvie. Mais si, jugeant les choses d'un
point de vue plus relatif, et ne leur demandant pas davantage
qu'elles ne peuvent nous donner, on s'efforce de résumer son
impression après la lecture de cette correspondance, on est amené
à conclure qu'en somme il fut moins malheureux que pourrait le
faire pressentir la plainte du début, et qu'en mainte circonstance
tragique de sa destinée les affections féminines lui furent comme
un baume et un souverain adoucissement.
Dans une lettre écrite à sa sœur, Mmc Laure Surville, en 183g,
parlant des ennuis qui l'accablent et résumant son opinion au
sujet des différentes femmes qui jusqu'alors ont influé sur sa vie,
Balzac revient à chacune d'elles avec une mélancolie découragée.
Avec sa sœur, Mmc Surville, il regrette de n'avoir pas eu une inti-
mité qu'il estimait profitable, en quoi il se trompe manifestement.
Au fond, c'était une âme bourgeoise sans véritable noblesse, et
qui n'eut à vrai dire aucun mérite à s'apercevoir que Balzac était
une intelligence exceptionnelle, quand déjà la voix de la Renommée
l'avait proclamé. Elle ne fit que suivre l'opinion en s'y rattachant.
Il eût été préférable de la devancer, cette opinion, d'avoir foi en
celui qui devait immortaliser son nom, à l'époque où lui seul envi-
sageait l'avenir avec quelque confiance. « George Sand, dit-il plus
loin, serait bientôt mon amie ; mais elle n'a pas le sens critique. »
Faut-il voir dans cette curieuse phrase, rigoureusement justifiée
d'ailleurs, le souvenir de leurs premières entrevues? Si ennemi
qu'on soit de l'anecdote, on ne peut négliger de parti pris celles
qui sont de nature à éclairer la psychologie du maître romancier.
Ils s'étaient connus à l'époque de leurs débuts littéraires. George
BALZAC FEMININ 25i
Sand avait publié Indiana , Balzac la Physiologie du mariage, la
Peau de chagrin et les premières Scènes de la vie privée. Elle cher-
chait encore soutien et protection auprès de lui, et pourtant une
sorte de pudeur effarouchée par ses violentes sorties paralysait
leurs épanchements. La lecture de certains fragments des Dizains,
commentés par Balzac, avait terrifié George Sand. Au moment où
parurent les Parents pauvres, son irréprochable moralité n'avait pu
supporter les deux entrevues de Crevel avec Mmc Hulot dans la
Cousine Betle, et elle le lui avait franchement déclaré ' . Ces deux
traits suffiraient à marquer la divergence de leurs points de vue, à
établir qu'il ne pouvait exister entre eux de réelle sympathie litté-
raire. Quant à son caractère, Balzac lui rendit pleinement hom-
mage, le jour où il écrivit : « Elle n'a aucune petitesse en l'âme, ni
aucune de ces basses jalousies qui obscurcissent tant de talents
contemporains... George Sand est une très noble amie. » Après
elle, Balzac passe à Mmc Carraud, sur laquelle nous reviendrons
bientôt, et qui lui semble réunir toutes les qualités requises pour
être la conseillère d'un écrivain ; mais elle vit trop éloignée du
milieu intellectuel : « Jamais esprit plus extraordinaire n'a été plus
étouffé ; elle mourra dans un coin , inconnue. » Quant à Mme
Hanska, qui plus tard devait être Mme de Balzac, elle n'est pas libre
encore, et il ne peut peser sur sa destinée. Seule, Mme de Berny,
enlevée à son affection par une mort prématurée, mais dont la
mémoire est embellie par l'auréole de sa destinée malheureuse,
Mme de Berny réalise l'idéal de ses souhaits d'artiste, et il écrit sur
elle ce touchant éloge : « Je suis seul contre tous mes ennuis, et
jadis j'avais pour les combattre avec moi la plus douce et la plus
courageuse personne du monde : une femme qui chaque jour
renaît dans mon cœur, et dont les divines qualités me font trouver
pâles les amitiés qui lui sont comparées. »
Parmi ces amitiés, il faut citer celle de Mmc d'Abrantès. Si l'on
en croit la correspondance, cette amitié fut la première en date qui
s'offrit à Balzac, et elle lui fut bien offerte, puisque Mme d'Abrantès
fit toutes les avances ; mais ce qui devait lui nuire aux yeux du
romancier, c'était sa prétention de femme-auteur. De tournure
virile et de caractère énergique, la veuve de Junot, qui avait été
1 Nous empruntons cet détails au livre de M. G. Ferry, Balzac et ses amies, qui abonde
en anecdotes intéressantes.
252 L'ARTISTE
une des étoiles du premier Empire, en était réduite à chercher un
moyen d'existence dans la vente de ses écrits; elle composait des
romans dans le goût espagnol, elle écrivait ses mémoires et avait
recours à l'obligeance de Balzac pour les démarches indispensables
auprès des éditeurs et des directeurs de revues. Son excuse, aux
yeux mêmes du romancier, était cette médiocrité de fortune, si rude
à supporter après les splendeurs d'autrefois. Balzac n'aimait pas les
femmes de lettres. Il partageait à cet égard l'opinion de la plupart
des vrais artistes qui poussent assez loin le culte et l'adoration de
la grâce féminine pour être contristé de ce qui peut y porter
atteinte. La nature, le rôle, la mission de la femme lui paraissaient
incompatibles avec la besogne de l'écrivain ; il y voyait comme une
déformation de l'idéal d'amour dont il se plaisait à la doter en
rêve. Presque tous les écrivains d'ailleurs ont détesté la femme-
auteur, non point de cette inimitié vile et méprisable qui prend
sa source dans un sentiment de rivalité vulgaire ou de jalousie
professionnelle, mais de cette inimitié, bien au contraire, sainte et
sacrée qui se refuse à voir dans un objet d'amour un instrument
d'analyse de cet amour. Balzac eût applaudi aux observations de
Stendhal, lesquelles contiennent en même temps la justification
du cas de Mme d'Abrantès. « Imprimer, pour une femme qui a
moins de cinquante ans, c'est mettre son bonheur à la plus ter-
rible des loteries ; si elle a le bonheur d'avoir un amant, elle com-
mencera par le perdre. Je ne vois qu'une exception : c'est une
femme qui fait des livres pour élever ou nourrir sa famille. »
Avec Mme de Castries, il en fut tout autrement : ce n'était plus
l'auteur, ce n'était plus l'amie, c'était la femme que Balzac aimait,
et la femme dans une de ses plus troublantes incarnations. Ajou-
tons que Mme de Castries était la plus coquette et la plus
ondoyante des femmes. Ce fut tout un roman d'amour que Balzac
vécut avec elle, un roman dans lequel cœur et sens se trouvèrent
pris, pour lequel il fit tous les frais d'imagination, tandis qu'elle
conserva les dehors de la plus parfaite insensibilité. Les com-
plexités sentimentales qui avaient accompagné leurs premières
relations étaient bien de nature à attirer et à retenir Balzac: il avait
reçu de Mme de Castries, sans qu'elle se nommât, toute une série
de lettres dans lesquelles elle témoignait d'une admiration enthou-
siaste pour ses oeuvres. Longtemps il respecta l'incognito qu'elle
désirait garder et lui répondit comme elle le souhaitait ; enfin,
BALZAC FEMININ 253
lassé, il déclara que ses lettres cesseraient si elle ne se faisait con-
naître. Mme de Castries y consentit alors et Balzac apprit que sa
correspondante était une des étoiles les plus brillantes de cette
aristocratie parisienne qu'il commençait à fréquenter. Il fut reçu
dans son salon et traité, ainsi qu'il convenait, comme un des
maîtres de la littérature ; puis les échanges épistolaires reprirent
entre eux. Il ne s'agissait donc plus d'un écrivain, rival comme
George Sand, ou simplement disciple respectueux comme la
duchesse d'Abrantès, chez qui les prétentions de l'auteur anéantis-
saient toute possibilité d'amour. Il s'agissait d'une femme de goût,
joignant à la plus attirante beauté physique le doux rayonnement
d'une intelligence délicate. Malheureusement c'était aussi une
coquette et Balzac fut trop long à s'en apercevoir. Il continua de
fréquenter son salon, accepta môme l'invitation qu'elle lui fit de
venir auprès d'elle et dans une stricte intimité passer quelques
semaines à Aix.
Ici notons un détail piquant qui en dit long sur la psychologie
de Balzac. Peut-être croyez-vous que ce séjour sera consacré tout
entier à Mme de Castries; que l'homme, très sincèrement épris,
très réellement amoureux, oubliera pour un temps sa tâche
d'artiste et jouera en conscience son rôle de postulant. S'il avait
agi ainsi, sans doute il eût fini par emporter la place. Mais vous
allez voir comme il se comporte et sa correspondance va vous
édifier à son sujet. Il doit préparer à Aix le Médecin de campagne et
tout un dizain des Contes drolatiques ; il travaille à ces deux œuvres
de cinq heures du matin à cinq heures du soir, et c'est seulement
ensuite, la journée terminée, qu'il va rejoindre Mme de Castries.
C'était une étrange façon de faire sa cour, et l'on comprend qu'une
coquette, si intelligente et si éprise fût-elle des choses de l'es-
prit, ait tenu rigueur à Balzac de n'avoir pas oublié quelques
jours qu'il était romancier, pour se souvenir uniquement qu'il
était amoureux. Si profond psychologue quand il s'agissait des
personnages imaginés par lui, Balzac ne le fut pas assez en ce qui
le concernait. Toujours est-il qu'il revint d'Aix, aussi peu avancé
qu'il y était parti. Certaines phrases de la correspondance laissent
transparaître à merveille la nature de ses sentiments pour Mn,e de
Castries. «Je n'aime pas votre tristesse; je vous gronderais beaucoup
si vous étiez là. Je vous poserais sur un grand divan où vous
seriez comme une fée au milieu de son palais et je vous dirais
254 L'ARTISTE
qu'il faut aimer dans cette vie pour vivre. Or, vous n'aimez pas ;
une affection vive est le pain de l'âme, et quand l'âme n'est pas
nourrie, elle faiblit comme le corps.» Et plus loin : « Mille tendresses
en retour de vos fleurs. Mais je voudrais plus encore. » Il n'obtint
jamais davantage, car M,nc de Castries était un exemplaire accompli
de ces femmes qui se promettent sans cesse et ne se donnent
jamais. Dangereuse et redoutable espèce pour un cœur de poète
qu'elles savent manier avec la dextérité des plus expertes cour-
tisanes. Que de talents ont succombé sous leurs coups, l'histoire
de l'art est là pour le prouver!
Balzac, le théoricien de la volonté, ne devait pas succomber.
Quelques souffrances qu'il endurât, il sut les dominer ; disons
mieux: il sut en tirer profit, car elles lui inspirèrent un chef-
d'œuvre de plus. La Duchesse de Langeais fut la transcription litté-
raire des émotions traversées. Il se complut à retracer, dans un
personnage de fiction, les traits légèrement accentués, mais aussi
plus saisissants, de la femme qui, sans le savoir, avait posé devant
lui ; il renouvela pour la centième fois cette histoire vieille comme
le monde du poète allant demander à ses propres expériences
sentimentales l'inspiration d'une œuvre plus poignante et plus
vécue que les autres. Si Mme de Castries s'était montrée moins
rigoureuse à l'égard de Balzac, il est probable que la Duchesse de
Langeais n'eût pas été composée, ou que du moins elle eût été
singulièrement atténuée. On raconte qu'après l'avoir écrite il en
fit la lecture dans le salon de Mme de Castries, mais que celle-ci
ne se reconnut pas ou feignit de ne pas se reconnaître. Balzac
était alors guéri, bien que la blessure eût été profonde, si l'on s'en
rapporte à cette douloureuse confidence : « Cette liaison qui, quoi
qu'on en dise, est restée, par la volonté de cette femme, dans les
conditions les plus irréprochables, a été l'un des plus grands cha-
grins de ma vie; les malheurs secrets de ma situation actuelle
viennent de ce que je lui sacrifiais tout, sur un seul de ces désirs.
Elle n'a jamais rien deviné. Vous me parlez de trésors, hélas!
Savez-vous tous ceux que j'ai dissipés sur de folles espérances?
Moi seul sais ce qu'il y a d'horrible dans la Duchesse de Langeais. »
Finalement il se retirait vainqueur, car n'est-ce point la plus belle
victoire qu'un artiste puisse remporter, et peut-il exister punition
plus cruelle pour une coquette, après celle qui lui est infligée par
l'idée qu'un homme comme Balzac a guéri de son amour, que
BALZAC FÉMININ '2 5 5
cette pensée qu'aux yeux de tous et à jamais le pouvoir de ses
charmes a subi un décisif échec?
Il est pourtant un autre enseignement, une leçon plus profitable,
qui se dégage pour nous, scmble-t-il, de cette histoire d'amour :
c'est le caractère dominateur et la puissance absorbante du travail
cérébral , ou sous une autre forme , et si vous aimez mieux,
l'exclusion, par la prépondérance de cette activité particulière du
cerveau, de toute autre activité voisine. L'écrivain qui, tout épris
qu'il fût, — et nous savons maintenant comme il l'était ! — de la
séduction troublante de Mmc de Castries, trouvait le moyen auprès
d'elle de s'abstraire et de concentrer sa pensée au point de com-
poser douze heures par jour, un tel écrivain nous apparaît bien
une démonstration nouvelle de cette vérité déjà vérifiée, à savoir
que les grands efforts de l'esprit s'accompagnent presque toujours
d'une réelle chasteté chez ceux qui en donnent l'exemple. Si
l'aventure de Mme de Castries se fût terminée par un dénouement
conforme aux désirs de Balzac, si Balzac était devenu l'amant de
cette trop fameuse coquette, il y a beaucoup à parier que leurs
rapports n'eussent pas été de longue durée, et cela non pas tant
du fait de Mme de Castries que du fait de Balzac. Son labeur ininter-
rompu se fût difficilement accommodé des soins constants et
minutieux qu'exigeait une semblable liaison.
Durant deux années, les années i836 et 1837, Balzac entretint
une correspondance suivie avec une personne qu'il ne vit jamais
et ne connut que sous le nom de Louise. « Aucune de ces lettres
ne portant de date précise, écrivent les éditeurs, et leur série com-
posant une sorte de petit roman sentimental, nous n'avons cru
pouvoir mieux faire que de les présenter au lecteur dans leur
ensemble, tout en leur assignant un ordre chronologique qui se
rapporte à l'époque où elles furent écrites. » Un roman sentiment al,
si l'on veut, mais un roman dans lequel, si l'on juge des lettres
écrites par celles que Balzac adressait en réponse, la correspon-
dante s'occupait avant tout de raffiner sur le sentiment, et se
souciait plus de l'impression qu'elle allait produire sur un
romancier célèbre que d'un échange d'idées sincères et personnelles;
somme toute, un commerce épistolaire qui dut finir par ennuyer
Balzac d'autant mieux qu'il ne put obtenir qu'elle se départît de
l'anonyme qu'elle prétendait garder jusqu'à la fin.
Certaines de ces réponses sont intéressantes à consulter, notam-
2 56' L'ARTISTE
ment celle où il parle de l'amitié, affirmant sa supériorité sur
l'amour: « L'amitié va plus loin que l'amour, car à mes yeux elle
est le dernier degré de l'amour et la sécurité dans le bonheur. »
Et ce fragment surtout dans lequel il se dépeint lui-même et
dévoile le fond de sa nature : « Sachez que ce que vous présumez
chez moi de bon est meilleur encore; que la poésie exprimée est
au-dessous de la poésie pensée, que mon dévouement est sans
bornes, que ma sensibilité est féminine et que je n'ai de l'homme
que l'énergie. »
« Aime^-moi comme on aime Dieu », lui répondit-elle. Hélas! qui
pourra jamais sonder la vanité et la sottise du bas-bleu ! Voilà
bien la femme caricature de l'homme. Coquetterie non plus du
cœur, mais de l'esprit, la plus vaine et la plus méprisable de toutes,
puisqu'elle se manifeste à l'encontre de sa nature habituelle et n'a
même pas pour excuse d'apparaître un prolongement norma.1 de
son être intime. Ce sont de telles phrases qui, venant sous la
plume des trop nombreuses Louise dont la littérature fut encom-
brée, démasquèrent le ridicule de la femme pédante et suscitèrent
les représailles de l'homme. Cette inimitié put donner naissance à
des œuvres de pamphlet plutôt que de critique ; mais elle avait,
somme toute, une origine noble et pure, puisqu'elle flétrissait
cette chose horrible, la grimace du sentiment, et s'efforçait de restituer
à la femme son véritable caractère. Pour en revenir à Louise et à
Balzac, la correspondance cessa brusquement ; on s'étonne à juste
titre qu'elle ait pu durer si longtemps.
A l'homme qui, parlant de l'amitié, trouvait de telles expressions
pour la caractériser, à l'artiste qui, connaissant le fond réel de sa
nature pour en avoir souffert, l'analysait si délicatement, ces
liaisons, on le conçoit, ne pouvaient suffire et demeuraient
impuissantes à combler le vide de son cœur. Que lui fallait-il
donc ? Une affection de femme qui, sans être exigeante, surtout
sans absorber le temps qu'il employait à son grand œuvre, fût
toujours présente à sa pensée et le soutînt dans ses angoisses;
une tendresse délicate qui, n'étant pas précisément l'amour, non
plus que la simple amitié, mais une sorte de compromis entre
eux, fût comme une caresse constante pour son esprit, un apaise-
ment à ses misères ; un sentiment qui, tout en lui laissant la paix
du cœur, maintînt pourtant ce cœur dans un perpétuel état de
BALZAC FÉMININ 257
vibration douce, favorable à l'épanouissement de son talent : une
chose rare et précieuse entre toutes, telle en un mot qu'on ne la
rencontre pas deux fois dans une existence. Pas de coquetterie et
pourtant de la tendresse; pas de pédanterie et néanmoins une
vraie culture d'esprit; bref, une femme qui eût les qualités de ce
qu'on appelait au grand siècle « un honnête homme » et qui
néanmoins demeurât femme par toutes les nuances du sentiment.
Telle était Mme de Berny, que Balzac connut à l'époque de ses
débuts littéraires et qui lui conserva jusqu'à sa mort la plus tendre
affection. Les analogies sont saisissantes entre elle et l'héroïne du
Lys: c'est la même douceur résignée, le même sentiment d'irrémé-
diable mélancolie, cette conviction enracinée d'une disproportion
nécessaire entre le rêve et la vie réelle. Mmc de Berny avait épousé
un mari beaucoup plus âgé qu'elle, d'humeur morose et chagrine,
qui fut évidemment le prototype de M. de Mortsauf. Elle n'eut
toute sa vie d'autre consolation que sa tendresse de mère et ses
relations d'amie. Jusqu'où les relations allèrent-elles entre eux
deux ? Sans prétendre que Balzac ait joué le rôle de Vandenesse
avant de l'écrire, et bien convaincu d'ailleurs que Mme de Berny,
comme Henriette de Mortsauf, ne faillit jamais à ses devoirs, il
est probable que, tout au moins dans le début de cette liaison, la
sympathie profonde du romancier fit naître un sentiment que la
jeune femme n'osa peut-être jamais s'avouer à elle-même, mais
qui ne pouvait être que de l'amour. Toujours est-il que jusqu'à sa
mort elle ne cessa de correspondre avec Balzac, et de soutenir ses
défaillances. Cette intimité dura douze ans ; l'amie des premiers
jours mourut en i836, emportée par une maladie de langueur.
Voilà ce que Balzac trouva en Mme de Berny, si l'on en croit
certains fragments de sa correspondance, certaines confidences
adressées à sa sœur et à d'autres amies, qui éclairent d'une douce
et mystérieuse lumière cette figure également mystérieuse et
douce de l'amie disparue, ravie à son affection par l'implacable
destin. Quand il se reporte à ces instants heureux par la toute-
puissance du souvenir, il semble que ce soit avec le ravissement
d'un être humain à qui il a été donné de contempler une figure
qui à peine était de ce monde et qui ne semblait pas faite pour y
demeurer longtemps. Lorsqu'il parle d'elle, c'est avec des termes
d'adoration presque supra-terrestre, et le jour où elle disparaît,
voici ce qu'il écrit : « La personne que j'ai perdue était plus qu'une
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE: T. VII 17
2 58 L'ARTISTE
mère, plus qu'une amie, plus que toute créature peut être pour
une autre. Elle ne s'explique que par la divinité. Elle m'avait sou-
tenu de parole, d'action, de dévouement pendant les grands orages.
Si je vis, c'est par elle ; elle était tout pour moi... Elle réagissait
sur moi, elle était mon soleil moral. » Et Balzac ajoute, pris
comme d'une pudeur à la pensée du rapprochement qu'on ne man-
quera pas d'établir entre Mme de Berny et Henriette de Mortsauf :
« Mme de Mortsauf du Lys est une pâle expression des moindres
qualités de cette personne; il y a un lointain d'elle, car j'ai
horreur de prostituer mes propres émotions au public, et jamais
rien de ce qui m'arrive ne sera connu. Eh bien ! au milieu des nou-
veaux revers qui m'accablaient, la mort de cette femme est venue. »
Il ne restait plus alors à Balzac pour le consoler que l'amitié de
Mme Carraud qui devait, celle-là, l'accompagner jusqu'à la fin de
sa carrière d'écrivain. Sans doute elle fut douce à son cœur cette
liaison, mais trop purement amicale et trop exclusivement mater-
nelle pour présenter les causes de séduction que la nature
complexe de Balzac devait chercher. La correspondance entre eux
n'en es.t pas moins intéressante tant par la sincérité et l'absence
complète d'égoïsme que par la fidélité et la persistance d'affection
qu'elle dénote; la première lettre est de 1828 et la dernière de
i85o, l'année même de la mort de Balzac.
La nature exacte de leurs relations paraît bien indiquée dans une
lettre de i832 qui, par contraste, éclaire d'une vive lumière les
sentiments de Balzac à l'endroit de Mmc de Castries: « Quant à vous,
lui dit-il, il n'est pas besoin de grandes paroles, et vous comprenez
tout ce qu'un cœur ami vous offre de tendre et de délicat ; vous
êtes une de ces âmes privilégiées auxquelles je suis fier d'appar-
tenir par quelques-uns des liens que nous choisissons et je ne
pense jamais à vous que pour retrouver dans ma pensée de doux
souvenirs. Ah ! si l'on avait voulu aller aux Pyrénées, je vous
aurais vue ; mais il faut que j'aille grimper à Aix en Savoie, courir
après quelqu'un qui se moque de moi peut-être, une de ces femmes aristo-
cratiques que vous ave^ en horreur sans doute.»
Quelle absence de coquetterie, de tout ce qui caractérise en
général les rapports de femme à homme, entre Balzac et Mme
Carraud, pour que l'écrivain puisse lui adresser cette lettre sans
crainte de la froisser dans un sentiment de rivalité ! Et la lui eût-
il adressée s'il avait eu cette crainte? Il lui parle ici comme à une
BALZAC FÉMININ 2 5g
mère, mais à une mère telle que la nature n'en fait pas souvent,
car le propre des mères est de ne point comprendre leurs enfants.
Et n'est-ce pas la nécessité de combler cette lacune qui crée ces
relations du cœur, ce commerce d'âmes entre de jeunes hommes
et des femmes qui, par l'âge, pourraient leur avoir donné naissance ?
C'est donc comme à une mère en qui il est assuré de rencontrer
toutes les bontés et toutes les indulgences, que Balzac écrit à Mmc
Carraud. Telle est la note dominante de ses relations avec elle;
cela seul suffit à les expliquer, et elles n'auraient pas de raison
d'être, si l'on n'invoquait ce sentiment... Balzac est allé en Savoie;
il a couru après ce « quelqu'un qui se moque de lui peut-être »,
et il y a acquis la conviction qu'on se moquait de lui sans aucun
doute possible. Il ne conserve plus la moindre illusion, et s'en
explique franchement à Mme Carraud : Mme de Castries ne l'aimera
jamais. Et pourtant avec quelle ardeur il le souhaite cet amour:
« Vrai, je mérite bien d'avoir une maîtresse, et tous les jours mon
chagrin s'accroît de n'en point avoir, parce que l'amour est ma vie
et mon essence. » C'est là le cri du cœur qui revient à tout
moment dans sa correspondance, le besoin intime de son âme,
dont il fait confidence à Mme Carraud comme à la plus indulgente
de toutes des mères : « Il n'y aura pas de femme pour moi dans le
monde; mes mélancolies et mes ennuis physiques deviennent plus
longs et plus fréquents. Tomber de ces travaux écrasants à rien ;
n'avoir pas près de soi cet esprit si doux et si caressant de la femme, pour
laquelle j'ai tant fait. »
Il devait pourtant l'avoir un jour auprès de lui en la personne
de cette Mme Hanska qui fut d'abord l'amie de son intelligence,
puis la femme passionnément désirée pendant des années pour
devenir ensuite la compagne du grand écrivain. La mort cruelle ne
devait pas le laisser jouir longtemps de son bonheur.
La correspondance avec Mme Hanska1 commence en 1 833, et dès
le début on sent que les relations de Balzac avec elle sont de tout
autre nature qu'avec Mme Carraud. Mme Hanska est jalouse de son
amitié et n'admet point le partage. Elle a connu l'aventure avec
1 La Revue de Paris vient de publier une intéressante série de lettres adressées à Mme
Hanska par Balzac, et qui précisent exactement l'origine de cette liaison qui remonte à
1 833 . Les précieux originaux de cette correspondance sont entre les mains de M. de
Lovenjoul, et il faut bien espérer qu'avant peu les éditeurs de Balzac donneront entière
satisfaction à la curiosité des lettrés.
26o L'ARTISTE
Mme de Castries, et cette aventure lui porte ombrage. Balzac le
sent bien, puisque dès l'abord il sent un besoin de se disculper. A
une lettre dans laquelle Mme Hanska l'interroge sur Mme de
Castries, il répond comme à quelqu'un qui l'aurait pris en faute :
« Je suis avec elle dans des termes convenables de politesse cour-
toise et comme vous pourriez souhaiter vous-même que je fusse. »
Puis il ajoute aussitôt : « Ne vous imaginez pas que je cesse de penser
à vous ! » Il la tient au courant de ses immenses travaux et dans
une lettre qui peint à merveille l'existence du romancier, raconte
ses désastres pécuniaires et ses fatigues cérébrales : « Non seule-
ment je sens des faiblesses que je ne puis décrire, mais tant de vie
communiquée à mon cerveau que j'éprouve de singuliers troubles. »
A la tendresse qu'elle lui inspire et que la séparation augmente,
loin de l'affaiblir, Balzac constate une fois de plus qu'il est né
pour aimer. Pendant un voyage en Allemagne, il a visité la galerie
de peinture de Dresde, et s'étonne que les tableaux ne l'aient point
ému davantage : c'est qu'il ne les a pas vus en compagnie de la
femme désirée. Il semble qu'à partir de cette époque, l'année 1843,
sa passion aille s'accentuant encore. Il lui écrit : « Je reconnais
l'infini de mon attachement et sa profondeur à l'immense vide
qu'il y a dans mon âme. Aimer, pour moi c'est vivre, et
aujourd'hui plus que jamais je le sens. »
A partir de 1844, c'est un véritable journal de sa vie qu'il lui
envoie : il la mêle à son existence, lui communiquant ses pensées
de chaque instant ; elle réalise à ses yeux l'idéal de la compagne, de
la femme unique qui contient et résume ce que le poète a désiré.
Voici pourtant que l'affection de Mmc Hanska semble traversée par
des doutes, et Balzac en souffre cruellement. Il est probable qu'à
cette époque Mme Hanska , sentant où le romancier voulait en
venir, avait pris conseil auprès de certaines amies qui l'avaient
détournée de toute pensée de mariage. Ses réponses contiennent
sans doute quelque trace de ces conseils; aussi avec quelle âpreté
et quelle virulence Balzac se défend en défendant son sentiment !
« Ceci est un crime de lèse-camaraderie. Je vous conseille de quitter
Dresde au plus vite. Il y a là des princesses qui vous empoisonnent
le cœur ! » Ces craintes vont se renouveler plus d'une fois encore
jusqu'en 1846. Après onze années d'adoration, il atteignait enfin
au but poursuivi avec une si admirable constance; il épousait
Mme Hanska. Son bonheur ne devait pas être de longue durée,
BALZAC FÉMININ 261
puisque la mort allait le prendre quelques mois après le mariage.
Elle est assurément d'un ordre raje et exceptionnel , l'âme
d'artiste qui sut vibrer à des sentiments si délicats et si divers. La
lecture de la correspondance laisse une grande, une haute idée de
l'homme ; elle découvre un cœur, là où l'on avait pris l'habitude de
ne voir qu'un cerveau. Aussi comprend-on les paroles enthou-
siastes dont elle fut saluée à son apparition par un des fervents
admirateurs du génie du romancier : « La correspondance de
Balzac est infiniment mieux qu'un portrait, fût-il fait par un
Michel-Ange ou un Raphaëlde la plume. C'est la chair et le sang,
le cerveau et le cœur, l'âme et la vie d'un homme qui, dans l'art
littéraire le plus éclatant et le plus profond, fut à la fois un
Raphaël et un Michel-Ange. Balzac, en effet, Balzac est tout entier,
de pied en cap, de fond et de surface, dans cette correspondance
publiée avec raison comme le dernier volume de ses oeuvres, les
éclairant par sa personne, les closant par l'homme, et démontrant
la chose la plus oubliée dans ce temps où le talent voile si souvent
la personne et lui fait malheureusement tout pardonner, c'est que
l'homme égalant l'artiste le rend plus grand et en explique mieux
la grandeur1. »
Les figures de femmes qui traversèrent la vie du maître
romancier et que nous avons tenté d'évoquer, laissèrent, —
quelques exemples l'ont montré, — une empreinte ineffaçable dans
son œuvre, car l'œuvre de l'artiste est le grand poème qui raconte
sa vie. Mais c'est trop peu dire que de constater simplement, dans
une œuvre d'imagination, la trace de tel personnage vivant, ren-
contré au cours de l'existence, de noter que Mme de Castries devint
la duchesse de Langeais, que George Sand s'appela Camille
Maupin, que Mme de Berny donna naissance à Henriette de Mort-
sauf. Il faut pousser plus avant dans l'âme de Balzac, parce qu'en
l'explorant c'est l'âme même de l'artiste que nous abordons.
Et quelle voie plus favorable pour y pénétrer que ce précieux
filon de la sentimentalité ! Mme de Berny, Mme de Castries, comme
il les aima, comme elles devinrent partie intégrante de lui-même !
Elles suscitèrent en lui tou*e une floraison d'émotions particu-
lières et firent vibrer des régions de son cœur qui sans elles
1 Barbey d'Aurevilly, Littérature èpistolaire. L'artilce auquel nous empruntons cet extrait
est un des plus beaux et des plus éloquents qui aient été consacrés à Balzac lors de l'appa-
rition de la correspondance.
262 L'ARTISTE
seraient demeurées inertes. Pendant qu'il les aimait, pendant
qu'elles remuaient son âme. il n'avait garde de les étudier avec
une conscience froide et lucide ; il s'abandonnait à ses émotions,
il vivait ces émotions qui devenaient une part de son existence.
Mais disparues, avec le recul transfïguTateur du souvenir, elles se
représentèrent à nouveau comme des divinités auxquelles on
sacrifie, et les émotions vécues autrefois, passées maintenant dans
le domaine des réminiscenscs, devinrent des objets de culte artis-
tique. Alors commença d'affleurer la couche profonde de la
sensibilité inconsciente, et ce culte de son cœur, il éprouva le
besoin de le célébrer. L'être d'imagination prit à ce moment comme
une vie propre et plus intense ; à lui se rattachèrent toutes les
émotions de même ordre, toutes les expériences et tous les rêves.
Il s'enrichit de tout l'apport idéal et réel ; il devint la création
littéraire, la forme poétique qui s'incarne dans l'oeuvre , pour
demeurer éternellement offert à notre admiration.
Ainsi nous sont révélées, par l'exemple de Balzac, les étapes
successives de la création artistique, les phases par lesquelles une
série d'émotions vécues se transfigure en personnages de rêve: la
période de sensation pure, la période de réminiscence et la période
d'imagination esthétique. En étudiant le style de Balzac nous trou-
vions occasion d'indiquer comment il donnait corps à ses
tendances ; nous saisissons maintenant le développement du
phénomène, nous voyons de quelle manière délicate il s'opérait.
Ainsi, la succession des expériences de la vie extérieure se combine
avec le développement des tendances intimes. La condition
première et essentielle de la durée de l'œuvre nous apparaît la
sincérité sentimentale, et ce germe est d'autant plus fécond qu'à
l'origine il fut plus respecté. Comme ils se trompent, ceux qui, de
nos jours, abusés par un excès d'analyse, procèdent dans le roman
d'idées ainsi que les romanciers naturalistes dans leurs documen-
tations grossières, et qui croiraient faire une perte irréparable en
négligeant de noter leurs émotions, dès qu'ils les ont éprouvées !
Balzac, pour créer ses grandes figures, commença par vibrer avec
sincérité, par s'abandonner sans arrière-pensée à l'intensité de ses
émotions, et sa supériorité d'artiste a sa racine dans sa supériorité
sentimentale.
PAUL FLAT
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS1
IV
LOUIS LEGRAND
e style, le style moderne : ce sont
ces deux mots, si étrange que
puisse paraître leur union, qui
viennent à la pensée lorsqu'on
feuillette l'œuvre déjà consi-
dérable de Louis Legrand, avec
la liberté d'esprit nécessaire à
la compréhension des ouvrages
contemporains. Pourquoi les
modernes ne pourraient-ils pas
être doués de cette qualité du
style, que donnent au peintre une manière élevée de voir et de
rendre la nature, l'unique souci de la grandeur, le choix des seules
lignes expressives dans le sens de la noblesse ? Et, cette vision
hautaine, pourquoi ne s'appliquerait-elle pas à ce temps aussi bien
qu'aux époques légendaires ? Il y a, dans notre vie de tous les
jours, une foule de belles et bonnes choses que l'on découvre
peu à peu, si lentement ! Legrand nous a donné cette joie de
constater que nos contemporains et surtout nos contemporaines
pouvaient être pris au sérieux par un artiste dont l'idéal de force
1 Voir l' Artiste de janvier, février et mars derniers.
264 L ARTISTE
et de grâce est tout aussi élevé que celui de Van Dyck ou de
Velasquez, les peintres les plus gentilshommes que nous connais-
sions.
C'est le Courrier français qui a été l'école de Legrand. Il est à
remarquer que c'est par le journal que se forment les peintres
poètes d'aujourd'hui : deux journaux ont eu une importance
considérable sur l'éclosion du groupe des fantaisistes qui nous
occupe : le Chat noir et le Courrier français ; ils ont rendu des
services en ce sens qu'ils ont été les nourriciers (parfois quelque
peu parcimonieux) d'esprits originaux et indépendants, auxquels
répugnaient la filière picturale des Salons et des médailles, et la
chasse à la protection du cher maître influent ou du critique
éclairé. De tels journaux leur ont donné le nécessaire quotidien,
l'obligation de produire, si précieuse pour vaincre la paresse chère
à l'artiste, et un poste spécial pour observer la vie, la facilité d'être
des artistes reflétant fidèlement leur époque et désireux d'en faire
jaillir la poésie comme une synthèse, ou appliquant tout au moins
aux choses de leur époque les manières de voir des peintres
d'autrefois.
Quelques années de journalisme, ce fut pour beaucoup comme
l'exercice gymnastique quotidien où le corps acquiert cette sou-
plesse et cette habileté par lesquelles le tour de force s'accomplit
sans fatigue et sans effort. Legrand fit ses premières armes au
Courrier français, après un court passage à la fournée (organe
éphémère) et à la Chronique parisienne, où sa nouvelle illustrée.
Panurgeot, attira l'attention de ceux qui s'intéressent aux choses
du dessin ; dans les compositions qui l'accompagnent, comme
dans les premières de sa collaboration au Courrier, l'effort n'est
pas seulement dans la perfection du dessin et dans l'arrangement
de la composition, il est aussi dans les recherches de la facture ;
il y a, dans Un fumeur, Grand-père et petit-fils, des trouvailles de
traits de plume et de gouache du plus amusant effet. Mais ces
préciosités d'illustrateur ne devaient pas occuper longtemps le
peintre qui se révélait en lui. Presque tout de suite, il s'habitua
à voir large et simple, et l'on s'intéresse à suivre, tout au long
des années du Courrier, la progression lente et sûre de ce talent
viril qui se cherche et se perfectionne sans relâche dans les deux
sens de l'idée et de l'exécution, pour aboutir à la maîtrise que
nous allons bientôt reconnaître dans ses eaux-fortes et dans ses
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS 265
pastels. Parmi ces essais, notons quelques dessins, de très belle
allure : Via Y ^hannetons! — Les prix, — Messidor, — Peinture officielle,
— Strugle for life, — Ça, ton oncle ? mais c'est une tante ! — Prostitution,
— La maîtresse du président, etc. ; il y en a de très lâches, parmi
ces dessins, ce qui n'empêche jamais le constant effort de sur-
prendre à des points de vue curieux, en de difficiles raccourcis, la
nature serrée de très près par cet amant raffiné qui ne saurait se
contenter du point de vue banal.
Deux artistes ont dû avoir quelque influence sur Legrand, dès
ses débuts : Rops, le maître épris des curiosités de la pensée, et
Degas, le grand peintre qu'exaspèrent les conventions et les lieux
communs de la couleur et du dessin. Mais ces influences furent,
pour ainsi dire, fugitives, et nous allons voir, au courant de son
œuvre d'aquafortiste et de pastelliste, ces préoccupations dispa-
raître tout à fait et la personnalité de Legrand grandir jusqu'à ces
dernières oeuvres pleines de robutesse : le Fils du Charpentier et la
Parole divine. Nous avons noté sommairement la collaboration au
Courrier; il faut parler maintenant d'un livre, la Danse fin de siècle,
qui a fait son chemin dans le monde des amateurs et qui a beau-
coup servi à faire connaître Legrand comme aquafortiste.
Le livre parut en 1892, au beau temps de la gloire de Mesdemoi-
selles Grille d'Égout et la Goulue. Legrand et l'un de ses amis, que
distingue un double talent d'orateur et d'écrivain, eurent l'idée d'un
petit voyage d'exploration — au seul point de vue de l'art, —
dans le pays de la danse « chahuteuse ». L'ami écrivit le résultat
de l'enquête. Legrand dessina dix planches d'après nature et ils
s'en furent montrer leur ouvrage à la maison Dentu. Celle-ci eut
le bon goût de se charger de l'édition et de commander à Legrand
la gravure de ses dessins.
Il faut les voir, ces dessins, pour apprécier la beauté de cette
série d'études où la légère inconvenance du sujet disparaît vrai-
ment tout à fait sous la crânerie de l'exécution. Personne ne
trouvera indécentes ces filles qui montrent, en effet, beaucoup de
linge, mais que l'on sent uniquement occupées aux difficiles
désarticulations qu'exige leur art baroque et charmant. Les dix
morceaux dont se compose cette suite sont au crayon noir et
rehaussés d'aquarelle avec cette sobriété et ce goût que nous allons
retrouver plus loin dans la série des pastels. Legrand semble avoir
à ce sujet les idées des décorateurs de la Renaissance, pour qui le
266 L'ARTISTE
dessin, la ligne rigide et hautaine, ne passe jamais en second
lieu; le trait, organe mâle de l'art, l'intéresse tout d'abord et ce
n'est que quand sa conscience est satisfaite qu'il cherche les
valeurs et qu'il s'amuse aux féminités de la couleur, et avec quelle
discrétion !
Peut-être est-ce là l'une des raisons pour lesquelles les dessins
dont nous parlons gardent, dans la représentation sincère des
pires effrontées, cette allure élevée qui confine au style et dont
nous parlions au début de cet article. Peut-être aussi la seule
puissance d'un dessin magistral suffit-elle : regardez la première
planche, celle que Legrand intitule: Brisement des cuisses à terre;
la femme qui se penche sur sa compagne pour lui faire exécuter
le terrible écartèlement que doivent subir les initiées, se courbe
en un si adorable mouvement que l'étrangeté de son geste
disparaît et que l'on ne pense plus qu'à admirer la pureté de sa
forme, le mélange de grâce et de solidité qui se montre en elle
parmi les audaces du raccourci. Celle aussi qui subit la torture
n'a rien de mièvre, rien qui sente le désir de plaire aux polissons;
cocottes si l'on veut, ces femmes ont l'air, de par la puissance du
peintre, de se conformer à quelque terrible rite qu'exige le culte
de la mystérieuse déesse du plaisir. Noires ou roses, les religions
ennoblissent leurs adeptes : c'est ce côté d'hiératisme que Legrand
a su saisir et rendre d'une façon curieuse; les planches gravées du
volume donnent cette impression, mais, pour l'avoir tout entière,
il faut voir les originaux, auxquels de douces tonalités ajoutent
encore un peu plus de vie, la couleur de la vie.
Les dix autres planches de la collection sont de la même marque.
Le choix du modèle importe peu ; tout est dans la manière dont
il est traité : Legrand met autant de conscience et d'art à peindre
des filles de bal public que les moines fresquistes en mettaient à
figurer leurs madones sur les murailles du cloître. Il est impossible
de ne pas admirer, dans chacune de ces études, la largeur de l'exé-
cution, le beau trait simple et fort que commande un œil avisé,
sûr de ce qu'il voit, et que trace une main ferme, affranchie de
tous les tâtonnements. Certain philosophe anglais a écrit jadis un
gros volume sur la ressemblance du personnage préféré avec la
personne même du peintre ; il aurait beau jeu pour défendre sa
théorie en prenant notre peintre pour exemple. Le dessin de Louis
Legrand est bien celui de ce grand garçon solide et élégant, dont
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
267
la figure régulière s'encadrerait à merveille dans les simples et
riches costumes de velours noir des gentilshommes du temps de
Van Dyck. Il y a quelque chose, dans sa personne, de l'allure qu'il
donne à ses personnages.
La gravure des dessins dont nous parlons a fait quelque bruit
dans le Landerneau des peintres graveurs. Là aussi éclate la supé-
riorité de cet artiste, à qui tout semble facile et qui fait tout
simplement et sûrement : voyez les beaux noirs, les gris légers,
LES PETITES DE LA DANSE : INITIATION
Dessin de Louis Legrand.
les blancs savoureux de ses eaux-fortes, et soyez certain que Legrand
n'a pas peiné pour obtenir tout cela, — en apparence du moins ; —
il faut l'avoir vu faire mordre une grande planche telle que la
Parole divine. Pour tous instruments, une pointe, un verre plein
de résine en poudre, un soufflet de cuisine, le poêle de l'atelier, et
de l'eau-forte presque pure : cela Suffit. En quelques minutes, le
grain est répandu, chauffé au poêle, et la planche mordue, pendant
que Legrand va et vient, surveillant sa morsure avec la tranquillité
d'un homme qui exécute quelque petite besogne sans importance.
s68 L'ARTISTE
Et, autre part, n'avons-nous pas vu des graveurs s'arracher les
cheveux, mourir d'angoisse pendant une opération semblable,
qu'ils avaient péniblement entourée de toutes les chances possibles
de réussite, — et qui ratait une fois sur deux. — Pour Legrand,
la question du métier n'est rien ; il concentre tout son effort sur
l'œuvre d'art : cette même planche, la Parole divine, qu'il fait
mordre en cinq minutes, a coûté des mois de travail. Il faut voir
la suite des dessins préparatoires, les croquis, les études d'après
nature, à l'aide desquels il s'est rendu maître de son sujet, pour
s'en rendre bien compte. Il serait à désirer que, lorsqu'une telle
planche est offerte aux amateurs, ils puissent voir, dans une expo-
sition quelconque, la série des travaux préparatoires : la genèse de
l'œuvre d'art servirait à leur faire apprécier davantage le résultat
définitif. Qui peut se vanter, en effet, de comprendre tout de suite
une œuvre nouvelle dont la personnalité intense est un des prin-
cipaux mérites?
Mais, à propos des gravures de La danse fin de siècle, nous
empiétons un peu sur la fin de cet article. Entre ce volume et la
Parole divine, se place toute une belle série d'eaux-fortes et de
lithographies qu'il faut se garder d'oublier.
Les lithographies d'abord. L'album intitulé : Au cap de la Chèvre
n'a pas pour Legrand d'autre importance qu'une collection de
notes de voyage. Nous allons y trouver autre chose : la Bretagne
vue à un tout autre point de vue que celui auquel nous avons
coutume de la voir représentée; et ce n'est pas d'un mince intérêt.
Legrand paraît peu sensible au paysage; ce n'est pas la Bretagne
champêtre ou monumentale qui l'a tenté, c'est le Breton moderne.
Quand nous disions que ce diable d'homme sait donner du style
à tout ce qu'il touche ! Regardez le Père Herjean, ce n'est pas un
paysan, c'est le paysan ; tel l'aurait compris un sculpteur chargé de
symboliser l'homme des champs. Voyez ces frustes habits, cette
tête finaude dont les petits favoris blancs rappellent les vieux gre-
nadiers, ces yeux plissés par le grand soleil de soixante-dix étés, ces
mains nerveuses, devenues, au maniement de la terre, presque sem-
blables à des racines ; il tient sa faucille comme un sabre, le vieux,
et même comme l'emblème précieux de quelque culte rustique ; et
Legrand a beau faire semblant de le railler dans sa légende, dire
qu'il « se lève tous les jours à trois heures du matin par rapport
aux bestiaux (les bestiaux, c'est un mouton et deux poules) »,
f
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
269
il paraît bien certain que, pour le rendre tel, il a été pris de sincère
admiration pour la figure typique du paysan ; la blague n'est venue
qu'après coup, et elle est comme l'air de la triste chanson de Don
Juan qui sautille sur un rythme léger et se moque des paroles.
AU MOULIN-ROUGE
Dessin de Louis Legrand.
Plusieurs autres lithographies de cette collection sont d'aussi
grande allure : Le marin Hervé, tout seul à sa barre sur la mer
nocturne, et dont le raccourci rend si bien la souplesse simiesque
des gens de mer ; Les deux cancanières, celle qui écoute religieuse-
ment, tout en battant le beurre, pour pouvoir répéter demain la
médisance apprise, et celle qui raconte, la bouche tordue par les
270
L'ARTISTE
mauvaises paroles railleuses et méprisantes ; puis la pastourc qui
garde sa vache et marche auprès d'elle du même pas, la cervelle
non moins engourdie, — Deux animales; — et encore l'homme
qui affûte sa faucille, un des types les plus vrais de Breton que
nous connaissions. Tous, malgré leur réalisme, ont l'allure, ce je
ne sais quoi qui les élève au-dessus de l'étude banale de l'homme
des champs et les rend dignes de figurer dans une grande compo-
sition décorative.
Car il nous paraît certain que Legrand est fait pour la grande déco-
ration, et, à ce propos, il y a lieu de s'indigner du choix que fait le
gouvernement dès qu'il s'agit de commander un ouvrage de quelque
importance à ce point de vue. Les employés commis à ce soin, les
inspecteurs des Beaux-Arts, s'acquittent le plus souvent très mal
de leur mission : les prix de Rome, ces artistes brevetés, sont là,
sous la main du bureaucrate, qui n'a besoin d'aucun effort d'intel-
ligence pour distinguer les vrais décorateurs de naissance, et les
travaux les plus difficiles échoient à des peintres de morceau
auxquels la grande envolée nécessaire pour la fresque est complè-
tement étrangère. Besnard, Merson, Flameng, Picard ont les
qualités nécessaires, nous le savons bien; mais comment aller
demander de la décoration à des peintres tels que Bonnat, pour
n'en citer qu'un parmi ceux qui sont tout à fait dénués de l'imagi-
nation nécessaire ? Peintre de portraits, M. Bonnat l'est, certaine-
ment, et parmi les plus intéressants, mais ce peintre, qui n'a jamais
éprouvé le besoin de placer son personnage autre part qu'à l'entrée
d'un tunnel, est notoirement disgracié au point de vue imaginatif;
on le voit bien par son exposition de cette année. Eh bien ! c'est
aux inspecteurs des Beaux-Arts à se rendre compte de cela et à
faciliter aux décorateurs de droit divin qui n'ont pas passé par
l'École, les moyens de se faire connaître. Rivière, Caran d'Ache et
Legrand ont une grandeur native qui pourrait produire de beaux
résultats, de même que la fantaisie ailée de Jules Chéret gagnerait
à se développer sur de grandes surfaces, et que le délicieux sym-
bolisme de Willette est le garant des œuvres durables qu'il
pourrait laisser après lui. Oui, mais voilà, il faudrait des inspec-
teurs assez avisés pour juger Legrand sur ses pastels, Caran sur
son épopée, Rivière sur Sainte Genaùève et sur Héro et LéanJrc,
Willette sur ses dessins et les quelques adorables toiles qu'il a
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS 271
produites, Jules Chéret sur ses affiches. Pour ce dernier, un com-
mencement de justice vient d'être rendu, une fresque lui ayant été
attribuée à l'Hôtel de Ville. De même, au point de vue de la
statuaire décorative, un grand ouvrage ne devrait-il pas être attribué
à Joseph Chéret? Il suffit de voir ses vases, ses cheminées, ses
décorations murales pour s'en rendre compte. C'est aux fonction-
naires dont nous parlons à courir les ateliers, à feuilleter les
publications et à donner crânement leur avis à l'Etat, sans quoi
ils ne sont qu'un rouage inutile et onéreux qu'il faut supprimer.
L'Etat doit sa protection à ceux qui ont profité de l'instruction
qu'il donne, d'accord, c'est pourquoi nous applaudissons au choix
de ceux de ses prix de Rome qui sont tout de même bien doués,
mais il la doit aussi, cette protection, à ceux qui, n'ayant pas reçu
cette instruction, — pour quelque raison que ce soit, — se sont
élevés tout seuls, à la force du poignet, comme on dit.
Nous ne parlons pas des architectes, l'Ecole les ayant tous tués :
une promenade dans Paris peut vous convaincre de cette triste
vérité.
Mais cette digression bougonne nous a fait perdre de vue notre
sujet : les eaux-fortes de Legrand et ses pastels. Les dimensions de
cet article nous empêchent d'étudier en détail l'œuvre gravé de
Legrand, antérieur aux Petites de la danse, bien qu'on y trouve des
pièces telles que la Mater inviolota, et Mater inviolota est la pre-
mière planche de cette série où la légende chrétienne est rappelée
en des compositions toutes modernes, et dont le Fils du charpentier
et la Parole divine sont les dernières et les mieux venues, le talent
de Legrand étant de ceux qui grandissent toujours. Pour Mater
inviolota, Legrand n'a pas eu à chercher bien loin ses modèles
(de même pour Le fils du charpentier} : sa femme et son enfant lui
ont inspiré cette belle œuvre, où l'ardeur du baiser maternel est
glorifiée en de chastes lignes, si simples et si pures.
La série des Petites de la danse se compose de douze études de
ballerines saisies dans les gestes les plus intéressants de leur
classique pantomime. Il faut une mention toute spéciale pour cet
album où la vigueur et la grâce s'unissent dans le constant effort
du peintre pour être à la fois réaliste, synthétiste, dessinateur et
coloriste en blanc et noir. Très intéressantes aussi, les danseuses
de Degas et de Renouard le sont à un autre point de vue. Si nous
272 L'ARTISTE
rappelons ces prédécesseurs de Lcgrand, c'est pour bien marquer
que deux ou trois peintres n'épuisent pas un même sujet et pour
couper court à cette irritante réponse des ignorants : un tel a fait
des danseuses avant lui ! — Qu'est-ce que cela fait? Le sujet n'est
rien, il appartient à tout le monde, et tous les tempéraments le
comprendront différemment; le crime n'est pas de prendre le
même sujet que le voisin, c'est d'imiter sa manière de le traiter,
et ce n'est pas ce qu'on pourra jamais reprocher à Legrand.
Il y a, dans les Petites de la danse, quelques planches qui sont
tout à fait de premier ordre. Voyez la Première Leçon, cette petite
qu'amène une sombre et équivoque figure de mère ou de tante.
La future ballerine se dresse brillante, au premier plan, déjà
papillon d'opéra par les tulles bouffants de sa jupe, et chenille
des faubourgs encore par les côtés saltimbanques de son maillot
où saillissent en grosses bosses les genoux cagneux de la
« gosse » nourrie d'arlequins et d'attignoles. C'est le fruit vert
qu'il va falloir dégrossir, assouplir, façonner au vice élégant;
comptez pour cela sur cette ombre hiératique qui la poursuit,
enfouie dans son châle de portière, les doigts crispés sur la
poignée du petit sac de cuir où s'entasseront les recettes futures.
Nous connaissons peu de compositions si simples à la fois et si
dramatiquement éloquentes. C'est une œuvre de maître que cette
pièce, à laquelle un travail puissant et fruste laisse toute sa valeur
d'expression. La Fille à sa tante continue l'enquête plastique sur
les transformations de l'élève courtisane : un peu grandie, mieux
en chair, déjà jolie, presque mûre, elle suce un sucre d'orge de
l'air d'hébétude particulier à ces enfants que trop de gymnastique
anihile cérébralement, cependant que la tante tricote, attendant
patiemment l'heure de la fortune prochaine. Plus loin, la voilà en
plein travail pour gagner ses grades, dans : On se tourne, — On se
retourne, — Arabesque ouverte, — A la barre, etc. Et voici enfin la
planche Devant la glace, où, danseuse et cocotte, la fille est assez
vicieuse, assez fardée, assez publique pour mériter la couche d'un
prince ou d'un banquier. Ces études resteront, quoique tirées à
vingt-cinq épreuves seulement, car elles seront précieusement con-
servées dans les cartons des amateurs ; c'est un vivant document de
notre époque, un coin curieux de la vie parisienne, vu par un
artiste qui est aussi un philosophe plein de tendre pitié pour les
« gosses » de la danse.
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS
273
Tous ces ouvrages sont du Legrand connu, quoique, de par
leur tirage très restreint, réservés à un petit nombre de collec-
tionneurs : nous voulons parler maintenant du Legrand que nous
apprécions davantage, du Legrand des pastels. Pour les connaître,
ces pastels, il n'y a pas deux moyens : il faut aller voir son ami
Pellet, le marchand d'eaux-fortes du quai Voltaire, l'éditeur des
LE FILS DU CHARPENTIER
Dessin de Louis Legrand.
lithographies du Cap de ht Chèvre, des Petites de la danse, de la
Mater inviolata, etc. Pellet est un fanatique de Legrand, il a foi
dans son talent, et dès ses débuts, il l'a défendu avec courage et
conviction contre les attaques qui ne manquent pas d'assaillir à
son entrée dans l'arène un solide lutteur dont on craint la poigne
vigoureuse. Pellet ne peut se lasser d'acheter les pastels de
Legrand, sa collection fait son orgueil, et l'on doit rendre justice
à l'amour sincère qu'il professe pour ces belles choses. C'est, à
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII l8
274 L'ARTISTE
notre avis, dans ses pastels que Legrand se donne tout entier. Ils
sont exécutés, avons-nous dit, avec la simplicité des fresquistes de
la Renaissance. Une nuance de fond, un modelé en bleu, violet et
en orangé, quelques autres teintes discrètes, et cela suffit. Il
semblerait que Legrand a peur d'amuser l'œil par les recherches
de couleur et de le détourner de ce qui l'intéresse davantage
lui-même, le trait et le modelé. Par des touches simples et justes,
en peintre qui peint largement, il obtient des effets étonnants de
vie et de lumière. Presque tous les sujets des Petites de la Danse
ont été traités au pastel dans de grandes dimensions. On se tourne,
— On se retourne, — A la barre, etc. Une merveille, c'est la petite
danseuse accroupie dans une pose de divinité indoue de la planche
Les gosses de la danse : les cheveux de la fillette sont un miracle de
simplicité. A remarquer Deux danseuses à leur toilette où le
sentiment de la chair domine parmi les transparences des tulles
et des gazes légères ; — Danseuse regardant son pied, — Danseuse
souriant (non gravée), — Deux danseuses, — La petite jille à la vache
(de la série du Cap de la Chèvre) et maints autres pastels dont
l'énumération serait inutile, car il faut voir la peinture pour en
goûter la saveur. Le carton de la Mater inviolata, n'était son senti-
ment profondément moderne, semblerait quelque fresque enlevée
à la muraille d'un couvent d'Italie. Il n'y a pas imitation pourtant,
il y a rencontre dans la simplicité des moyens et la grandeur de
la conception. Encore une fois, que les gens qui ont la direction
officielle des travaux de l'État aillent voir si le marchand qui a
réuni une telle collection ne les a pas devancés dans la compré-
hension de cet artiste que l'on voudrait voir, de même que
certains autres, occupé à des travaux dignes de son talent.
Pour finir, nous mentionnerons les deux grandes eaux-fortes
que Legrand vient de terminer : Le Fils du charpentier et la Parole
divine. Le Fils du charpentier modernise l'idéal chrétien de la
famille, comme la Mater inviolata modernisait l'amour maternel
de la Vierge pour le petit Jésus. Sur un tas de planches la Vierge
et l'enfant sont assis, peints au naturel dans une pose familiale que
Legrand a dû surprendre et noter dans son propre intérieur: une
auréole à peine indiquée désigne seule cette Vierge de nos jours à
l'adoration des mystiques. Le charpentier contemple cette scène,
un brave charpentier de village dont la ferveur n'a pas besoin de
costumes patiemment reconstitués d'après de savantes recherches.
QUELQUES ARTISTES DE CE TEMPS 275
Nous avouons notre faible pour ces évocations mythiques,
figurées par des contemporains, et dont les Mystères du moyen âge,
Rembrandt et plusieurs autres peintres ont donné l'exemple.
Qu'importe la précision du costume dans les figurations où l'idée
domine, où le sentiment a la plus grande part? Il est triste de
penser qu'il n'y aura que trente épreuves de cette belle gravure,
mais les difficultés du tirage le veulent ainsi.
Trente épreuves aussi de la Parole divine. Dans un paysage
purement conventionnel, le jeune Maître est assis et parle, dans
un mouvement délicieux de simple exhortation ; à ses pieds deux
Madeleines l'écoutent, le sourire aux lèvres, oublieuses des choses
passées, pleines de paix et d'espoir, heureuses d'être innocentées
par Celui qui met sa principale force dans le pardon. Jamais
Legrand n'a été plus hautement inspiré. Nous ne savons pas
quelles sont ses convictions religieuses, mais ceux qui prêtent
encore l'oreille à la voix de Jésus et qui se conforment à sa
doctrine éprouveront, en regardant la Parole divine, l'émotion
sincère que donnent les grands ouvrages de l'art chrétien.
LOUIS MORIN.
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE
CHARLET
(Suite)i
J'ai cité par avance deux des pièces capitales de Y Album de
1826. Il vaut à peu près celui de 1824; c'est dire que
les dessins remarquables n'y manquent pas. En comparant
les ?70S 2 et y, on observera comment Charlet a su nuancer suivant
l'arme deux scènes de galanterie militaire presque pareilles. Dans le
n° 2, c'est un caporal de voltigeurs qui offre, entre le pouce et
l'index, un papillon à l'objet de sa flamme: « Le Papillon léger,
dit-il, est l'emblème du cœur, qui s'ennuie dans le centre cl devient
voltigeur ». Il arrondit son geste comme sa phrase, prétentieu-
sement. Il est franchement comique à voir, quoique joli homme,
et la jeune bonne l'écoute d'un air d'autant plus sentimental.
Le n° ) nous montre un fourrier de hussards au pied d'une
autre jeune bonne assise sur un banc de jardin. Lui est à la
fois plus simple et plus entreprenant : « Charmante Gabriclle, lui
dit-il en lui prenant la main, je veux vous faire un sort, foi de sous-
officier du 2e bouqards*. Et Gabrielle plus jolie, plus accoutumée
peut-être à des déclarations de ce genre, écoute d'un air modeste ;
tous deux sont jeunes et gracieux, la scène est presque poétique.
L'éternel thème de l'ancien se faisant payer à boire par le conscrit
est le sujet du u° ij. Le vieux sapeur est encore assis à la table du
cabaret: ils étaient là tous deux depuis longtemps sans doute,
1 V. l' Artiste de février et mars derniers.
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE 277
attendant réciproquement chacun que l'autre se décide à mettre la
main à la poche; à la fin le conscrit se lève, et d'un air fâché,
jetant l'argent sur la table : « Sapeur, s'écrie-t-il, c'est fini, plus de
carottes. Chacun son écot, comme tout Français la doit ! » Rien ne vaut
sa mine, sinon l'air profondément tranquille du sapeur, qui compte
bien sur le point d'honneur du petit pour que le cabaretier soit
totalement payé. J'aime moins, parce que je la trouve moins fine,
la pièce beaucoup plus connue qui a pour légende : « Asse\ causé,
on va se rafraîchir d'un coup de sabre ». Mais je mets au même rang
celle que voici, où la fantaisie et la réalité sont si singulièrement
mélangées. Près de la porte d'un cimetière, un vieux bourgois s'est
mis, pour se consoler sans doute, à prendre un verre avec un
militaire. L'enseigne du cabaret convient à sa situation : « Au
rendez-vous du Cimetière; Follet, fait noces et festins ». Tout à coup, à
la sixième bouteille, le vieil homme s'attendrit et porte la main à
son front: « Carabinier, dit-il, ma défunte me revient! » Et le carabinier
de rire. L'Ecole chrétienne, pour l'originalité pittoresque du défilé
d'enfants, M. Pigeon solliciteur, pour la gaieté de l'idée et l'adresse
du dessin, mériteraient bien encore une mention. Je les signale sans
les décrire, craignant d'abuser du lecteur.
Aussi bien, après ce brillant Album de 1826, voyons-nous la verve
de Charlet subir comme un temps d'arrêt ou une période de fatigue.
Les Croquis lithographiques à l'usage des enfants (1826) ont obtenu
de leur temps une estime que nous ne pouvons leur donner
aujourd'hui. L'esprit et le dessin nous en paraissent également
faux, vieillots et désagréables. Dans l'Album de 1827, il n'y a,
en réalité, qu'une pièce franchement jolie, celle qui a pour légende:
« Mon mari les aime singulièrement... les lanciers ». Ainsi parle une
jeune et jolie femme, en étonnante capote du temps, à un galant
officier assis près d'elle, tandis que le mari fait grise mine à l'autre
bout de la table. Le petit garçon, qui joue au soldat, porte déjà
l'uniforme de lancier. « Ceux-là qui se bat pour la galette, etc. ». « Tu
vois Austerlit-z au moment du tremblement, etc. » et « Voilà mon fourrier
(M. Binet), etc. », sont des compositions assez bien venues,
mais ne font que répéter, sous une forme affaiblie, des idées
maintes fois déjà utilisées. L'Album de 1828 ne contient même
pas une pièce à signaler. Les Fantaisies (pour Frérot), commencées
en 1824 mais publiées par cahiers jusqu'en 1827, sont un recueil
secondaire. En réalité, Charlet ne se ressaisit qu'en 1828, dans les
278 L'ARTISTE
Croquis et pochades à T encre. Là, justement parce qu'il laisse à sa
main liberté entière, et ne prétend formuler aucun sujet, nous
revoyons des dessins pleins de mordant et de fraîcheur : tels les
deux Turcs, l'un assis (n° i), l'autre debout (n° 2), la Jeune marchande
d'œufs, à laquelle un ivrogne débite des galanteries, surtout la
feuille de Croquis et grijfonncnients et le Gros aubergiste une broche à
la main. M. de La Combe a raison de dire que plusieurs
de ces croquis pourraient rivaliser avec des eaux-fortes. Le trait de
plume y a la décision d'un trait de pointe, et les colorations
de l'encre étalée sont souvent aussi riches que celles de la morsure.
On pourrait ajouter que ce sont là les vraies eaux-fortes de Charlet;
la même année et peut-être en même temps, il avait voulu essayer
du cuivre et du vernis ; ses quinze ou seize planches sont honorables,
rien de plus. Il s'en rendit compte et n'y revint pas. M. de
La Combe nous apprend encore que les croquis à l'encre
n'eurent aucun succès de vente ; c'est pour cela sans doute que
Charlet n'en fit plus guère dans la suite, et nous le regrettons.
L'Album de 1829 est presque aussi vide que celui de 1828; celui
de i83o vaut un peu mieux ; il renferme cinq ou six jolies pièces,
d'inspiration toujours un peu mince et pas bien neuve, mais
agréablement présentées : Le père Brousssaille, l'Hospitalité, « // y
aura de la baisse! Bijotot, mon ami, écoide^ vos huiles et méfiez-vous de
la cannelle » (dialogue de deux honorables épiciers, en chasse)
«.Faut du tempérament », « Tout cane vaut pas mon doux Falaise! » Les
deux Coqs. Pans les deux cahiers de Fantaisies de i83i (il semble
que sous ce titre Charlet se sentit réellement plus libre que dans
ses Albums proprement dits, publiés à heure fixe et pour un public
spécial, à propos des étrennes) nous ne trouvons guère de pièces
importantes, mais plutôt des tendances dont il est temps de parler.
J'en vois les signes dans l' Action, le Moulin de Jemmapes, la Marche îles
troupes, h feuille de Croquis »°j. La veine d'esprit farceur qui avait
valu à Charlet tant de popularité s'épuise évidemment, et il s'en
aperçoit. Alors il revient à une observation plus simple et, si j'ose
dire, plus désintéressée du vrai. Le soldat individuel l'attire moins,
l'être collectif composant l'armée l'occupe davantage. Les diffé-
rentes scènes de. la vie en campagne, la colonne au repos ou en
marche, la bataille même obsèdent son esprit. Il n'en profite pas
pour prétendre plus haut ou s'attendrir. Ses intentions comme
ses impressions sont surtout pittoresques, et c'est par là qu'il
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE 279
diffère absolument de Raffet. Cet instinct, qui d'ailleurs a
toujours été celui de Charlet, de ne retracer que ce qu'il a pu voir
de ses yeux, et de ne rendre l'émotion d'un spectacle qu'après l'avoir
lui-même éprouvée sur place, s'accentue ainsi à mesure qu'il avance
dans sa carrière. D'autres conséquences en résultent encore,
suivies d'autres progrès. Son dessin, moins large peut-être en
apparence, devient plus net, ses effets sont à la fois plus colorés
et plus clairs ; si l'on cherche ses chefs-d'œuvre au point de vue
du ton, c'est sans hésitation dans les Albums de 182 5 à i83o qu'il
faut les choisir. L'évolution dont je parle, commencée depuis 1825
ou 1826, peut être considérée comme à son terme en i83i. Xon
que Charlet renonce entièrement à ses sujets goguenards et cesse
dépeindre ses fricoteurs : nous en retrouvons dans Y Album de i832,
et nous en verrons jusqu'à la fin dans tous ses recueils ou peu s'en
faut; mais, à compter de i83i, et c'est à cet égard que la Marche
de Lanciers sur un champ de bataille est très importante, il est en
pleine possession de l'idée nouvelle dont il va multiplier les
expressions dans ses admirables Souvenirs de Tannée du Nord : il
voit la vie militaire et nous la fait voir sous un autre aspect et
dans un autre cadre. Après avoir été le peintre le plus véridique
du troupier et du grognard, il devient à sa façon celui de l'armée.
Au reste, cette Marche de lanciers, si belle malgré les brûlures de
l'acide, si vraie et si poétique en même temps avec ses lointains
sombres qu'on devine plutôt qu'on ne les voit, elle est la repro-
duction d'une toile que tout le monde a pu remarquer à l'exposition
de Charlet, l'année dernière. Cela seul est une preuve de l'esprit de
réflexion que Charlet y a mis, des ambitions qu'il y a réalisées.
Les circonstances se chargèrent de fournir à Charlet, juste au
moment où ils pouvaient lui être le plus utiles, des éléments de
réalité qu'il avait en vain cherchés jusque là. On se souvient de
son voyage d'Espagne, changé en simple excursion aux Pyrénées.
M. de Rigny faisait encore partie de l'expédition d'Anvers, où il com-
mandait une brigade de cavalerie. C'était une occasion unique de
voir enfin la guerre, et Charlet n'y manqua pas. Grâce à M. de
Rigny, il put aller partout et tout observer d'aussi près qu'il le
voulut. Ses lettres, datées du bivouac de la Pipe de tabac (Tête de
Flandre) ' témoignent de son entrain et nous font connaître sa
1 De la Combe, page 63,
28o • L'ARTISTE
façon de vivre. Les 20 pièces de ses Souvenirs nous mettent sous
les yeux le pays, les deux armées avec leur allure propre et leur
physionomie, plus faciles à reconnaître qu'à définir, la campagne
elle-même telle qu'un simple soldat, non pas un général, a pu la
voir et la comprendre. Rien de plus simple et de plus précis que
cette série d'impressions, je dirais rien de plus vécu si j'osais me
servir d'un mot dont on a trop abusé. Le jour vient de se lever,
une buée blanche monte de la terre humide et couvre les lointains
où perce pourtant la haute silhouette de la cathédrale. Hommes et
chevaux, reposés et joyeux, suivent un joli chemin de bois qui
débouche sur la plaine. Qui de nous, maintenant que tout le
monde a porté l'uniforme, ne se souvient de quelque pareil Matin,
et n'en retrouve ici le souvenir inattendu? Même vérité dans le
Petit poste avancé, où Charlet a si nettement caractérisé la contrée
basse et coupée d'eau. C'est en pareil pays surtout que les cordiaux
font plaisir et qu'on y recourt. La légende se charge de le dire :
La vivandière est chérie de toute l'armée. Nous nous rapprochons des
endroits où l'on se bat : ce fameux Bivouac de la Pipe de Tabac,
d'où Charlet datait ses lettres, le voici lui-même : un endroit peu
confortable, on peut le voir, et un gîte sommaire. Pourtant on y
trouve encore moyen de vivre à peu près comme à la caserne, en
dépit des bombes. Plus près encore de l'ennemi, Les travailleurs
vont à la tranchée. Ici l'insousiance, même héroïque, ne serait plus
de mise, on est sérieux ; à droite, par dessus le parapet, des soldats
font le coup de feu, tout à leur besogne. Derrière l'abri de terre,
les hommes, le fusil en bandoulière, des outils ou des fascines
dans les mains, se défilent et se hâtent. On a dit que jamais Charlet
n'avait représenté la guerre. Je demande qu'on m'en trouve
ailleurs une image plus saisissante. Il est vrai qu'il a vu ces
choses-là si bien lui-même et telles qu'elles sont, qu'il a oublié
d'y mêler aucune rhétorique. Aussi bien des gens préfèreront-ils
les Tireurs de la compagnie infernale, cette brillante étude à l'encre;
mais il ne saurait y avoir partage d'opinion au sujet du Fort
S1 Laurent enlevé par les grenadiers du 6jmc. C'est la pièce capitale de
la suite. L'action se passe à quatre heures du matin, dans la nuit
du i3 au 14 décembre i832. Le mur d'escarpe, battu par l'artillerie,
vient de s'écrouler dans le fossé; alors, profitant de l'obscurité, une
poignée de grenadiers a été lancée sur la brèche. Ils gravissent
péniblement dans la terre mouvante et dans les décombres, le sac
LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE 281
au dos, la baïonnette au canon, mais ils conservent leur ordre, ils
se serrent et pas un ne veut arriver le dernier; déjà ils sont en
haut, et leur officier, l'épéc levée, se détache sur le ciel vaguement
éclairé par la lune. Le mouvement de cette troupe d'hommes si
bien liée est aussi beau que celui de Y Assaut de St-]ean-d' Acre : chaque
soldat pris à part est si naturellement posé, si bien à son affaire, si
différent de son voisin qu'on les dirait tous étudiés à part, à loisir.
La même variété, la même observation parfaite se retrouve d'ailleurs
au premier plan, où, derrière l'abri de la tranchée, des groupes de
soldats suivent des yeux leurs camarades ; d'autres entourent la
cantinière, et les trois généraux attendent en causant. Ajoutez que
l'exécution est de tous points digne des idées, colorée sans faux
éclat, ferme à l'extrême sans rien perdre de sa souplesse, du plus
bel effet. Et puis, la partie gagnée, il n'y a pas de rancune, et
l'auteur des Français après la victoire ne pouvait manquer de nous
donner encore ici quelque épisode du même genre. On remarquera la
différence profonde des idées, à quinze ans d'intervalle. Dans la
grande pièce du jeune homme, il y a d'admirables morceaux, mais
qui se détachent d'eux-mêmes, plaqués qu'ils sont sur un fond de
mélodrame. Ce n'est pas sans raison qu'un critique a comparé les
Français après la victoire à un tableau final, avant la chute du
rideau. L'arrangement pour l'effet est tellement visible qu'il ôte
l'illusion ; on se sent ailleurs que dans la réalité. On croirait que
l'homme mûr a copié simplement ce qu'il avait vu. L'opposition
des deux sortes d'uniforme, celle des deux races d'hommes donnent
à la scène tout son intérêt pittoresque. Au-dessus plane seulement
cette idée que de loyaux ennemis sont toujours de braves gens.
On peut comparer encore la Sentinelle hollandaise ou l'Officier
hollandais (Infanterie), avec les figures isolées de soldats français
exécutées dix ans plus tôt, par exemple avec celles de YEx-Garde.
Sans plus insister, je dirai que Charlet a saisi et rendu ici tout ce
qu'il pouvait rendre : l'aspect, la tournure pittoresque, le caractère
immédiatement visible. Ce n'est pas en quelques semaines qu'on
peut connaître un peuple, une armée, mais en ces choses-là il faut
toujours un bon. sens rare pour s'arrêter à point. Assez d'exemples
contraires l'ont prouvé depuis.
L'Album de 1834 est fort mélangé. Il semble que l'auteur y
fasse un peu flèche de tous bois. « Sentinelle, prenez garde à vous ! »
est une anecdote agréable. « C'est eux qui m'a provoqué » attire le
382 L'ARTISTE
regard par le brillant du crayon. Les deux meilleures pièces sont :
On se masse, l'ancien est là... le père F En fonceur, et On va se former en
bataille par escadron dans la plaine voisine; toujours des vues loin-
taines de troupes évoluant pour la bataille.
Tout au contraire, Y Alphabet moral et philosophique à l'usage des
petils et des grands enfants (i835) est une fort jolie suite, où la
variété des sujets n'exclut nullement l'unité d'intention. Les
vingt-six pièces qui la composent ont je ne sais quoi d'aimable
qui leur donne un caractère particulier, et sans être d'égale valeur,
presque toutes renferment quelque chose de très bien, une figure,
un coin de frais crayonnage, une idée qui plaît et qui fait sourire. Je
n'entre pas dans les détails, ce serait trop long ; mais qu'on regarde
dans A. Avare, le personnage de Jean, dans- E. Ecole, M. Pomard
dans H. Hospitalité, le paysage. Quelqu'un a prétendu que Charlet
n'avait jamais su faire une femme, une jeune fille. Je renvoie cet
appréciateur sévère à la pièce P. Piété filiale, la plus gracieuse de la
série.
(A suivre.)
GERMAIN HEDIARD.
LV ARTISTE
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CATON D'UTIQUE
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)^Ia aÏa aÎ a aÏ a J?i Ïa aIa aÏa aÏa j^a j\*i*A X^a )^îv(
LE MOIS DRAMATIQUE
Théâtre de la Porte- Saint-Martix : Montc-Gïslo, drame d'Alexandre Dumas et Au-
guste Maquet, revu par M. Emile Blavet. — Odéon : Les Deux Noblesses, comédie en
trois actes de M. Henri Lavedan. — Théâtre- Libre : Le Missionnaire , roman
théâtral en cinq actes et six tableaux, de M. Marcel Luguct.
,ANS Monte-Cristo, ce magistral récit aux allures et aux pro-
portions épiques, il n'y a pas seulement la matière d'un
jà drame, mais de dix, de vingt. Il en est un peu des romans
d'Alexandre Dumas comme des poèmes homériques : on
peut puiser à pleines mains dans ces œuvres merveilleuses,
où l'imagination et l'esprit d'observation triomphent tour à tour, et
en tirer à l'infini des sujets de drames, de comédies, de proverbes. Aussi
me paraît-il bien téméraire qu'on veuille condenser dé telles œuvres,
réduire de si gigantesques récits aux dimensions restreintes d'un drame.
Pouvez-vous vous figurer l'Iliade convertie en une seule tragédie devant
durer à peine trois heures de représentation ? Que deviendront alors, vous
demanderez-vous avec angoisse, ces tableaux grandioses des conseils royaux,
des entrevues, des interventions divines, des batailles, des funérailles, des
adieux, qui se succèdent, si riches de couleur et de majesté, dans l'épopée
du poète grec? Non, on n'agit pas ainsi à l'égard d'Homère; on prend une
seule de ses pages, ainsi que firent Eschyle, Sophocle, Euripide et tant
d'autres après eux, et cette seule page suffit pour inspirer et remplir un
drame tout entier.
Monte-Cristo n'est pas l'Iliade, je le veux bien. Néanmoins, par la con-
ception comme par l'exécution de ses récits, par la richesse de son imagi-
nation, par le coloris de ses peintures, par ses fières envolées, par son
souffle, par la hauteur enfin de son génie, notre grand Dumas était un
parent du grand Homère. S'il n'a pas embouché la vieille trompette épique,
il a tiré du moderne clairon des sons assez éclatants pour que bien des
générations après la nôtre soient encore frappées de la puissance de ses
vibrations.
284 L'ARTISTE
Et ce sont précisément ces vibrations puissantes que nous n'entendons
plus dans le drame tronqué que nous a donné, le mois dernier, le théâtre
de la Porte-Saint-Martin. Par bonheur, tout le monde a lu Monte-Cristo ;
mais, si par hasard quelqu'un des spectateurs accourus à la représentation
avait négligé de lire le chef-d'œuvre d'Alexandre Dumas, je suis bien cer-
tain qu'il n'aurait rien compris à cette succession hâtive de tableaux, mer-
veilleux certes, mais trop rapides pour opérer sur lui l'impression voulue
et en outre mal rattachés les uns aux autres en raison des mutilations qu'a
dû subir le roman pour devenir le spectacle d'une seule soirée.
Toute la première partie du sujet, depuis l'arrivée du Pharaon jusqu'à
l'évasion du château d'If, si attachante dans le roman, est dans le drame
d'une déplorable faiblesse, et cela en dépit d'une mise en scène irrépro-
chable, de décors superbes et du talent des acteurs. C'est que tous ces
tableaux, courts, tronqués, sans développement, sans lien, paraissent invrai-
semblables, presque ridicules. Ainsi en est-il, par exemple, de la mort de
l'abbé Faria. Cette mort survient trois minutes à peine après l'entrée en
scène de l'abbé, et encore pendant ces trois minutes le malheureux abbé
doit-il s'évanouir trois fois ! Aussi, quand dans le reste de la pièce Monte-
Cristo répète qu'il est resté quatorze ans prisonnier au château d'If, est-on
tenté de lui crier : « Veux-tu bien te taire, Gascon ! »
La seconde partie, c'est-à-dire l'œuvre de justicier accomplie par Monte-
Cristo, est beaucoup mieux posée, plus développée et par suite plus claire
et plus émouvante. Il y a bien encore, par-ci, par-là, des lacunes regret-
tables, des mutilations, des situations mal ou plutôt trop peu expliquées,
comme les scènes de la maison d'Auteuil, l'arrivée d'Andréa et du major
Cavalcanti, mais d'autres tableaux sont en tous points admirables, empoi-
gnants, dignes du chef-d'œuvre. Au premier plan se place celui de l'au-
berge du pont du Gard, la scène de la Carconte, comme on l'a appelé depuis.
Cette scène est à elle seule tout un drame admirablement construit et ajou-
tons aussitôt admirablement joué ; on en suit avec angoisse les poignantes
péripéties tandis qu'au dehors la tempête fait rage, que le vent fait battre
les vitres du logis et que l'éclair guide de ses lueurs sinistres le bras des
assassins. Très intéressante aussi est la réunion chez de Morcerf ; on suit
avec émotion les entretiens successifs de Monte-Cristo avec Mercedes, avec
de Morcerf, avec Danglars, avec Villefort ; mais combien plus émouvantes
encore sont les entrevues de Monte-Cristo et de Mercedes venant supplier
celui qu'elle aime de ne pas tuer son fils !
La mise en scène, je tiens à le répéter, est merveilleuse, et certains dé-
cors méritent mieux que d'être vus en passant. Quant aux artistes, ils sont
mal à l'aise dans leurs rôles écourtés. Taillade ne peut rien tirer de celui
de l'abbé Faria; Desjardins fait ce qu'il peut pour nous présenter un Vil-
lefort à peu près dessiné; Péricaud est pourtant superbe dans Caderousse;
Garnier est un médiocre Edmond Dantès, mais un excellent Monte-Cristo.
Mme Honorine atteint l'idéal tragique dans la Carconte, et M"c Hausmann
est une touchante Mercedes.
LE MOIS DRAMATIQUE 285
Malgré tout, on voit avec plaisir les silhouettes de ces personnages dont
les aventures nous ont tant intéressés jadis quand nous lisions avec une
fureur dévorante les œuvres d'Alexandre Dumas. Seulement, en sortant de
la représentation de Monte-Cristo, il m'a semblé que je venais de feuilleter
ce roman à nouveau dans une édition magnifiquement illustrée, mais que,
pressé par le temps, j'avais dû à chaque coup de main tourner cinquante
pages à la fois
Est-ce que l'Odéon va se transformer en tribune ? Après le Bourgeois répu-
blicain de M. Albin Valabrègue, ce théâtre nous donne une autre pièce
politique avec les Deux Noblesses de M. Henri Lavedan. Mais tandis que
la première n'était qu'un tout petit acte gai, vif, pimpant, rapide, prétexte
ingénieusement dramatique d'un exposé de théories sagement socialistes,
la seconde affecte les allures d'une véritable comédie de mœurs et pousse
la prétention jusqu'à nous montrer en contact des représentants de ce qu'on
appelle encore les diverses classes de la société. Nous y voyons des nobles,
des bourgeois, des ouvriers : l'aristocratie, le capital, le travail; l'action
de ces divers éléments se combine ingénieusement avec une intrigue amou-
reuse dont l'auteur, habile dramaturge, a fait l'intéressant canevas des déve-
loppements de sa thèse sociale.
Au premier acte, le meilleur nous a-t-il semblé, nous sommes introduits
dans le cabinet de travail d'un M. Roche, riche industriel. M. Roche est
en conversation avec son fils Henri, un beau garçon de vingt-cinq ans.
Par ce dialogue nous apprenons que M. Roche, né de parents français, a
été élevé en Amérique, qu'il a été d'abord simple ouvrier, mais qu'ayant
épousé la fille de son patron, il est revenu en France, où, grâce à son ini-
tiative, à son activité et aussi aux capitaux de sa femme, il a pu se lancer
et réussir dans la grande industrie. Il a découvert des puits de pétrole, fondé
pour leur exploitation une usine qu'il dirige aujourd'hui. Il a trente mille
ouvriers sous ses ordres, une fortune de plus de vingt millions ; il est
officier de la Légion d'honneur et jouit d'une considération égale à son
mérite.
Son fils Henri, qu'il a associé à ses travaux, est un grand admirateur de
son père, mais au fond il ne professe qu'un goût médiocre pour l'indus-
trie. Il s'y attache par devoir, mais sans passion; d'autres idées le hantent :
son rêve serait de vivre en aristocrate et non en travailleur, de jouir en
délicat des revenus de ses millions, de voir s'ouvrir devant lui les portes
des vieux manoirs et des hôtels du noble faubourg, et de s'adonner libre-
ment aux plaisirs raffinés permis à leurs hôtes blasonnés. Il souffre de
n'avoir ni aïeux ni armoiries. Ces goûts instinctifs, naturels chez le jeune
homme, héréditaires même, — l'avenir nous l'apprendra, — s'affirment
avec d'autant plus d'énergie qu'il s'est épris de Mllc Suzanne de Touringe,
fille du marquis de Touringe, dont le manoir est voisin de l'usine.
Nous apprenons bientôt que cet amour est partagé par la jeune fille.
Au cours d'une visite faite par le marquis à l'industriel, les deux jeunes
286 L'ARTISTE
gens se trouvent par hasard un instant seuls. Dans cette scène franche,
enlevée, hardie, Henri et Suzanne se jurent éternelle fidélité, mais l'un et
l'autre sont bien décidés à ne s'unir qu'avec le consentement de leurs pères.
Au même moment paraissent M. Roche et le marquis de Touringe. Henri
s'arme de courage et demande, au marquis la main de Suzanne.
Avec une courtoisie tout aristocratique mais avec une fermeté non moins
chevaleresque, le marquis oppose à cette demande un refus formel. Jamais
il ne donnera sa fille à un roturier, jamais surtout il ne la donnera à un
roturier riche; il ne veut pas que dans son monde on puisse dire qu'il s'est
mésallié pour redorer son blason. M. Roche, non moins correct que le mar-
quis, réplique : « Je refuse de mon côté mon consentement à mon fils ;
vous ne voulez pas vous mésallier, monsieur le marquis, et j'entends, moi,
ne pas me désallier. » Et plusieurs fois, dans le courant de la pièce, j\1. Roche
exposera ces mêmes principes d'intransigeance bourgeoise. Il s'est fait lui-
même, il ne veut pas entrer dans une maison où l'on semblera l'accepter
par grâce ; la véritable noblesse est celle que l'on acquiert par soi-même ;
celle des aïeux, on la ramasse.
Dans d'autres scènes d'exposition non moins habiles, sinon aussi inté-
ressantes, nous faisons la connaissance de Mme Roche, femme soumise et
aimante; de la marquise de Touringe, frivole à souhait; d'un vieux doc-
teur, noble par son nom, bourgeois par principe et par sa profession, trait
d'union entre l'usine et le manoir; d'un contre-maître de l'usine, un cer-
tain M. Moret, à l'allure louche, homme de confiance de M. Roche, mais
qui le trahit en excitant les ouvriers contre leur patron; enfin de deux
députés, l'un royaliste, l'autre socialiste. Nous entendons aussi beaucoup
parler d'une Mme Durieu, chez qui tout ce monde fréquente et que tout
ce monde vénère. C'est à n'en point douter une bonne vieille, douce, indul-
gente et qui dépense en bonnes œuvres le meilleur de son argent.
Au second acte nous sommes dans son jardin. Le contre-maître Moret,
démasqué par son patron, a été renvoyé de l'usine ; il vient demander à
parler à Mmc Durieu, qui le recevra dans une heure, après la réunion du
comité de l'œuvre de « la Frontière. »
— Une frontière, qu'est-ce que c'est que cela? demande alors Moret au
jardinier de Mrae Durieu.
Le pauvre jardinier est bien embarrassé pour donner une définition,
cependant il trouve celle-ci, la meilleure peut-être : une frontière, c'est ce
qui sépare deux pays...
— Deux pays, réplique Moret en haussant les épaules, mais il n'y a qu'un
seul pays!...
— Ah! oui, la France!... s'écrie le jardinier triomphant.
— Imbécile! la terre, le monde tout entier, dit Moret, qui s'en va en
grommelant et en laissant le jardinier ahuri.
Nous voici renseignés. Ce Moret est un sans-patrie, un anarchiste. A
son retour il nous initiera à ses moyens de propagande. Sa bombe à lui
est d'une espèce toute spéciale; sa dynamite, c'est le scandale; il triom-
LE MOIS DRAMATIQUE 287
pliera des riches et des grands en les diffamant; il pénétrera les secrets des
familles, il découvrira les taches cachées, et il précipitera les capitalistes
dans la fange et dans la misère en divulguant leurs faiblesses, leurs chutes,
leurs ignominies.
Il vient demander à Mme Durieu qu'elle intervienne auprès de M. Roche*
pour obtenir sa réintégration; mais il exige qu'elle obtienne cette réinté-
gration, et il va jusqu'à lui poser ses conditions. Mettant aussitôt ses
théories en pratique, il lui dit d'un ton menaçant : « Vous ne vous appelez
pas madame Durieu, vous êtes la princesse d'Aurec. Votre mari, le prince
d'Aurec, s'est brûlé la cervelle parce qu'il s'était fait pincer trichant à son
cercle. En vain vous le nieriez : j'étais alors agent de la Sûreté, et c'est
moi qui devais arrêter le prince escroc. Mais vous aviez un fils, qui vous
fut enlevé par une parente qui avait quelques raisons de n'avoir pas con-
fiance en vous. Ce fils, vous le cherchez depuis trente ans; eh bien! ce fils
est vivant, je sais où il est, et si vous obtenez ma réintégration, je vous
le dirai, mais seulement alors. » La pauvre Mmc Durieu n'obtient pas la
réintégration exigée; il est vrai qu'elle n'ose pas faire la confidence à Roche
du marché dont elle est une des parties.
Entre temps il y a eu la réunion du comité de « la Frontière », scène
épisodique, mais fine satire de ces œuvres de bienfaisance inventées par
les riches pour se dispenser des devoirs plus lourds de la vraie charité; il
y a aussi une entrevue d'Henri et de Suzanne, qui ont échangé un pre-
mier et timide baiser sous les yeux de la bonne Mrae Durieu qui feignait
de dormir.
Au troisième acte, la grève a éclaté dans l'usine Roche. Les députés se
démènent. Les ouvriers formulent deux revendications : une augmentation
de salaire et la réintégration de Moret. M. Roche reçoit les délégués. Les
deux députés qui doivent assister à l'entretien se. dérobent; c'est le moment
de se montrer, ils se cachent. Par contre, Moret arrive avec ses anciens
camarades. L'industriel accorde en partie satisfaction à la première reven-
dication de ses ouvriers : il augmentera les salaires, non point pourtant
dans les proportions demandées. Quant à la réintégration de Moret, il s'y
refuse absolument.
La scène manque d'ampleur, peut-être aussi de sincérité. Il semble que
l'auteur ait tout à coup reculé devant la solution de l'effrayant problème
qu'il posait, mettant ainsi en conflit et en présence le capital et le tra-
vail. La lutte n'est pas nettement engagée, la solution reste vague, et il
nous est impossible de prendre parti. Roche a trop vite fait de démontrer
à ses ouvriers qu'il est leur véritable ami et que leur intérêt est de reprendre
leur travail, et les ouvriers ont aussi trop vite fait de se laisser convaincre
par leur patron. A peine hasardent-ils quelques gestes, quelques objections
timides. Est-ce bien ainsi que les choses se passent ?
Moret pérore seul; se voyant lâché par les camarades, il tire son dernier
argument : « Il vous dit qu'il est un des vôtres, s'écrie-t-il, qu'il s'appelle
Roche ; eh bien, il vous ment, il est prince, et son nom est le prince
288 L'ARTISTE
d'Aurec! » Roche, d'abord surpris, tire bientôt parti de cette attaque inat-
tendue, et dans une brillante riposte achève de se concilier ses ouvriers en
leur disant : « Oui, c'est vrai, j'étais prince, mais j'ai voulu me faire ou-
vrier, j'ai travaillé comme vous sous un patron, je suis descendu comme
<rous dans la mine, et je ne dois ma fortune qu'à moi-même. » C'est
entendu , la grève est finie , et Moret vaincu sort en rugissant. Mais
malheur à nous! si, en raison de sa défaite, il allait se rallier à la théorie
de la dynamite genre Ravachol ou Vaillant!... M. Lavedan nous laisse per-
plexes.
Henri a assisté à l'entretien; son rêve est réalisé : il est donc prince,
fils de prince et de prince authentique. Ah! comme il reproche alors à
son père d'avoir renoncé à sa noblesse, de l'avoir ainsi sacrifié, lui, son
fils. Mais Roche se fait gloire, au contraire, d'avoir réussi en devenant
roturier.
Le marquis de Touringe, sa fille, Mmc Durieu, arrivent à cet instant.
Henri, tout ému, encore sous le coup de la révélation qui vient de lui
être faite et de sa discussion avec son père, va au marquis et lui dit :
« Vous avez connu le prince d'Aurec? — Oui, certes! répond le marquis,
et je me trouvais au cercle le jour où il fut surpris trichant au jeu. —
Vous en' avez menti ! s'écrient Henri et son père. Je suis son fils, dit
Roche. »
Mais Mn,t Durieu intervient. On ne se battra pas. Elle raconte le suicide,
du prince et défend sa mémoire : « De quel droit ? lui dit le marquis. —
Je suis sa veuve, » répond-elle en s'affaissant. Roche se jette à ses pieds
en s'écriant : « Ma mère ! » et la bonne dame le presse avec tendresse dans
ses bras. Le marquis de Touringe ne s'opposant plus au mariage, Suzanne
épousera Henri, mais elle veut s'appeler Mme Roche. Henri, au contraire,
à qui les actes de l'état-civil donneront certainement raison, veut qu'elle
s'appelle la princesse d'Aurec.
La pièce est superbement jouée, et il n'y a qu'à louer dans l'interpré-
tation : Albert Lambert dans Roche, Fénoux dans Henri, Delaunay fils
dans le marquis de Touringe, Rameau dans Moret, sont admirables de
vérité et de naturel. Mnic Tessandier est une majestueuse MnK Durieu, et
M"0 Rose Syma une adorable fille de marquis. Dans leurs rôles secon-
daires, MM. Duard, Samary et Berthet, Mmcs Grumbach, Gerfaut et Du-
noyer ne méritent pas moins nos éloges.
Et cependant, quand le rideau tombe, malgré les qualités de l'œuvre et
de l'interprétation, on éprouve comme une déception, comme un malaise.
L'intérêt n'a pas faibli un seul instant, l'attention a été sans cesse sollicitée,
et on a suivi toutes les péripéties du drame avec une émotion réelle. La
pièce est donc d'un maître. Pourquoi ce je ne sais quoi inexprimable qui
vient tout à coup refroidir l'admiration et arrêter l'enthousiasme ? Pour-
quoi ? Mais certainement à cause de ce manque de crànerie de l'auteur
au moment psychologique, pour parler le langage courant. M. Lavedan a
un peu trop imité les députés qu'il a mis en scène, il s'est dérobé à l'heure
LE MOIS DRAMATIQUE 289
où il fallait se montrer. La question politico-sociale qu'il voulait traiter,
— le titre de sa pièce en est une preuve, — au fond ne l'est nullement.
Et même, en poussant plus avant la critique de l'œuvre, on peut dire que
grâce aux réticences, aux ménagements, aux demi-mesures, aux arguments
voilés de la thèse, aux circonstances bizarres qui amènent le dénouement,
la conclusion, la morale, si l'on veut, qui s'en dégage est diamétralement
opposée à celle que l'auteur semble avoir voulu en tirer et qu'il voulait
certainement imposer à notre esprit.
Qui triomphe en effet ? Est-ce la noblesse de mérite, si exaltée pourtant
pendant ces trois actes, ou la noblesse de race, si cruellement flagellée ?
C'est la noblesse de race dans les personnages de Suzanne, d'Henri et du
marquis de Touringe. En somme, ce n'est pas parce qu'il est le fils d'un
travailleur honnête et intelligent qu'Henri satisfait son amour, mais parce
qu'il est le petit-fils d'un prince voleur. Et Roche, l'âme pensante et agis-
sante de la pièce, tombe au dénouement dans le troisième dessous. Et les
travailleurs, où sont-ils alors? Ah! bien oubliés et leurs revendications
aussi. Et les députés ? Enfuis. Et l'anarchiste Moret ? Éclipsé.
Peut-être M. Lavedan eût-il dû prendre un tel sujet corps -à corps, se
mesurer sans crainte avec lui ou ne pas le tenter s'il n'était pas décidé à
aller jusqu'au bout. Certes, c'eût été du courage, de la témérité, de l'au-
dace même que d'affronter une telle lutte; mais le péril attire les braves,
et M. Lavedan me paraît assez fort et assez bien armé pour n'avoir rien
à redouter des plus chaudes batailles.
C'est un rôle très modeste, trop modeste même, qu'a rempli M. Antoine
dans son dernier spectacle du Théâtre-Libre. Il a joué ce que le programme
appelait « la partie de lecture ». Le Missionnaire, que faisait représenter
M. Marcel Luguet, n'était, en effet, toujours d'après le susdit programme,
ni un drame, ni une comédie, ni un vaudeville, mais un « roman théâtral ».
Par ce titre de roman théâtral, l'auteur expliquait son intervention directe
à certains moments de la représentation ; cette intervention s'opérait par
l'intermédiaire d'un lecteur chargé de nous expliquer les états d'âme des
personnages en scène. Or, ce lecteur, c'était M. Antoine. Et puisque nous
avons commencé par parler de cette partie de lecture, une des innovations
de la pièce le Missionnaire , finissons-en de suite avec elle avant d'entrer
dans l'étude du sujet.
Durant toute la représentation, la scène a été divisée en deux parties
inégales; l'une, la plus grande, a changé d'aspect aux divers actes, a été
le cadre même du drame qu'on pourrait appeler actif; l'autre, de beaucoup
plus restreinte dans ses dimensions, nous a représenté invariablement une
sorte de loge, pauvre et nue ; le mobilier, réduit à sa plus simple expres-
sion, se composait d'un seul fauteuil et d'un petit guéridon ; on apercevait
bien dans le fond une cheminée, mais sans nul doute cette loge avait été
dévalisée par des cambrioleurs, car on n'y voyait ni pendule, ni candé-
labres, ni vases, tout avait été emporté. Sur l'unique fauteuil épargné par
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE: T. VII 19
2 9o L'ARTISTE
les voleurs cupides était assis le lecteur, M. Antoine, et sur le modeste
guéridon auquel il s'appuyait était posé un livre, le roman théâtral de
M. Marcel Luguet.
Au lever du rideau, M. Antoine nous a lu quelques pages de ce roman,
mais bien inutilement, car, en raison de la voix basse et sourde et du ton
monotone du lecteur, il n'a pas été possible de saisir un seul mot. Con-
venons aussitôt que cette lacune n'a nui en aucune façon à l'intelligence
du drame. Par la suite, M. Antoine s'est mieux fait entendre, et alors
nous nous sommes rendu compte que l'auteur nous expliquait non seule-
ment l'état d'âme des personnages dont il interrompait le jeu, mais encore
et surtout l'influence exercée et subie par les objets extérieurs, les tentures,
les fauteuils, le rayon qui filtrait à travers les rideaux des fenêtres, l'ombre
qui s'épaississait dans les coins obscurs de l'appartement , le grand arbre
d'ici, le banc rustique de là-bas, le mur de la caserne d'en face, et cela
dans un style prétentieux, bigarré, superbement décadent. A d'autres mo-
ments ces subtilités extra-psychologiques étaient remplacées par des indi-
cations absolument puériles telles que celles-ci : « Raoule vient alors en
courant vers son oncle », ou : « A ce moment Henri rejoignit Jacques dans
le jardin ;;; mais, que diable! nous le voyons bien, et dans ce cas le fameux
lecteur était pour nous aussi incommode, aussi agaçant que ces voisins
abusivement complaisants qui éprouvent le besoin de se pencher à tout
instant à votre oreille pour vous expliquer ce qui se passe sur la scène.
Aussi le public a-t-il montré son agacement; en bon prince, cependant,
car il a pris le bon parti de rire ou de pousser des « ah ! ah ! » ironiques
toutes les fois que M. Antoine, interrompant le jeu de ses acteurs, repre-
nait sa fâcheuse lecture.
Une autre innovation de ce spectacle a consisté dans une imitation réa-
liste de la conversation dans les salons; les acteurs étaient séparés en plu-
sieurs groupes, et dans chacun de ces groupes on causait à haute voix, de
telle sorte que trois ou quatre personnages parlaient à la fois. Résultat :
on n'en entendait aucun. Si le public, comme dans la scène du jugement
des Plaideurs, se composait d'un seul personnag», il lui serait possible, en
pareil cas, de monter sur la scène, de se mêler à l'un des groupes, et de
suivre au moins une conversation ; mais comme il n'en est pas ainsi, et
qu'il doit rester en place, il faut qu'il se contente de percevoir des sons
qui s'entrechoquent, sans rien comprendre. Ah ! comme on éprouvait la
démangeaison de crier : « Mais voulez-vous bien vous taire, les autres
là-bas! » Et le lecteur qui a eu la cruauté de ne pas nous expliquer ce
qui s'était dit d'intéressant dans tout ce brouhaha! Bien inutile décidément,
ce lecteur! Oui, bien inutiles, bien superflues toutes ces innovations à
propos d'un drame comme tous les autres drames, à part ces bizarreries,
et d'un sujet très ordinaire, qu'il serait peTït-ètre temps d'exposer au moins
dans ses grandes lignes.
Une jeune fille de vingt-deux ans, Raoule de Juigneux, est amoureuse
de son oncle, Bernard de Juigneux, lequel compte cinquante-six printemps,
LE MOIS DRAMATIQUE 291
et je dis printemps à dessein, car Bernard de Juigneux est resté jeune.
Mais Raoule a été élevée par lui, il est son père intellectuel et moral;
c'est grâce à ses leçons, à sa direction, que Raoule est devenue la femme
intelligente, supérieure qu'elle est, car lui, Bernard, le chef de la famille
des Juigneux, est un homme supérieur. Son frère Barthélémy, le père de
Raoule, s'incline humblement, trop humblement même, devant lui, qu'il
appelle son maître. Aussi Bernard ne peut-il accepter l'amour de la jeune
fille, ne veut-il pas surtout le partager, et c'est avec horreur qu'il en envi-
sage la conclusion logique, le mariage, parce qu'une telle union lui paraît
incestueuse. Raoule, — et il la conseille dans ce sens, — devrait épouser
Jacques Rehon, un ami d'enfance, qui l'aime du reste passionnément. Mais
conseils et prières sont inutiles. Bernard réalise aux yeux de la jeune fille
l'idéal rêvé; elle n'aimera jamais un autre que lui.
Pour lutter contre cette passion, qu'il se sent sur le point de partager,
Bernard persuade à son frère Barthélémy de voyager, de faire visiter à
Raoule la Suisse et l'Italie. Pendant leur absence, lui-même s'applique à
oublier Raoule avec ses maîtresses, car, je l'ai déjà dit, Bernard de Jui-
gneux est resté jeune.
Et ici même se place une scène un peu bien réaliste : tandis que Ber-
nard est seul dans sa garçonnière, une Mme de Marcenay, femme d'un
officier de marine et maîtresse quelque peu délaissée de Bernard, vient le
relancer. Le commencement de la scène fait croire à une rupture, mais
peu à peu le raccommodement s'opère et aboutit à la conclusion que vous
devinez : Bernard et sa maîtresse quittent le salon et gagnent la chambre...
La scène reste vide et le lecteur croit nécessaire de nous expliquer l'état
d'âme des fugitifs. Soins superflus! Nous avons tous compris, et quand
Bernard revient en disant : « C'est fait! » il n'a nul besoin, pour nous
mieux éclairer, d'ajouter à ce. bref mais complet renseignement le geste
par trop suggestif de rajuster sa cravate. Le bon public riait à se tordre.
Mais voici que Raoule, à peine arrivée en Suisse, n'a pas voulu conti-
nuer son voyage. Elle a obligé son père à la ramener à Paris. C'est Bar-
thélémy qui vient informer Bernard de ce retour inopiné. Fureur et
imprécations de Bernard, qui maudit son frère, se maudit lui-même, se
roule, s'écroule sur les meubles, se pâme en sanglotant; la scène est d'une
violence exagérée, presque inexplicable; quant au pauvre Barthélémy, il
se contente de pleurer à chaudes larmes et de maudire, sur un rythme
plus apaisé, sa propre faiblesse, son impuissance, sa bêtise. Quelle ganache
que ce Barthélémy de Juigneux!
La conclusion de tout cela, c'est que Raoule se rencontre, dans la gar-
çonnière de son oncle, avec sa maîtresse, Mme de Marcenay ; que là elle
reproche à son père, qui arrive aussi à cet instant, sa lâcheté de ne pas
oser la donner à Bernard, qu'elle aime; à Bernard elle reproche aussi sa
lâcheté de ne pas oser braver le monde et la prendre pour femme; elle
accable M™ de Marcenay de ses sarcasmes, et puis, mettant un revolver
sur son cœur, elle se tue.
292 L'ARTISTE
Mais où est le missionnaire dans tout cela? direz-vous, car la pièce a
pour titre : le Missionnaire.
Oui, il y a en effet un missionnaire qui ne sert pas à grand'chose dans
l'action, mais qui se venge furieusement en nous faisant deux sermons en
un nombre infini de points. Il s'appelle Henri de Juigneux et est le fils de
Bernard. Il est veuf, comme son père. C'est la douleur de la perte de sa
femme qui a fait de lui d'abord un religieux, puis un missionnaire. Il est
du reste brouillé avec son père, et il est descendu à Paris chez son ami
Jacques Rehon, le prétendant malheureux à la main de Raoule.
Ah! il a de la patience, Jacques, d'écouter ce missionnaire bavard qui
s'oublie, tout en fumant sa pipe, à lui raconter, sans lui faire grâce d'au-
cun détail, la mort de sa femme, sa mise en bière, son enterrement, puis
cet apostolat là-bas chez les noirs, ses voyages, ses rêveries, ses médita-
tions. Puis il prie Dieu, récite des versets latins de psaume, sans jamais
tarir, sans jamais s'arrêter. Cet infatigable orateur reparaît au dénouement,
au moment où Raoule vient de se suicider. Alors il se penche sur le ca-
davre de la jeune fille, au secours de laquelle nul des autres n'a songé à
courir, et il entame un discours interminable mais sans doute éloquent
sur les bienfaits de la colonisation, car son père Bernard, converti à ses
idées, se décide à partir avec lui pour l'Afrique.
Malgré ces longueurs, malgré les bizarreries prétentieuses que nous
avons signalées d'abord, l'œuvre mérite d'attirer l'attention; certaines
scènes sont bien venues, nettement posées et intéressantes, surtout dans
les premiers actes; le caractère de Raoule est bien dessiné; le sujet après
tout en vaut un autre, et si l'obstacle qui s'oppose au mariage de Bernard
et de Raoule était d'une autre nature, moins psychologique, moins con-
ventionnel, le développement gagnerait certainement en clarté et en intérêt.
Dans les bonnes scènes, le style est aussi plus simple et plus dramatique ;
c'est encore dans ces scènes-là que les acteurs de M. Antoine se sont mon-
trés égaux à eux-mêmes; dans le reste de la pièce, à certains moments
surtout, ils nous ont paru très inférieurs à leur valeur ordinaire.
M. Marcel Luguet aurait donc tout à gagner à remanier son roman
théâtral et à en faire un véritable drame; transformation facile, ce nous
semble, puisqu'il s'agirait surtout de supprimer, de réduire à quatre les
six tableaux dont nous avons été les spectateurs parfois impatientés, et
d'alléger quelques phrases. Si, en outre, les cambrioleurs qui avaient déva-
lisé la loge du lecteur pouvaient y faire une nouvelle incursion, la rendre
absolument inhabitable, et forcer à la retraite ce lecteur de malheur,
M. Luguet devrait s'en féliciter, car ils lui auraient rendu service.
CAMILLE BAZELET.
LE MOIS MUSICAL
LETTRE D'ARIEL A M"" LA COMTESSE VIVIANE DE BROCËLYANDE
L'évolution musicale: l'Hymne à Apollon. — La Musique de 1440 à i83o, à la Salle
d'Harcourt (5e, 6e, 7e, 8e et dernière séances, de Gluck à Beethoven). — Ludwig Van
Beethoven et Richard Wagner. Symphonies et fragments dramatiques exécutés dans
les grands concerts : Lamoureux, d'Harcourt, Colonne, Conservatoire ; les chefs d'or-
chestre Mottl et Hermann Lévi au Chàtelet. — Tristan et Yseult, à Bruxelles. — Les
concerts spirituels et la semaine sainte à Saint-Gervais. — Le Requiem de Gounod et
les Béatitudes de César Franck, au Conservatoire. — Les envois de Rome ; œuvres de
Grieg ; œuvres posthumes de G. Lekeu ; la musique russe sous la direction de M. de
Winogradski, à la Salle d'Harcourt, etc., etc. — A l'Opéra, Thaïs et la poésie mélique;
à l'Opéra-Comique, première de Falstaff: Giuseppe Verdi et Richard Wagner ; les
interprètes. — Ames et Saisons : l'éternel devenir et la « mélodie de la forêt ».
Lundi soir, 30 aftril.
'ETOUR du vernissage. Demain, comtesse, « tout conjugue le verbe
aimer » : du moins, le Poète l'affirme avec la Nature1, et je
préfère son ordre du jour à celui des meetings versicolores.
Donc, à demain les affaires sérieuses. Ce soir, cédant à vos injonctions
plus persuasives qu'une caresse, je me hâte de rédiger pour vous tout
l'arriéré de mes notes musicales, cendres toujours brûlantes d'autres
amours à peine évanouies. Maître de la douleur, le sage ancien a prétendu
qu'il pourrait être heureux même emprisonné dans le métal incandescent
du taureau de Phalaris ; et serait-ce une hyperbole des brises d'avril, il
me semble que l'enfer même serait frais comme une oasis pour
l'être assuré de la foi d'une amie fidèle ou plein du vivant souvenir des
chefs-d'œuvre ; je ne sais ce que l'abîme futur nous réserve : mais, à
travers l'imprévu des jours, comme pendant la Terreur aujourd'hui cen-
tenaire, le sincère dilettante trouvera de la joie sous tous les régimes :
parmi les catastrophes soudaines, déclins ou renouveaux, qui sait? il gar-
dera la sérénité de Socrate, déjà livide, mettant du soleil dans la prison
morose et sur les larmes de ses familiers pensifs par ses propos déjà célestes,
il sera pareil au contemporain de ce prince des sages, qui sur le penchant
ombreux de l'Acropole, à l'abri d'un bel arbre pacifique, parmi les folles
1 Contemplations, livre II, 1 : Premier mai.
294 L'ARTISTE
joueuses de flûte couronnées de violettes sombres et les blonds esclaves à la
joue en fleur, levait harmonieusement la coupe léthifère avec ce mot :
« A la santé du beau Critias ! » Voilà le geste beau, celui des victimes.
Ciguë, guillotine et le reste ne prévaudront jamais contre le rêve. Et s'il
existe un deuil réel, c'est l'adieu au chef-d'œuvre, le dernier regard
au crépuscule sur une toile aimée que d'autres yeux posséderont, la
remembrance incertaine d'une ample mélodie qui clamait naguère dans
l'orchestre et dans notre âme :
L'oubli ! l'oubli ! c'est l'onde où tout se noie,
C'est la mer sombre où l'on jette sa joie !..'
Le chant s'éteint, le marbre se brise, la passante s'éloigne, l'esprit
vacille : et, ce présent soir, que ne puis-je restaurer sous mon front une
délicate architecture de féerie dont le soleil faisait tous les frais, la mati-
née dominicale de Pâques où l'âme rajeunie par la tiédeur nouvelle
fredonnait sans anachronisme au sein des clartés joyeuses le Preislied de
Walther ! Dans la rue blonde, un ancêtre végétal débordait orgueilleu-
sement d'une clôture chétive et la cloche riait dans l'air pur. Sur nos
mémoires chancelantes, toute renaissance a le parfum de la nouveauté ; le
meilleur de nos pensées dort au fond de ce qui ne sera pas écrit, jamais.
La lumière est optimiste. Alors, je bénissais l'Académie Française d'avoir
fait choix d'un artiste littéraire (une fois n'est pas coutume),
Véronèse des mots troublants, Heredia *.
Et maintenant... ce compte-rendu demandé, c'est donc une évocation,
presque une résurrection ! Mais qui rendra la vie aux fleurs du souvenir ?
Froid chroniqueur, je devrai me contenter des faits, des noms survi-
vants rehaussés de quelques dates sentencieuses, en traversant avec vous
cette Légende des siècles musicale. La foi est une bien belle chose. Ivres
aujourd'hui des complexités sonores, les wagnéromanes s'imaginent que
leur idole seule existe, qu'elle seule résistera au temps, abolissant tout ce
qui la précède. Cœurs simples, nous estimons aimer Wagner davantage
en le considérant simplement comme le confluent génial où vinrent
fatalement et logiquement s'épandre toutes les rivières éparses du passé.
L'histoire admire mieux, puisqu'elle cherche à comprendre. L'amour
aveugle n'est qu'un vain compliment à l'usage des frivoles mondaines :
et moi, comtesse, guidé par votre regard qui est une intuition, que ne
puis-je remonter jusqu'à la source des civilisations primitives, au vieil
archaïsme exotique des mélopées langoureuses et des instruments bizarres,
à l'heure où le chant bégayait sous les hypogées des temples ! Un long
bourgeonnement de notes m'environne, mais mon souffle est trop peu
1 Contemplations, livre II, 28 : Un soir que je regardais le ciel.
5 Théodore de Banville, Dans la Fournaise, œuvre posthume ; 1891,
LE MOIS MUSICAL
295
lyrique pour foire des papillons de ces billets doux. Sur l'un des « petits
morceaux blancs », qui pointent malicieusement entre les pages du buvard,
je lis : Fouilles de Delphes : hymne à Apollon, IIIe siècle avant J. C.
Notation musicale gravée sur deux stèles de marbre au-dessus des syllabes
du texte grec. Transcription et exécution à Athènes, le 29 mars dernier.
Exécution à Paris, dans l'hémicycle de l'Ecole, puis à l'Institut. Les pro-
fessionnels ajoutent1 : mélodie exquise, mode dorien et rhythme pœonique
(gamme de mi et mesure à 5 temps). — Qu'il m'eàt doux de revivre
un instant musical sur « la divine feuille de mûrier jetée au milieu des
mers» qui «vit éclore, pour la première fois, la chrysalide de la conscience
humaine », dans la patrie des grands Tragiques où Gluck, Sacchini, Berlioz
et Wagner ont puisé le souffle ou la forme de leur drame sonore, où le
vieil Aristoxène définissait avec justesse le rhythme de l'ordre des temps,
où le comique Phérécrate comparait le jeu déjà trop subtil des citharistes
virtuoses au bruit des fourmis ! La musique grecque ne serait donc plus
un mystère ? Le voilà ressuscité l'hymne qui chantait la victoire des intel-
lectuels sur nos aïeux farouches et narquois ! Et dans la mélodie indéfinie,
dans le chant chromatique qui suit la première période doucement et lar-
gement solennelle, devinez-vous ce que nos savants ont retrouvé ? la
plainte naïve du berger de Tristan, die alte Weise, la vieille mélodie qui
redit « autrefois » au seuil de la glauque mer. La chaîne se reforme.
Maintenant, franchissons la décadence antique de Mésomède et des
poètes dilettantes, la transition byzantine où le noir plain-chant litur-
gique monte vers les fresques pâlissantes que Giotto, frère intellectuel de
Dante, saura transfigurer plus tard, tandis qu'à l'aube italienne, les pieux
continuateurs du bénédictin Gui d'Arezzo se penchaient avec amour sur
les somptueuses enluminures des hymnes célestes2, sur les palimpsestes
obscurs des belles strophes antiques où sommeillait l'âme des nymphes
à travers la nuit sublime. Et voici les longues heures moyen-âgeuses du
romantisme chrétien (mon incompétence ne résoudra point le problème
des neuines, demandez à notre fée Mab qui n'en sait guère plus long, mais
la femme possède un aplomb qui l'inspire), voici les belles heures de la
Renaissance, Flandres et Italie, que charme la science de Josquin de Près
et d'Orlando Lassus, voici le rêve luxuriant des splendeurs vénitiennes où
planent la sévère apogée du contre-point vocal et le grand nom religieux
de Palestrina : première étape de l'Art dans la perfection technique et le
sentiment glorifié. Dieu parle dans ces semaines saintes gravement mélo-
dieuses qui viennent de refleurir à Saint-Gervais après trois siècles de
silence ; et, dans la Sixtine romaine, les claires prières s'élèvent immor-
telles vers les ténèbres courroucées de Michel-Ange : Urbi et Orbi. Mais
l'art instrumental, l'art humain bégaye encore : l'opéra commence, à
Venise ; et, grâce aux premières séances historiques des concerts d'Har-
1 Cf. Julien Tiersot (Ménestrel du 1 5 avril 1 894).
3 Par exemple, la Bible de Conradin, vers 1265 (Vente Spitzer, i8<j3) : une merveille.
■zg6 L'ARTISTE
court, nous avons déjà noté les lentes métamorphoses de la double
évolution parallèle, science religieuse et naïveté séculière. Autre moment
de grandeur parfaite, lorsque le cantor d'Eisenach, dompteur de la fugue,
l'archange fait organiste, Jean-Sébastien Bach entr'ouvre la haute
fenêtre1, au sombre vitrail par où pénètre avec une bouffée d'air séra-
phique le trille adorable des candeurs agrestes. C'est par cette échappée
toute moderne que le bon Haydn va pressentir la Création qu'il aimera,
qu'il visitera, qu'il chantera, les Saisons où les yeux en pleurs de
Beethoven sourd, errant sous les ramures d'Heiligenstadt, dicteront à
son âme solitaire les tendresses moroses d'un panthéisme enivré. Le
paysage musical a eu ses primitifs et ses maîtres ; il a maintenant ses
impressionnistes.
Et cependant, qu'à Trianon comme à Vienne, l'âme et la nature
s'expriment par la voix sans paroles des premières symphonies et des
savants quatuors, le Drame lyrique doit au chevalier Gluck sa grâce et sa
noblesse, filles d'Athènes. Sous la perruque à marteaux du vieux cantor,
l'âme chrétienne rayonnait sur la bonhomie d'un calme front ; sous le
catogan poudré du vieux chevalier, l'âme antique étincelle dans les yeux
qui devinent Euripide à travers l'italien du signore Calsabigi et les rimes
de M. du Rollet. On comprend l'effroi des Piccinistes : le i" acte
à'Alceste était plus que wagnérien pour l'époque ! Et l'héroïsme galant du
siècle exquis palpite dans le Ve acte d'Armide, où les scènes passionnées
alternent, en quel style ! avec un ballet délicieusement suranné,
sicilienne et chaconne, choeurs des bergers et soli des nymphes célébrant
le plaisir d'aimer :
Si l'amour ne causait que des peines
Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant !
Le raisonnement n'est point irréfutable, mais la musique est plus
convaincante. Pastorale que signeraient Prudhon et le divin Chénier.
Mais devant la Révolution qui gronde, les bergers vont s'enfuir, comme
au premier ré bémol de l'Orage beethovénien. Contemporain du docte
Mozart et des naïvetés touchantes de notre vieil opéra-comique, le
classique Gossec, émule du Conventionnel David, compose des hymnes
fraternels ou des chants funèbres pour toutes les solennités des temps
nouveaux, depuis le Te Deum orthodoxe de la Fête de la Fédération
jusqu'aux chœurs patriotiques en l'honneur de la déesse Raison et de
l'Être Suprême, parmi les ovations des bonnets rouges et des blanches
Muses sans-culottides 8 .
1 Fonction poétique que M. Camille Bellaigue assigne trop exclusivement peut-être au
seul Haydn (Le Temps, 1894). — Le Paysage musical est une thèse inédite. Avis aux
chercheurs.
* Lire le beau travail de M. Julien Tiersot, biographe de Rouget de l'Isle : les Fêtes âe
la Révolution française (Ménestrel, 1894). — Ma tante Aurore (1802) de Boieldieu, au
Petit théâtre Viviennç.
LE MOIS MUSICAL
297
Mais dans les accords larges du musicien comme dans les vers déclama-
toires de Marie-Joseph de Chénier, la joie rétrospective des érudits retrouve
l'atmosphère de la vieille France, l'inoubliable parfum de jadis qui inspira
les vieux maîtres qui furent les adolescents de l'Art. Le Conservatoire est
fondé, la gravité impériale captive la légèreté française, Cherubini obtient
l'estime de Beethoven, son Ouverture des Abencerages a la force, la fermeté
que Méhul hérite de Gluck sans renier l'amour des roses et la candeur de
Joseph, la sobre puissance que le novateur Spontini développe magistrale-
ment sous l'ardeur factice de la rampe : Olympie, la Vestale, Fernand Corte^,
au Ier acte éloquent avec ses chœurs barbares ou plaintifs, ses tutti splen-
dides, ses airs classiques, sa déclamation large et simple, ses nerveux
ensembles et son final sonore, — ces œuvres de style qu'embrase un nouvel
orchestre, affirment, réalisent, délimitent la forme de l'opéra, sophistiquée
par Rossini, exaltée par Meyerbeer, et dont le vieillard sublime des Troyens
purifiera librement les nobles contours. Étudiez l'Air de Séleucus (dans la
Stratoniee de Méhul, 1 792), et vous comprendrez le penchant de Berlioz
pour Gluck.
Mais l'Allemagne tressaille : le cor de Weber enchante la romantique
clairière, et la Barcarolle d'Obéron, qui langoureusement se déroule vers
le rivage, évoque
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques...
Nord et Midi : en face de Rossini, qui ajoute son crescendo, sa grosse
caisse, ses vocalises et son pittoresque parfois puissant à l'italienne gami-
nerie de Cimarosa, le dramatique enchanteur meurt sous les brumes de
Londres en laissant à la pensive jeunesse de 1826 un durable exemple de
style original et fier. Le prodigieux accord parfait qui ouvre la péroraison
de l'Ouverture du Freischui^ après le silence et les sourds pizzicati des basses
de l'incantation sinistre, — cet éclair est un cri de la « couleur » : et la
lyrique intimité de l'âme moderne habite mélodieusement l'âme de Schu-
bert. Que dis-je ? Vous savez par cœur l'Andante de la Symphonie inachevée
en si mineur, la werthérienne insistance voilée de la plainte poignante
comme un obstiné souvenir, scandée par le pizzicato subtil des violoncelles,
traversée d'éclats douloureux, et je vois toujours, en l'écoutant tout entier,
un Obermann voyageur qui revient sous un décor d'automne, au bruit
familial et lointain de l'heure. C'est inoubliable. Or, permettez-moi, com-
tesse Viviane, de franchir les temps pour saluer ici l'intelligence musicale
de Mlle Éléonore Blanc, qui s'affirme cantatrice de caractère et d'avenir.
Eva ou Honore, interprète des Mélodies exquises de Schubert (ô l'Attente,
de lignes si pures!) ou de l'Adélaïde beethovénienne (1796) au refrain de
songe : « Ma bien- aimée... », elle met dans sa physionomie, dans sa voix,
le sens des beautés sentimentales; elle a d'instinct le « foyer » qui la fait
contemporaine des œuvres, phrasant en grande artiste, simplement, très
brune avec un air de passion ; diction pénétrante, un beau timbre, et du
298 L'ARTISTE
style. La Mélodie précitée ' remonte à l'époque tumultueuse où le jeune
Beethoven rêvait dans la vieille Europe des De Marne et des Boilly : et la
musique, art jeune, vraiment moderne, s'incarne tout entière dans l'indomp-
table créateur qui sublimisa ses forces. Depuis les lieder mélancoliques et
les premiers Concertos timides jusqu'aux derniers grands quatuors à cordes,
voilà une vie superbement vécue, un saisissant progrès, une vibrante évo-
lution qui parle, épanouissant toutes les branches de l'idée, de l'harmonie
et de l'orchestre. Génie vivifié par une époque, le Beethoven orchestral est
un prodige qui ferait croire à l'antique réalité des colosses de légende. Chef
d'orchestre lui-même, assez capricieux d'ailleurs et brusque, trop envahi
par les nuances, il se grandissait dans la force, il se rapetissait dans la dou-
ceur, fier et sombre au pupitre; et, parmi les aristocrates qui applaudis-
saient le pianiste virtuose, combien se doutaient du nouveau Shakespeare,
du Rembrandt des sonorités qu'il portait en lui ? Chacune de ses neuf
Symphonies est comme une « beauté » nouvelle dont la hantise transforme,
hélas! fugitivement, l'âme de son adorateur à sa chère image. Même dans
les « petites symphonies », l'orchestre est une palette sonore sans précé-
dent. Et quel langage en ce crescendo de style vivant : la toute classique
Symphonie en ni majeur, que les contemporains trouvent trop bruyante
(méfions-nous de nos jugements!), la sereine Symphonie en ré, qui n'avoue
rien des noirs pressentiments de l'auteur, la grâce de la Symphonie en si
bémol après l'ampleur de YHéro'u/ue, la Symphonie en ut mineur et la Pastorale,
âme et nature, la Symphonie en la, miracle de beauté rustique, impétueuse
et suave, qui raconte aussi bien que l'immense Concerto en mi bémol (1809)
la tendresse paysagiste du puissant maître taciturne (le Presto mena assai
est une idylle, et cette fin du Finale!...). Autre petite symphonie, la Sym-
phonie en fa, n" S, est un sourire de héros entre ses deux terribles voisines :
pour les Parisiens qui n'ont lu ni Matheson ni Moschelès 2, les mouve-
ments du capellmeister Hermann Lévi dans l'Allégretto scherçando et le Me-
nuet surtout étaient une découverte. Un jeune vient de chercher une expli-
cation de cette bluette géniale 3 : « Qui sait si Beethoven, en un jour de
détente, n'a pas voulu volontairement repasser par les sentiers aimés de sa
jeunesse, s'arrètant longuement aux choses jadis évocatrices, cherchant dans
la cendre refroidie l'illusion envolée, sans insistance pourtant, car cette
œuvre n'est pas élégiaquc ; qui sait s'il n'a pas voulu retrouver pour un
jour la douceur d'être qu'en ce temps il goûtait; peut-être a-t-il tracé ces
traits simples d'allure spontanée dans l'espoir de se suggérer l'âme d'alors,
comme on s'entoure des choses du passé pour le revivre; qui sait si ce
regard en arrière, demeuré inconsolé, n'a pas hâté la révolte conjurée en-
core, et motivé ce cri de détresse et d'espoir : la IX' Symphonie? » Un
Beethoveii instinctivement barrésiste : qu'en dites-vous, madame ?
1 8e concert historique, Beethoven : Ouverture d'Egmout, Adélaïde, quatuor XIII, op. /}0,
Symplxmie héroïque.
• Entretiens avec Beethoven, cités par Paul Dukas (Revue hebdomadaire du 14 avril 1894).
3 Marcel Remy (Ermitage d'avril 1894).
LE MOIS MUSICAL
m
L'autre soir, à ma fenêtre ouverte, interrogeant l'effigie très i83o, aux
bandeaux plats (tout revient!) de Mme Camille Pleyel, « mon adorée Ca-
mille » des Lettres intimes, l'Ariel féminin de notre Berlioz ', je songeais :
quels beaux programmes, historiques toujours, on composerait avec les suc-
cesseurs symphoniques de Beethoven, avec la jeunesse romantique de Men-
delssohn et de Schumann, de Berlioz et de F. David, de Chopin, de
Thalberg et de Liszt, sans oublier les Italiens à la mode et quelques-uns
de ces « ronds-de-cuir » de l'Art 2, qui s'évanouirent de stupeur aux pre-
mières tenues aériennes du Prélude de Lohengrin 3. L'histoire est une juive
errante : Kundry séductrice ou misérable, pauvresse ou fille-fleur; l'Absolu
rêvé, c'est Parsifal, le Pur Simple, le chevalier-Cra/o. Duel éternel.
Deux maîtres ont glorifié « le culte du Héros » : Beethoven, en célé-
brant un Bonaparte idéal; Wagner, en ranimant Siegfried,
Soleil épanoui dans l'azur de la mort,
parmi les harpes du Walhalla, les chanterelles plaintives et les avalanches
radieuses des sonorités éphémères. Cette Mort de Siegfried est la scène fon-
damentale du Ring ; et sur l'ivresse d'aurore du bûcher, une Voix funèbre
monte vers Brûnnhilde :
Pleure, fuis ! tu n'es plus à la Walkùre blonde,
Et par l'ordre d'Erda je rends la Bague d'or
Aux eaux du Rhin profond, générateur du monde 4.
Alpha et oméga du drame, les trois ondines gracieuses nagent et lutinent,
en brandissant l'Anneau. Wotan va périr. Mais comme elle plane, indes-
tructible, la Liebeserlosung , la lumineuse mélodie de l'amour dont le baiser
délivre, de l'amour que saluaient d'un souvenir à peine murmuré les
froides lèvres de la mort, et qui sourit victorieux sur les cendres du couple
héroïque, sur le crépuscule des divinités coupables, sur l'effondrement du
Walhalla dans le noir abîme, tel il s'insinuait, dans le duo surnaturel, aux
thèmes de légende et de tendresse, aux phrases féminines et guerrières de
Siegfried et de Brûnnhilde enlacés à l'heure matinale du départ pour la joie
bondissante des aventures ; tel il chantait au matin glorieux où l'Adonis
du Nord, image du soleil, éveilla superbement l'Endormie : « Heil, sie-
gendes Licht ! » « Salut, soleil, salut, victorieuse lumière! » — Et, contraste!
dans une précédente glorification de l'amour, le poète musicien, « lecteur
de l'Inconscient », appelait la nuit, complice du philtre, invoquée par la
blonde Isolde : « Que l'ombre soit !» — « O siuk hemieder, Nacht der Licbe! »,
1 Alors Mlle Camille Moke (Lettres intimes, juillet-octobre i83o).
2 Mot de Rubinstein sur cette époque de transition.
3 Weimar, 28 août i85o.
4 Dernier tercet du Sonnet de Pierre Louys : Voix funèbre ; le vers précédent est de Pierre
Quillard {Gotterdammerung, Sonnet). Cf. les travaux de MM. Schuré, Méndès, Ernst, etc.
3 oo L'ARTISTE
soupire le nocturne vaporeux sur les intervalles du thème de Rêves ', au
IIe acte, « Descends sur nous, Nuit de l'Amour, enlève-moi la notion de
l'être, affranchis-moi de l'univers... Les spectres des souvenirs et les fan-
tômes illusoires, l'auguste divination de l'obscurité sainte éteint tout cela !
Dès que l'oeil du Jour maudit s'est fermé, les étoiles du bonheur épandent
leur pâle sourire. . . Cœur à cœur et lèvre à lèvre, ô Nuit, berce-nous dans
le néant sans réveil... Le monde s'efface : et c'est nous qui sommes le
monde... » Le poète ondoie comme la réalité mystérieuse; heureux les
petits orgueils claquemurés dans leurs petits systèmes! Mais voilà donc le
paroxysme d'idéal qui apparaît aux natures baudelairiennes de notre déca-
dence plus ou moins sincère comme le faîte de l'art sonore : poème et
poésie, vers enfiévrés ou polyphonie merveilleuse, elles y reconnaissent le
portrait transfiguré de leur désir. C'est la science inspirée de Tristan, la
grande œuvre amoureuse, du Niebehmgenring, la grande œuvre légendaire,
de Parsifal, la grande œuvre chrétienne, qui créa tous les petits NÉo-quel-
que chose de nos crépuscules. Mais un chef-d'œuvre est toujours supérieur
à ses thuriféraires qui n'en retiennent qu'un profil : la Musique exprime
l'éternel, pensait Wagner, et j'ai voulu exprimer l'Amour. — Depuis Gœthe,
le symbolisme allemand n'était point monté plus haut, et le grand drame
engendre la grande symphonie.
A l'avenir de résoudre ce problème qui tourmente l'Europe artiste, des
plages italiennes jusqu'aux « steppes néo-wagnériennes » où s'achemine la
nouvelle école russe : les Rapports de la musique et de la poésie considérés au
point de vue de l'expression -. Après le triomphe de l'opéra qui absorbait la
poésie (?) dans la musique, voici l'avènement du drame musical qui subor-
donne la musique au poème. La musique est femme : elle s'était de bonne
heure émancipée de la virile autorité du poème ; après un divorce sécu-
laire, une réconciliation commence. Le drame grec nous hante ; Wagner
nous obsède. Mais quelle formule tiendra la balance égale ?
En attendant, voici une innovation qui date. Depuis le Roi de Lahore,
les œuvres de J. Massenet ont ce trait distinctif, qu'elles marquent une
tentative. Il y a juste dix ans, la délicatesse originale de Manon, son plus
bel ouvrage et qui restera, réalisait spontanément, dans plusieurs scènes,
le projet de l'Allemand Benda dont parle la correspondance de Mozart, de
ce compositeur obscur qui se dégoûta sur le tard de la musique, assurant
qu'une fleur lui procurait plus de jouissance : glisser sous le dialogue un
orchestre obligé qui souligne discrètement la situation. Vous vous souvenez
du menuet lointain, pendant que Manon interroge avec une feinte insou-
ciance le comte Des Grieux : c'était ravissant. Et, dans Werther, que de
trouvailles pareilles! — Plus loin, en plein italianisme mondain, l'auteur
1 Pohne, esquisse pour Tristan, très bien dite par Mme Héglon, au concert Lamoureux
du ier avril. — Fragments de Rheiitgold (itr tableau) et de Gotlerdiimmeruin; (duo du pro-
logue, mort de Siegfried et marcU funèbre, scène finale); MM. Gibert et Fournets, M™« Hé-
glon et Marcy.
2 Titre de la thèse de M. J. Combarieu ; Paris, 1.894.
LE MOIS MUSICAL
3oi
de l'Enlèvement au Sérail ajoute : « Je sais que dans un opéra il faut abso-
lument que la poésie soit la fille obéissante de la musique... la musique
fait tout oublier... Des vers, certes la musique ne peut s'en passer, mais
des rimes pour des rimes, rien de plus fatal ; la pédanterie des auteurs les
perd, eux, leurs poèmes et la musique '... » Eh bien, dans une intention
plus scrupuleusement dramatique, le librettiste de Thaïs va plus loin : sup-
primant la rime, il côtoie la prose rhythmée; c'est le poème mélique, cher
à M. Gevaert, écrit « presque en vers ». L'innovation est moindre, si l'on
songe que les plus grands compositeurs musiquaient jusqu'ici, selon la
recette de M. Jourdain, de la prose sans le savoir. Mais c'est un pas dé-
cisif vers l'intime solidarité souhaitée entre le discours poétique et le
rhythme musical. Peut-être faudra-t-il encore se montrer plus intransi-
geant, plus musicalement poète, trouver une forme littéraire moins
« amorphe », découvrir l'accent suggestif, comme la vers-mélodie de Richard
Wagner, qui engendre insensiblement la période musicale. Et pourquoi le
musicien lettré de nos jours ne bâtirait-il point son poème, au moins ses
« paroles » ? Berlioz et Mme Holmes ont prêché d'exemple. Mais qui donc
est assez boulevardier pour prétendre que J. Massenet guette les bravos, à
l'affût de l'inédit ? C'est étonnant combien la Ville-Lumière a le cliché
vivace! Enthousiaste de Bayreuth, J. Massenet se résigne, depuis Esclar-
monde, à soumettre la libre effusion de ses dons si personnels à la rigueur
des poétiques nouvelles : l'inspiré qui pourrait écrire d'un ample trait de
plume tant et tant de phrases faciles, d'airs applaudis et de mélodies fémi-
nines, s'astreint aux lois sévères du drame, de la déclamation presque
toujours, parfois du leitmotiv, qui jettent un peu de monochromie sur sa
manière actuelle. Et Thaïs, ne l'oublions pas, est une « comédie lyrique »
où de charmantes senteurs de fraîche oasis s'évaporent dans le désert pom-
peux du palais Gamier. Toutefois, ce n'est pas en vain que l'on naît mu-
sicien; et le maître est récompensé de son effort vers le mieux par plu-
sieurs trouvailles encore, par de jolis coins de poésie très musicale : la
patriarcale psalmodie des cénobites et le tableau de la Thébaïde, le rire
amusé des belles filles, les ironies de Thaïs, prêtresse de Vénus : Qui te fait
si sévère?...., sa coquetterie : O mon miroir fidèle, dis-moi que je suis belle,
son adieu à Erôs : L'amour est une vertu rare, précédé de la fervente Médi-
tation ; l'orchestre intéressant toujours, subtil, persuasif, enjôleur, parfois
brutal, parfois étincelant (dans la Tentation, supprimée depuis); la chaleur
un peu théâtrale de la dernière scène d'une philosophie si haute, anatole-
française. Pénétrez les détails. Au demeurant, mes chers Parisiens, un tel
désintéressement esthétique n'est pas trivial.
Mais, pour du nouveau, en voici ! Verdi wagnérien. — « Falstaffl
Falstaff! » c'est le docteur Caïus qui entre en bourrasque, à l'hôtellerie
de la Jarretière, réclamant son or au très respectable drôle. Pour toute ré-
1 Correspondance de Mozart (Manheim, 12 novembre 1778. — Vienne, 27 sep-
tembre 1781). — Cf. Préface de Thaïs par M. Louis Gallet.
3 02 L'ARTISTE
ponse, majestueuse insolence. Le docteur est éconduit. Et, sur un tutti de
tonnerre, la trogne rubiconde de Sir John Falstaff Esquire tourne au lie-
de-vin, quand il déclame son apologie aux deux chenapans Bardolphe et
Pistolet, ses complices. La gravité ventripotente des cuivres s'impose aux
rhythmes alertes. Mais il faut déchanter : refus des soudards de se charger
de la correspondance amoureuse du maître à l'adresse de deux jolies bour-
geoises riches. Long monologue de l'Honneur, curieux avec ses temps d'arrêt,
ses bassons narquois qui singent les non réitérés du cas de conscience où
le grand seigneur décavé fait les demandes et les réponses. Emportement
du maître, qui chasse les compères moliéresquement, vous comprenez.
II' tableau : A Windsor, le jardinet de Mr Ford. Commérages féminins.
Lecture des lettres du vieux faune : peu crédule, un cor anglais la sou-
ligne. Mrs Alice Ford et Mrs Meg Page ont reçu chacune identiquement
la même lettre! on savoure le document, et le babil d'Alice, de Miss Nan-
nette sa fille, de Meg et de Mrs Quickly, la rusée voisine, court dans un
quatuor vocal sans accompagnement. Le dialogue est alerte, la conversation
vive, l'ensemble très naturel. Et le quatuor devient un nonctto syllabique à
double mesure, polyphonie et polyrhythmie vocales d'un touffu bien scé-
nique, quand Ford, soupçonneux, parle en même temps que Caïus, Bar-
dolphe et Pistolet, et que le jouvenceau Fenton soupire gentiment vers la
blonde Nannette, à la cantonade. De l'action surtout, du mouvement déjà,
un brio méridional.
IIe acte, III' tableau : Falstaff cause toujours avec le vieux Xérès. Mea
culpa des chenapans, très drôlement construit. Révérence : c'est Mrs Quickly,
l'entremetteuse par occasion, qui fort cérémonieuse et discrète, assigne à
ce crâne de Forain moyen-âgeux un rendez-vous avec Alice de deux heures
à trois (l'histoire éternelle, me glisse Puck ; l'heure seule a un peu
changé, on dîne si tardl). Puis accourt Mr Ford, qui se fait annoncer
comme un certain Fontaine porteur d'une belle panse d'écus et d'un beau
vin de Chypre. Le bon accueil de Falstaff lui révèle son infortune pro-
metteuse de cornes bien authentiques; une fois seul, il braille un peu ridi-
culement, et, sérieux, l'orchestre éclate : mais Ford est marié, c'est son
excuse.
IV* tableau : Nouveaux commérages pour préparer le piège. Mrs Quickly
narre et dépeint gaiement sa mission délicate : Révérence et de deux heures à
trois sont devenus des leitmotive vocaux, presque parlés, qui amusent. L'œil
émerillonné, le vieux beau vient flirter avec Alice : « Quand j'étais page
du duc de Norfolk, j'étais tout mince, tout mince, tout mince, » lui ra-
conte-t-il; mais n'est-ce pas une maladresse de faire appel aux souvenirs ?
« J'aurais passé dans un anneau » , un léger frisson d'alto vole comme la
brise, le quatuor est aussi diaphane que l'éléphant d'aujourd'hui est lourd.
Papageno par-ci, Leporello par-là, les érudits notent des affinités avec le
style de Mozart; les ignorants en ont même noté davantage. Le mari sur-
vient à temps, tout comme dans Tartufe, serviteurs et voisins se préci-
pitent, tohu-bohu général, tourbillon d'enfer, « Je te happe, je t'attrape.. . »,
LE MOIS MUSICAL 3o3
un paravent abattu démasque Fenton et Nannette qui roucoulent, et pa-
tatras! le galant obèse, caché dans le panier au linge, est déposé d'un peu
haut sur la Tamise, parmi les blanchisseuses.
III' acte, V' tableau : Une place, le soir. Falstaff a mis de l'eau dans son
vin. Le fat abomine la femme. Révérence! c'est encore Mrs Quickly, et la
pauvre bêtise virile l'emporte. Donc, nouveau rendez-vous accepté, pour
minuit, dans la forêt, sous le terrible chêne de Herne; nouveau complot
féminin, où les sonorités les plus sombrement fantastiques des cors et des
bois commentent la légende du Chasseur noir.
VI' tableau : Minuit, sous bois. Nocturne de Fenton : Une bouche baisée...
— Comme plante arrosée, répond Miss Nannette encore invisible (autre leit-
motiv vocal, rappel du Ier acte). Les pseudo-fées conspirent et disparaissent.
Arrive Falstaff, très ému, qui a célébré avec un orchestre étonnant le trille
envahisseur du monde. Nouveau flirt avec Alice, nouveau guet-apens dans
l'ombre fraîche. Et tout s'achève par une « cérémonie » funambulesque,
une pastorale féerique où la fée Nannette chante exquisément, où Sir John
bafoué, lardé, roulé, se redresse : « C'est mon esprit qui fait l'esprit des
autres ! » Le coquard, c'est le docteur Caïus, qui vient avec Nannette, sa
fiancée voilée : le voile tombe, c'est Bardolphe! Fenton épouse et Mr Ford
a la tète libre. Fugue générale, en l'honneur du rire et de l'immortelle
comédie humaine. Rideau.
Ce soir, une bande sur l'affiche : par indisposition subite de Maurel,
Gérald-Ciémenz et Lakmé-Landouzy roucouleront printanièrement. Falstaff
aurait-il le sort du Flibustier ? Non, sans doute, car Falstaff est un triomphe,
un délire, un vertige, un fétiche pour les Parisiens emballés qui se ruent
vers la location, si heureux, sous couleur de comédie musicale, de wagné-
risme macaronique et de Maîtres-Chanteurs à l'italienne, de jouir de la verve
latine et des élans rossiniens. Nous retournerons à Cimarosa, avec un grain
de a polyphonie », je vous le mande. Et par Wagner, ce qui sera plus
drôle. Le signe de ralliement, succès de Falstaff, c'en est l'écriture, le
procédé bien vu, l'évolution très loyalement wagnérienne du juvénile oc-
togénaire qui a serti, remarquons-le, sa flamme bien personnelle dans la
formule à la mode : un bon exemple pour nos jeunes. L'Italie est très
allemande à l'heure qu'il est... Compensations d'ici-bas, l'auteur de Rien^i
avait débuté, une année avant le maître futur de la Traviata, par l'opéra
italien; aujourd'hui, le trouvère dramatique couronne sa vie d'artiste par
la comédie déclamée. Mais, somme toute, rien de wagnérien, — ni de
shakespearien, — que le cadre, en cette bouffonnerie grasse et franche.
Crier au chef-d'œuvre musical serait d'une diplomatie cruelle. Encore et
toujours trop peu de musique, au goût des mélomanes : mais c'est l'écueil
du genre, le vice du temps, le plomb dans l'aile ; voudriez-vous des rou-
lades ? Ni préludes, ni morceaux, très bien, mais l'idée n'a que rarement
la fantaisie ample et neuve. Une certaine monotonie fatigante provient de
l'abus du syllabisme et des caquetages ; quelques scènes de transition pa-
raissent longues, sèches et vides. La scène des Fées a la suavité joliette
3 04 L'ARTISTE
d'un Diaz. L'orchestre surtout est remarquable : vérité constante de l'expres-
sion dramatique, appropriation curieuse aux détails multiples, mélange
magistral de souffle, de grâce et de verve, il excelle en rhythmes et en
timbres qui peignent, coloré toujours, jamais énorme, parfois saccadé,
heurté, étriqué, décousu, violent sans préparation, criard sans panache,
voire un peu canaille. Dame! ce n'est pas le fleuve invisible de Bayreuth.
Et tout coloriste a ses malechances. L'humoriste Goncourt ne reproche-t-il
pas au romantique Delacroix « des rouges de cire à cacheter de papetier
en faillite » ?... Interprétation di primo cartello (soyons Milanais). A côté
de Maurcl, chanteur lassé, mais beau comédien, — la joie des sens esthé-
tiques c'est Marie Delna (Mrs Quickly) : la vraie joyeuse commère de
Windsor, — Rabelais, Rubens et Shakespeare ; la neige opulente de sa
gorge, ses lèvres rouges de sève malicieuse, ses yeux d'ironie qui s'em-
plissent de rêve, sa désinvolture bourgeoise et jeune, la jovialité gracieuse
de sa démarche, l'hypocrisie comique de ses gestes dignes, les intonations
populaires de sa voix grave, composent une synthèse, une révélation dans
une révélation : que sont devenues Marceline, Charlotte, Didon la reine
éprise du fils de Vénus ' ?
Mais, après la blague, je ne sais pourquoi la vie parait plus amère. Il est
bon d'oublier la double humanité, « gobeuse » ou « fumiste », dans un
anéantissement solitaire au cœur de la Nature. Attique douceur des jours
passés ! Le matin du 4 avril, je lisais la Cendre 2 au Luxembourg, sous la
fenêtre d'où un siècle en arrière, la veille de l'échafaud, Camille Desmoulins
sentimental -contemplait ces beaux arbres ombreux déjà du printemps
vert en évoquant Lucile :
Rien qu'un peu d'or léger couronnant de vieux murs :
Qu'ils sont loin les grands soirs de Cythère ou d'Athènes,
Mythiques bois sacrés, Acropoles hautaines
Qui prêtent leurs splendeurs à nos songes obscurs!
Rien qu'un peu d'ombre grise effrangeant des cieux purs :
Qu'ils sont loin les beaux chants des placides fontaines
Miroirs émerveillés de dryades lointaines,
Qui versent leur mystère à nos blêmes azurs !
Ni fronton polychrome émergeant des collines,
Ni parterre étoile de larmes cristallines : —
Mais dans la vieille cour un platane en émoi.
1 Première de Falstaff à la Scala de Milan, le 9 février 1893; à l'Opéra-Comique, le
18 avril 1894. Comédie lyrique en 3 actes et 6 tableaux de MM. Arrigo Boîto et G. Verdi,
version française de MM. Paul Solanges et Boîto. Les excellents interprètes sont tous à
nommer : Maurcl (FalstaJJ), Soulacroix (Ford), Clément (Fenton), Barnolt (Bradolphe),
Belhomme (Pistolet), Carrel (Caîus); M»« Delna (Mrs Quickly), Landouzy (Xautiette),
Grandjean (Alice), Chevalier (Met;). Direction de M. J. Danbé.
* Le roman très délicatement cruel du très moderne et spirituel l'ernand Vandérem.
LE MOIS MUSICAL
3o5
Et simple évocateur d'idéal éphémère
Dont les frémissements transfigurent un moi,
D'un bel arbre est éclos ton printemps, ô Chimère !
Et ne me dites jamais, comtesse, que l'illusion est plus douce que la
réalité, puisque, sans la réalité, l'illusion tombe. Sans acteur, plus de rôle;
sans poète, plus de poème; sans humanité, plus de poésie. Oui, mais la
Joconde noircit dans l'or ; et nos regards sont éphémères. Si l'instinct du
Beau, ou simplement le préjugé peut-être, demeure insatisfait du drame
musical, l'expérience y trouve une image du Vrai très éloquente. Notre
siècle est un réaliste. Et notre pensée qui fuit se mire dans la mélodie
continue, Viviane, dans la mélodie de la forêt.
Pour envoi terrestre :
RAYMOND BOUYER.
18114.
L ARTISTE. — XOUVELLE PERIODE : T. Vil
20
CHRONIQUE
N sait l'importance toujours croissante
qu'ont prise les réunions annuelles
des délégués des sociétés des Beaux-
Arts des départements, par le nombre
des lectures qui y sont faites et par le
zèle extrêmement méritoire dont les
érudits de la province s'évertuent à
faire preuve dans leurs recherches de
tout ordre sur l'histoire de l'art en
France. La session de 1894, la dix-
huitième depuis la fondation, s'est
tenue, du 27 au 3i mars, dans l'hémicycle de l'école des Beaux-Arts.
Elle n'a pas été moins féconde que les précédentes en communications
intéressantes : plus de quarante mémoires y ont été lus.
Les séances ont été présidées successivement par M. Edouard Millaud,
sénateur, qui, dans son allocution, a formulé le vœu de voir s'établir entre
les sociétés des Beaux-Arts et le comité central des relations moins inter-
mittentes, en instituant, à l'époque des vacances, des assemblées régio-
nales ; par M. Edouard Garnier, conservateur du musée de la manufacture
de Sèvres, dont l'allocution a eu pour sujet l'historique de ce musée ; par
M. Charles Nuitter, archiviste du théâtre de l'Opéra, qui a rappelé la
part que les questions de théâtre et de musique avaient eue dans les
communications faites à chaque session depuis les débuts de l'institution ;
par M. Louis de Fourcaud, professeur à l'école des Beaux-Arts, qui a
entretenu l'assemblée de notre histoire musicale. A cette même séance,
CHRONIQUE ïoy
M. Henry Jouin, secrétaire-rapporteur du comité, a donné lecture du
rapport général sur les travaux de la session. Voilà bien des années que le
délicat et érudit écrivain d'art assume la tâche de résumer, dans ce rapport
général, le bilan de chacune des sessions ; il le fait toujours avec une
conscience impeccable et à la fois une ingéniosité d'aperçus et l'élégante
souplesse d'une forme qui ne laisse pas soupçonner le labeur considérable
que nécessite, en un tel travail, l'extrême complexité du sujet. Cette fois,
M. Jouin s'est exprimé ainsi, au début de son rapport :
Venise avait perdu son peintre, Tiziano Vecelli, emporté par la peste qui ne fit pas moins
de 40.000 victimes dans la seule ville des doges. Peu après, les flammes dévoraient le
palais ducal. Le doge Sebastiano Venerio, celui-là même qui avait commandé les flottes de
la République le jour de la victoire Lépante, s'éteignait attristé au lendemain de l'incendie.
Véronèse penchait vers son déclin. Une sorte de désespérance s'empara des esprits, et le
jour ou les Vénitiens durent élire un chef, ce fut le nom de Niccolo da Ponte, un vieillard
de quatre-vingt-huit ans, qui sortit de l'urne. Il semblait que personne n'ambitionnât plus
de gouverner un peuple décimé. Au dire des esprits chagrins et sans ressort, Venise avait
vécu. Niccolo da Ponte, doge sans palais, ne se laissa pas abattre. Il convoqua sur la place
Saint-Marc, les architectes, les peintres, les sculpteurs, les joailliers, les orfèvres, les enlu-
mineurs que la mort avait épargnés. La population, curieuse d'assister à ce recensement
audacieux, envahit la pia^a. On commentait l'acte téméraire du doge. — Combien seront-
ils ? disaient les sceptiques. Et des voix de répondre : — Ils viendront cinquante, Venise n'a
plus d'artistes ! Les sceptiques eurent tort. Niccolo da Ponte vit aborder au mole de la/>/a^-
Xçtla des gondoles sans nombre, et lorsque les maîtres, obligeant la foule à leur livrer
passage, se furent massés sur la pia^a, ils étaient deux mille. Le visage du vieux doge
s'épanouit. — « Le temps ne m'appartient plus, dit-il, mais qu'importe ? Votre nombre
est un présage de gloire. Vous êtes les forces vives de la République. Venise a recouvré
l'espérance. Mon oeuvre est faite ! »
Ce spectacle n'est pas sans grandeur, et cependant, messieurs, je sais quelque chose de
non moins grand dans sa simplicité : ce sont vos assemblées annuelles. Vous aussi, vous
savez grouper les peintres, les sculpteurs, les architectes d'une grande nation sur un point
unique du territoire. Vous allez les prendre dans toutes les régions, vous évoquez leurs
personnalités à travers les siècles, et, fidèles à l'invitation du ministre des Beaux-Arts, vous
revenez invariablement chaque année dans ce lieu privilégié. Les plus grands maîtres vous
font escorte, mais volontiers vous assurez aux humbles le bienfait d'une réparation. Vous
vous plaisez à rappeler au jour les méconnus et les oubliés. A l'exemple de Niccolo da
Ponte, vous pourriez dire : « Les maîtres provinciaux ont recouvré l'espérance. » Mais, je
vous en prie, gardez-vous bien d'ajouter jamais : « Notre œuvre est faite ! » Non, mes-
sieurs, votre œuvre est trop belle, trop généreuse, trop féconde et trop juste pour que vous
cessiez un jour de l'aimer et d'y jeter vos forces, votre intelligence, votre cœur. Votre
œuvre est toute française. Soyez donc remerciés de l'avoir choisie et de l'accomplir sans
défaillance .
Après avoir accordé un souvenir à Victor Schcelcher, sénateur et
membre du comité des sociétés des Beaux-Arts, décédé depuis la précé-
dente session, le rapporteur consacre une brève notice aux mémoires lus
par leurs auteurs au cours de la session actuelle. Ce serait retomber dans
d'oiseuses redites que de louer à nouveau l'heureuse concision et le tact
parfait dont M. Henry Jouin a le secret pour mettre en relief les traits
essentiels et l'exacte signification de chacun des quarante-trois mémoires
qui constituent l'apport de la dix-huitième réunion. Comme tous les ans,
3o8 L'ARTISTE
cette sorte de synthèse lumineuse et précise, groupant tant d'études
diverses par leurs objets, est digne de tous éloges. En voici le conclusion :
Je ne puis prendre congé de vous, messieurs, sur une parole qui aurait le caractère d'un
désir ou d'un conseil. Le succès de votre dix-huitième session est de ceux dont il faut vous
remercier.
On raconte qu'un voyageur, cheminant dans le désert au trot de sa monture, aperçut,
gisant dans un pli de terrain, un être abandonné, sans forces, mourant de faim, qui fit
appel à sa pitié. Le cavalier s'empressa de descendre et se mit en devoir de secourir ce
malheureux. Mais lui, se redressant tout à coup, saute sur le cheval de son bienfaiteur et
s'éloigne au galop en ricanant. Le voyageur dépouillé, s'adressant à son voleur : « Ne
dis jamais à personne que tu m'as trompé, tu découragerais les hommes de faire le bien ! »
Messieurs, ce n'est pas là votre destin. Vous aussi, vous cheminerez souvent dans le
désert. L'erreur, l'indifférence ou l'oubli ont fait le vide autour des artistes du passé. Les
monuments se sont écroulés ; les institutions ont perdu leur forme ; telle gloire ancienne
est sans vestiges pour les hommes de notre temps. Vous avez assumé la mission
généreuse de restituer hommes et choses dans leurs splendeurs d'autrefois, et vous
vous penchez amoureusement sur toutes les ruines. Où l'oeil ne discerne aucune trace, où
l'esprit ne soupçonne aucune gloire, vous pressentez l'effort, les larmes, le génie, et ni la
poussière des archives, ni les déceptions inséparables de toute investigation pénible ne vous
rebutent. En retour, messieurs, quelle joie dans la foule des méconnus, des oubliés que
vous rappelez à la lumière, que vous replacez à leur rang de mérite. Aussi avec quelle gra-
titude n'êtes-vous pas salués par tous ces rudes praticiens de l'ancienne France, les Sevin,
Lottmann, Ducastel, les de Loisy, Deruet, Garnier, Bardin, Vimeux, Lorthior, Hubert
Cailleau, Maucord, Pourchez, Ingres et Bouchardon, tous deux éclipsés par le renom de
leurs fils, les Parrocel, les Jacob, Chevillard dépouillé par Van Boghem, que sais-je encore,
il faudrait les nommer tous ! Et si je me reporte par la pensée à vos sessions antérieures,
quelle légion magnifique, messieurs, que celle de tous ces maîtres reconnaissants que vous
avez secourus, consolés et nommés à la tribune de l'opinion publique I Mais vos obligés,
ce ne sont pas seulement les peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, orfèvres ou musi-
ciens dont j'évoque le souvenir en ce moment. La France d'aujourd'hui se sent émue par
le réveil radieux de la France d'autrefois. Votre comité, messieurs, les pouvoirs publics qui
ont charge de gloire dans le domaine de l'art, les lettrés, les amateurs et les artistes applau-
dissent à l'excellence de votre labeur. C'est pourquoi ceux qui ont mission de traduire le
sentiment unanime et d'en bien marquer la profondeur se plaisent à proclamer très haut
votre patience heureuse et superbe, votre sens critique qui découvre et condense, votre
abnégation souriante, l'ardeur et l'amour que vous apportez à votre tâche patriotique. Dire
ce que vous êtes, n'est-ce pas encourager les hommes à faire le bien ?
La séance solennelle de clôture, qui réunissait dans le grand amphi-
théâtre de la Sorbonne les délégués des sociétés des Beaux-Arts et ceux
des sociétés savantes, a été présidée par M. Spuller, ministre de l'Instruc-
tion publique, des Beaux-Arts et des Cultes. Après un discours de M.
Levasseur, de l'Institut, qui avait présidé les séances du congrès des
sociétés savantes, le ministre a pris la parole et fait, en termes toujours
heureux et souvent éloquents, l'éloge de la science et des sociétés
savantes.
Nous scra-t-il permis d'exprimer notre étonnement de ce que M. Spuller,
en cette harangue, n'ait accordé la moindre mention ni à l'art ni aux
sociétés des Beaux-Arts, présentes pourtant à cette solennité, au même
titre que les sociétés savantes ? Si bien que le nom même des sociétés des
CHRONIQUE 3og
Beaux-Arts n'a pas été prononcé une seule fois dans le discours du
ministre. Cet étrange oubli est d'autant mieux fait pour surprendre qu'en
toutes circonstances, et môme en dehors de ses fonctions ministérielles,
M. Spuller a toujours donné la preuve de l'intétérèt sincère et éclairé qu'il
porte aux choses de l'art.
L'Académie des Beaux-Arts propose, pour le concours au prix Bordin,
à décerner en 1896, le sujet suivant: De l'influence des mœurs, des milieux,
des croyances sur l'art de la peinture depuis le quatorzième siècle jusqu'au
milieu du dix-neuvième. Les mémoires sur cette question devront être
déposés au secrétariat de l'Institut avant le 1er janvier 1896.
Pour le concours de paysage du prix Troyon, à décerner en l8g5,
l'Académie propose le sujet suivant : Effet de crépuscule. « Le tableau doit
représenter une route bordée d'un côté par un massif d'arbres, de l'autre
par des champs s'étendant au loin jusqu'à un horizon bordé par des collines.
Au premier plan, un bouvier revient du labour avec un attelage de quatre
bœufs. La lune se lève. »
Sur la proposition de la section de musique, l'Académie a décidé
qu'il y avait lieu de pourvoir au remplacement de M. Charles Gounod,
décédé. •
Dans la même séance a eu lieu une audition de YHymne a Appollon,
l'un des fragments musicaux récemment découverts dans les fouilles de
Delphes. M. Th. Reinach, par qui a été faite la transcription de ce
morceau, a d'abord donné lecture d'un mémoire dans lequel il a expliqué
les circonstances de la découverte, la méthode qu'il a employée pour la
trsnscription de la mélodie et ce qu'elle apprend sur la musique grecque.
L'audition de l'hymne a eu lieu ensuite, chanté successivement en grec et
en français par Mme Remacle, avec accompagnement de harpe et d'har-
monium.
Les élèves de l'école des Beaux-Arts, admis au concours définitif de
peinture pour le prix de Rome, sont : MM. Guinier, Charbonneau,
Leroux, du Gardier, Laparra, Benner, Fiat, Descheneau, Desson et Tri-
goulet.
Pour le concours du prix de Rome, en sculpture, ont été admis en
loge : MM. Desruelles, Champeil, Paul Roussel, Boucher, Rispal, Roux,
Thomsen, Guillaume, Carli et Ducuing.
Au concours d'architecture sont admis : MM. Varcollier, Deperthes,
Recoura, Umdenstock, Héraud, Lecardonnel, Dusart, Patouillard, Tony
Garnier et Chifflot.
Voici la nomenclature des tableaux qui composent le legs fait à l'Etat
par le peintre Caillebotte : de Manet, le Balcon, le Portrait de femme à
l'éventail noir, le Jeu de crockel et des Chevaux de course ; de Renoir, le
3io L'ARTISTE
Moulin de la Galette, une Etude de femme, la Balançoire, une Liseuse, la
Seine à Champrosay, Montmartre, le Pont de Chaton et la Place Saint-Georges ;
de Claude Monet, le Déjeuner, trois Vues de gares, une Chambre bleuie par
la lumière, trois Vues de Vétheuil, une Vue d'Argenteuil, les Pommiers, le
Mont Riboudet à Rouen, des Chrysanthèmes rouges, trois esquisses de paysages
et les Côtes de la mer sauvage ; de Degas, Femme sortant du bain, Au Café,
les Figurants, la Leçon de danse, Danseuse en buste, Danseuse assise et
Danseuse en scène ; de Cézanne, les Baigneuses, une Marine, deux
Paysages et un Vase de fleurs ; de Sisley, une série de huit paysages ;
de Pissarro, treize paysages datés de 1 87 1 à 1879 ; de J.-F. Millet, un
dessin au crayon et une aquarelle ; enfin, de Caillebotte lui-même, une
toile qui sera probablement les Raboteurs de parquet.
Un vol a été commis au musée du Louvre, dans la belle collection de
boîtes et bonbonnières, jadis léguée à l'Etat par Lenoir. Deux de ces char-
mants objets, en or, ornés de semis de diamants et de rubis, et qu'on
évalue à 3. 000 et 2.000 francs, ont disparu de la vitrine où ils étaient
exposés avec un certain nombre d'autres objets d'art analogues. M. Emile
Mobilier fait, tous les lundis, jours où le musée est fermé au public, son
cours sur l'art de la miniature, et possède les clefs des vitrines qu'il ouvre,
quand cela est nécessaire à son enseignement, afin de montrer de plus
près les objets à ses élèves. En faisant son cours, un de ces jours derniers,
il se disposait à ouvrir la vitrine dans laquelle étaient placées les deux
boîtes volées, lorsqu'il s'aperçut que la vitrine n'était pas fermée à clef,
et il constata en même temps la disparition des deux objets d'art. M. Mo-
nier avait-il laissée ouverte la vitrine par mégarde ? ou bien avait-elle été
ouverte dans l'intervalle de deux cours ? Quant au voleur, on ne possède
aucune indication qui ait pu révéler sa trace.
A l'occasion de l'exposition de Chicago, les promotions et nominations
suivantes ont été faites, dans la Légion d'honneur, parmi les artistes expo-
sants, sur la proposition du ministre de l'Instruction publique, des Beaux-
Arts et des Cultes :
On été promus au grade d'officier : M. Jean Béraud, M"c Rosa Bonheur,
MM. Lhermitte et Luminais, artistes peintres ; Boucher et Marqueste,
statuaires, Léopold Flameng, graveur, et Massier, céramiste.
Ont été nommés chevaliers : MM. Auguin, Jean Benner, Victor Binet,
Bordes, Brouillet, Buland, Delacroix, Guillon, Iwill, Maurice Leloir,
Aimé Perret, Renouard et de Richemont, artistes peintres ; Daillion, La-
batut et Lombard, statuaires ; Brunet-Debaisnes et Léveillé, graveurs ;
Frantz Jourdain et Sandier, architectes ; Taxile Doat, chef d'atelier à la
manufacture de Sèvres ; Munier, chef d'atelier à la manufacture des
Gobelins ; Lacroix, chef d'atelier à la manufacture de Beauvais ; Joseph
Chéret et Delaherche, céramistes ; Rault, ciseleur; Brateau orfèvre.
CHRONIQUE 3n
Sur la proposition du ministre des Affaires étrangères, a été nommé
chevalier, M. Yvon, architecte, constructeur des bâtiments de l'exposition
tunisienne à Chicago.
M. Ernest Barrias, statuaire, membre de l'Institut, est nommé professeur
chef d'atelier de sculpture à l'école nationale des Beaux-Arts, en rempla-
cement de M. Cavelier, décédé.
M. Luc-Olivier Merson, artiste peintre, membre de l'Institut, est
nommé professeur de dessin à l'école nationale des Beaux-Arts, en rem-
placement de M. Joseph Blanc, appelé à faire partie du conseil supérieur
d'enseignement à la même école.
Le ministre de l'Instruction publique vient de charger M. Gérôme
d'exécuter pour la galerie de l'Institut, le buste de Prévost-Paradol.
L'Association des artistes peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et
dessinateurs, fondée par le baron Taylor, a tenu sa quarante-huitième
séance annuelle à l'école des Beaux-Arts, sous la présidence de M.
Bouguereau . Ce dernier a adressé quelques paroles de regret au
souvenir des sociétaires décédés dans l'année, puis il a fait connaître
aux assistants les dons nombreux qui ont été faits au profit de l'Asso-
ciation. Une dame Cuny, notamment, lui a légué un immeuble estimé
5oo.ooo francs. Un artiste peintre, Victor Biennoury, décédé en
décembre dernier, lui a légué tous les objets, dessins, tableaux, livres,
etc., se rattachant à son art, pour en faire tel usage qui lui conviendra.
Au cas où l'Association jugerait à propos de vendre les objets compris
dans ce legs, la somme qui en proviendra sera placée en rentes sur
l'Etat et les arrérages serviront à instituer une ou plusieurs pensions de
trois cents francs, portant le titre de « pension Biennoury ».
Une société des enlumineurs et miniaturistes français vient de se cons-
tituer, qui organisera prochainement sa première exposition annuelle dans
la galerie de la rue de Sèze.
Sous le titre de Société populaire des Beaux-Arts, un groupe d'artistes
et d'amateurs se sont réunis, qui se proposent, à l'aide de cotisations
annuelles, d'acheter dans les diverses expositions des œuvres de jeunes
artistes et de les répartir par voie de tirage au sort entre tous les adhé-
rents. Le comité d'initiative de cette société a désigné pour son président
M. Léon Bourgeois, député, ancien ministre des Beaux-Arts.
3i2 ■ /.ARTISTE
Le Conseil municipal de Paris a accordé une subvention de 3oo francs
au comité constitué pour élever à Molière un monument à Pézenas.
Sur l'initative d'un certain nombre de sociétés françaises et étrangères
de photographie, un monument sera élevé par souscription à Daguerre
dans la petite ville de Bry-sur-Marne où l'inventeur de la photographie
passa la plus grande partie de sa vie et où reposent ses cendres.
La ville de Denain va ériger une statue au maréchal de Villars. Ce
monument a pour but de commémorer la victoire du 24 juillet 17 12,
qui, après les revers éprouvés par nos armes dans la guerre de la succes-
sion d'Espagne, commença la série des succès qui aboutirent à la signature
des traités d'Utrecht et de Rastadt. Le comité, qui compte parmi ses
membres les sénateurs, les députés et toutes les notabilités du département
du Nord, a chargé le statuaire Henri Gauquié de l'exécution du monu-
ment. Villars y sera représenté à cheval, l'épée à la main, entraînant ses
soldats à la victoire.
L'Union centrale des Arts décoratifs a procédé au renouvellement du
bureau de son conseil d'administration. Ont été élus: M. Georges Berger,
président; MM. Bouillet, Aynard, Guillaume et Corroyer, vice-présidents;
MM. Lefébure et Krafft, secrétaires; M. Braquenié, trésorier.
Ainsi que nous l'avons annoncé, le 1 5 mai prochain s'ouvrira à Paris
un congrès des Arts décoratifs, qui se tiendra à l'École des Beaux-Arts.
Voici les questions qui seront traitées à ce congrès :
i° Du rôle et de l'influence de l'imitation en matière d'art et d'industrie;
20 Introduction, dans les expositions des Beaux-Arts des départements
et dans les musées permanents de province, d'une section des objets d'art
industriel ;
3° De l'influence de la femme sur le mouvement artistique de notre
pays;
4° Les industries d'art et la loi militaire. Quels sont les moyens pra-
tiques a recommander pour que les dépenses prévues par la loi militaire
au profit des ouvriers d'art servent véritablement au développement de
nos industries artistiques ?
5° De l'utilité d'un musée central des Arts décoratifs, de son dévelop-
pement et de son affiliation aux musées de province. Musées ambulants ;
6° Développement du musée des tissus par le dépôt, à la bibliothèque
de l'Union centrale, des échantillons de l'industrie textile contemporaine ;
70 Enregistrement des modèles dus a l'art du sculpteur et de l'orne-
maniste, destinés à constituer les archives de la propriété artistique et
industrielle ;
CHRONIQUE 3*3
8° Centralisation des photographies des oeuvres d'art, architecture,
sculpture, décoration et mobilier, par l'affiliation des amateurs et praticiens
photographes à l'Union centrale ;
9° Enseignement primaire du dessin;
io° Enseignement du dessin géométrique pour les jeunes filles;
i i° Unification des méthodes d'enseignement de la perspective ;
1 2° Introduction d'un cours d'histoire de l'art dans les lycées et
collèges de garçons.
Outre les sujets précédents, l'Union centrale propose l'étude des
questions suivantes :
i° Quel a été et quel doit être encore le rôle artistique de la France?
Quel résultat économique a-t-elle le droit d'espérer de son influence sur
le goût public ? — Histoire des transformations des styles ; leur durée.
— Le rôle qu'a joué la France dans l'évolution de la forme et du décor. —
Comment s'est exercée la direction du goût; des influences qui ont
modifié ce courant ; du caractère politique et social de l'art et de la
mode. — Des moyens de cultiver le goût et de développer le sentiment
du beau dans une démocratie.
2° Ce qu'on est convenu d'appeler le style, et qui est la forme déco-
rative d'une époque, subit aujourd'hui une transformation plus rapide que
jamais. Pourquoi ? — Le goût au xixc siècle est devenu plus inconstant,
plus changeant qu'aux autres époques. — Du danger de continuer cette
récapitulation facile des choses du passé. — Les facultés créatrices de
notre race ont été amoindries par cette nouvelle science ; elle tient lieu
d'invention et engendre, aux dépens des artistes véritables, une foule
d'imitateurs et de copistes qui sont un danger pour le génie national de
la France. — Quels sont les moyens de réagir contre cette tendance ?
L'étude de ces deux questions pourra faire l'objet de mémoires qui
seront soumis à l'appréciation d'un jury spécial de cinq membres choisis
par l'Union centrale des Arts décoratifs.
Les mémoires des concurrents devront être remis au siège de l'Union
centrale avant la fin de l'année 1894.
Un prix de 1.000 francs sera remis au meilleur travail que désignera le
jury. Un autre prix de 5oo francs pourra être décerné, ainsi que des
mentions.
A la suite du dernier concours pour la nomination des professeurs de
dessin dans les écoles municipales de Paris, une pétition, revêtue de plus
de quarante signatures, vient d'être adressée par les concurrents au
président du Conseil municipal de Paris, dans les termes suivants :
Nous, soussignés, candidats aux examens de renseignement du dessin, avons l'honneur
de solliciter de la bienveillance du Conseil municipal de vouloir bien demander à la
direction de l'enseignement de faire immédiatement une exposition publique de tous les
3 14 V ARTISTE
exercices donnés au dernier concours de la Ville, ce concours étant le seul à la ville de
Paris qui ne soit pas montré au public ; nous osons espérer que le Conseil municipal
voudra bien prendre notre demande en considération.
(Suivent Us sigttatures.)
Pour répondre à l'invitation de l'Association artistique de Vienne, la
Société des artistes français et la Société nationale des Beaux-Arts ont
respectivement délégué, pour les représenter à l'inauguration de l'exposition
internationale des Beaux-Arts qui a lieu actuellement dans la capitale de
l'Autriche, MM. Léon Bonnat et Carolus-Duran. Au banquet d'honneur
qui a été offert aux artistes étrangers ayant pris part à l'exposition, les
deux artistes français ont tour à tour pris la parole et prononcé chacun
une allocution qui a été fort applaudie.
M. Bonnat s'est exprimé en ces termes :
Messieurs, quand les artistes français vous ont envoyé leurs oeuvres et ont nommé deux
délégués à l'Exposition de Vienne, — mon ami Carolus-Duran et moi, — ils ont voulu
vous donner une preuve de sympathie et d'amitié. Ces sentiments, d'ailleurs, ne datent
pas d'hier, vous le savez. Il y a vingt et un ans, celui qui a l'honneur de parler devant
vous est venu à Vienne pour la première fois. Bien que je ne puisse, — et je l'avoue à ma
confusion, — ni écrire, ni parler, ni comprendre votre langue, il y a entre vous et nous
une langue que nous comprenons tous, qui entraîne toutes nos sympathies, qui nous
unit dans un même sentiment de camaraderie cordiale : c'est la langue universelle de l'art.
Cette langue est non seulement celle que nous parlons aujourd'hui ; c'est elle qui survit
à toutes les races, à leurs civilisations, à leur histoire, à leurs religions. C'est une langue
si claire et qui tombe tellement dans le sens, qu'il n'est besoin ni de traducteurs ni
d'interprètes pour que nous comprenions par elle l'âme des peuples même entièrement
disparus. Cette langue est aussi universelle, parce qu'elle est soutenue des sentiments les
plus nobles et les plus élevés qui soient sur terre, de ceux qui sont le reflet des œuvres
mêmes de la divinité.
Messieurs, soyons fiers, nous tous qui sommes ici, de parler cette langue. En son nom,
artistes autrichiens, nous, artistes français, nous vous remercions de nous avoir conviés à
cette fête de l'art. Nous vous remercions de votre réception amicale, et nous levons notre
verre à votre prospérité et à votre gloire.
Voici, tel que l'ont enregistré les journaux viennois, le texte de
l'improvisation de M. Carolus-Duran :
Le beau soleil qui rayonne sur Vienne, et qui fait tout verdir et fleurir ici, éveille aussi
les coeurs d'artistes et les ouvre comme de jeunes bourgeons. L'artiste est comme l'oiseau,
il chante quand il a envie de chanter. L'artiste produit aussi quand il est poussé à
produire. S'il travaille sans se sentir animé du feu sacré, il n'est qu'un avocat qui plaide
une mauvaise cause. A Vienne, je me sens bien, parce que Vienne est une ville artis-
tique. L'exposition actuelle en est un témoignage éclatant. J'y ai vu une grande foule qui
ne faisait ni bruit ni bavardage, et qui s'arrêtait devant les œuvres d'art avec respect. Cela
a fait sur nous une forte impression. Messieurs, vous nous avez donné deux fêtes pour
une : votre exposition et cette réception amicale que vous nous offrez, une vraie fête
du cœur. Nous vous remercions et nous vous souhaitons tout succès.
CHRONIQUE 3 1 5
Les musées de Londres, comme on sait, restent fermés le dimanche.
Périodiquement, quelque député libéral de la Chambre des communes
invite ses collègues à voter un bill ayant pour but d'abroger cette restric-
tion. Jusqu'à présent, la Chambre s'est toujours refusée à accueillir une
telle proposition. Or, le Conseil communal de la Cité s'est montré mieux
intentionné à l'égard de cette réforme : il s'est rencontré 88 membres de
cette assemblée pour voter l'ouverture des musées pendant la journée du
dimanche, et 88 pour demander le statu que. C'est la voix prépondérante
du lord-maire qui a tranché la question en faveur de ceux qui réclamaient
l'innovation.
On sait que le prince Barberini Colonna di Sciarra, voulant échapper
à la loi italienne du 28 juin 1871, connue sous la dénomination d'édit
Pacca, qui frappe d'inaliénabilité les galeries et collections artistiques lorsque
la vente a pour effet de faire passer à l'étranger les œuvres d'art, avait
assigné le ministre de l'Instruction publique d'Italie « pour voir dire que
ses diverses collections étaient libres entre ses mains ». Au cours de
cette instance, et sur la demande du ministre italien, un décret du prési-
dent du Tribunal civil de Rome autorisa la saisie de la collection litigieuse.
Le gouvernement italien ayant acquis la certitude qu'un certain nombre
d'objets d'art du prince di Sciarra avaient été transportés en France,
voulut faire rendre le décret précité exécutoire dans notre pays, et présenta
une requête à fin à'exeauatur à la Cour d'appel de Paris. Celle-ci déclara,
par arrêt du 27 avril 1892, qu'il n'y avait lieu à ordonner l'exécution en
France du décret. Sur le pourvoi du ministre de l'Instruction publique
d'Italie, la chambre des requêtes de la Cour de cassation, sur les conclusions
conformes de M. le procureur général Manau, rejeta ce pourvoi.
Sur l'appel interjeté par le prince di Sciarra contre la décision du
Tribunal civil de Rome, la Cour d'appel de Rome vient de déclarer le
prince coupable de contravention à l'édit Pacca et de le condamner à la
confiscation des tableaux ou, s'il ne les représente pas, au paiement de
la somme de 000.000 francs au profit de l'Etat.
Nous empruntons à une correspondance de Saint-Pétersbourg, adressée
au Temps, le récit de l'incident suivant :
L'exposition de l'Académie de peinture a causé, cette année, de grosses déceptions : les
toiles exposées sont peu nombreuses, peu intéressantes, et l'on prétend que les sévérités
du jury se sont exercées un peu au hasard. Mais le grand sujet d'affliction pour les curieux
et les artistes, c'est le retrait, sur l'ordre de l'empereur, d'une toile représentant le -Christ
entre les deux larrons, due au pinceau du peintre religieux Nicolas Gué. On racontait que
le comte Tolstoï, en voyant pour la première fois le tableau dans l'atelier de Gué, s'était
jeté dans les bras de l'artiste en pleurant de joie. Le Tsar n'a pas montré les mêmes dispo-
sitions enthousiastes, lors de sa visite à l'Académie, pour cette œuvre puissante mais d'un
réalisme poignant. « Otez cela ! s'est-il écrié. Cette boucherie est écœurante et sacrilège ! »
Le peintre Gué compte envoyer son tableau à l'étranger, et l'exposer à Paris et à Londres.
3i6 L'ARTISTE
Une statue de Napoléon Ier, qui avait été élevée autrefois par un
Anglais, près de Boulogne-sur-Mer, a été renversée tout récemment par
un ouragan. Voici les curieux renseignements que le maire de Boulogne
a bien voulu nous adresser sur l'origine singulière de ce monument :
La statue de Napoléon Ier, qu'un ouragan a renversée il y a quelques semaines, avait
effectivement été élevée en i856 par un Anglais, au sommet des falaises Nord-Est de
Boulogne.
Cette statue était faite en ciment et posée sur un socle figurant un rocher de granit,
surmonté d'un piédestal. Elle avait une hauteur de 2 m. 60, et l'ensemble du monument
formait une hauteur de 7 m. 60. Napoléon y était représenté recouvert de la redingote
grise et coiffé du petit chapeau traditionnel.
Cet Anglais, — M. Kent-Pécron, — résidait à Boulogne-sur-Mer, où il exerçait la
profession de marchand ferblantier, jointe plus tard à celle d'entrepreneur des pompes
funèbres. A un certain moment, M. Kent était devenu acquéreur, dans de bonnes condi-
tions, de terrains situés à la crête des falaises : il y fit des captations d'eau qu'il débita en
ville, au moyen d'une société dite la Prévoyante, dont il dut, après quelques années,
abandonner l'exploitation personnelle.
Vers 1 855-1 856, profitant de l'existence des camps créés aux environs en 1854, par
Napoléon III, et des séjours de ce souverain à Boulogne, M. Kent voulut appeler l'atten-
tion du Gouvernement et du public sur les terrains dont il était devenu propriétaire. Il le
fit avec d'autant plus d'activité et de zèle qu'un propriétaire voisin prétendait, à son
encontre, qu'il était en possession du véritable emplacement de la baraque de l'empereur
Napoléon 1er, qUe revendiquait M. Kent pour son propre terrain.
Croyant mettre fin à la discussion, et, en même temps, défendre ses intérêts particuliers,
M. Kent fit, de ses deniers, construire le monument et graver, sur le piédestal, l'inscription
suivante :
A NAPOLÉON 1er
CKTTE STATUE
A ÉTÉ ÉRIGÉE SUR L'EMPLACEMENT MÊME
QU'OCCUPAIT LA BARAQUE DE L'EMPEREUR
AU CAMP DE BOULOGNE EN 1N04,
ET ELLE A ÉTÉ INAUGURÉE LE 14 JUIN l856, JOUR DU
BAPTÊME DU PRINCE IMPÉRIAL,
4'm<! ANNÉE DU RÈGNE DE NAPOLÉON III,
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX QUI TERMINA
LA GUERRE D'ORIENT, SOUTENUE PAR
LA FRANCE ET L'ANGLETERRE ALLIÉES.
Après la déconfiture et la ruine de M. Kent, le terrain où se trouvait la statue fut
vendu ainsi que tous les autres immeubles de ce résident, qui a terminé ses jours, il y a
deux ans environ, dans un asile tenu par les Petites-Sœurs des Pauvres.
Ce terrain est aujourd'hui encore une propriété particulière.
Les décès survenus, en ces temps derniers, dans le monde des artistes,
fournissent à notre revue nécrologique un contingent assez nombreux.
Le peintre Amand Gautier, dont le public avait quelque peu oublié le
nom, avait eu, sous la génération précédente, son heure de célébrité.
D'un talent original et hardi, à la fois robuste et délicat, divers dans son
CHRONIQUE 3 17
expression et d'une grande intensité, Gautier fut, à côté de Courbet, l'un
des plus ardents et des plus convaincus parmi les peintres réalistes. Son
tableau, exposé en 1 807, des Folks de la Salpêtrière fit grand bruit et
consacra, auprès du grand public, une réputation déjà établie dans les
milieux artistiques de l'époque.
Il connut, lui aussi, les rigueurs des jurys officiels et fut, avec Manet et
tant d'autres, l'un des glorieux exposants du Salon des refusés, en 1 860,
où figura une "œuvre remarquable, l'un des plus savoureux morceaux de
sa main, la Femme adultère. Comme Bonvin, il se plut à l'austère inter-
prétation des intérieurs monastiques ; alors il n'était pas une galerie
d'amateur dont le possesseur ne tînt à honneur de montrer quelque
étude de moine ou quelque scène du cloître par Amand Gautier. Bien
que cette faveur eût fait son temps, les Salons annuels nous présentèrent
souvent, depuis lors, des toiles de lui, d'un grand mérite: telle la
Baigneuse exposée en 1874, une de ses plus belles oeuvres.
Scènes familières, nature morte, paysage, portrait, Amand Gautier
aborda tous les genres avec une réelle maîtrise, apportant dans toutes ces
productions la même sincérité d'observation, la même intensité d'émo-
tion et une exécution ferme et puissante. Comme portraitiste, il laisse
des modèles du genre, vivants, sincères et expressifs, admirablement
observés et rendus ; de ce nombre sont, notamment, les portraits du
prince San-Castaldo, de M. Tailhard, du docteur Felu, de M. Henri
Rochefort, etc. Le musée du Luxembourg ne possède de lui qu'une nature
morte, la Raie.
Amand Gautier était né à Lille, en 1 825.
L'auteur du livre si précieusement documenté et si universellement
apprécié, les Artistes français à l'étranger, Louis Dussieux, est mort à
Versailles dans sa soixante-dix-neuvième année. Il laisse beaucoup
d'autres ouvrages historiques et géographiques, en usage dans l'enseigne-
ment et devenus classiques. Son histoire et description du Château de
Versailles est une excellente monographie, contenant les renseignements
les plus sûrs, puisés aux meilleures sources ; il restera un des meilleurs
qui aient été publiés sur ce sujet.
Dussieux était, depuis de longues années, professeur d'histoire et de
géographie à l'école militaire de Saint-Cyr.
L'architecte César Daly est mort à l'âge de quatre-vingt-six ans. Il
avait été chargé de diriger le*s premiers travaux de restauration de la
cathédrale d'Albi. Mais il a dû sa notoriété à plusieurs publications sur
l'architecture : la Revue de l'architecture et des travaux publics, qu'il fonda
en 1840; Y Architecture privée au XIXe siècle sous Napoléon III ( 1860- 1864,
3 vol. in-fol.) ; Motifs historiques d'architecture et de sculpture, les Théâtres de
la place du Châtelet, etc.
Pour ces ouvrages il avait obtenu, de la reine d'Angleterre, il y a une
dizaine d'années, la great gold medal.
3i8 L'ARTISTE
Pierre-Jules Cavelier a occupé dans la sculpture contemporaine une
place considérable à la fois par ses œuvres et par son enseignement.
Élève de David et de Paul Delaroche, il remporta le prix de Rome en
1842. L'un de ses envois, Pénélope endormie, lui valut la médaille
d'honneur au Salon de 1849, où elle obtint un succès extraordinaire ; le
marbre fut acquis par le duc de Luynes et placé au château de Dam-
pierre : cette gracieuse figure de femme, souple et gracieuse, de lignes si
pures en leur simplicité, d'une attitude si charmante et si naturelle, est,
en effet, l'une des œuvres les plus exquises de l'art contemporain.
La pureté des formes et la noblesse des lignes se retrouvent dans la
plupart des œuvres de Cavelier. Tous les visiteurs du musée du Luxem-
bourg ont admiré le grand caractère et le style de ses marbres, la Vérité et
Cornélie et ses enfants. Il sut, d'ailleurs, se départir, selon les sujets, de sa
correction classique, notamment lorsqu'il exécuta sa Bacchante de l'Expo-
sition de 1 855, dont l'allure désordonnée, le visage rieur, le mouvement
emporté témoignent, ainsi que plusieurs bustes très vivants, d'un
tempérament qui ne réglait pas toujours son inspiration sur la froideur des
modèles antiques.
L'œuvre que laisse Cavelier est considérable : à Notre-Dame de Paris,
il a sculpté le Tombeau de Msr Affre ; à la Tour Saint-Jacques, la statue
de Biaise Pascal; au nouveau Louvre, deux figures décoratives, la Poésie
et l'Histoire; au fronton de la galerie d'Apollon ,• une Renommée
récompensant les Arts ; à l'ancien Hôtel-de-Ville de Paris, surmontant
l'horloge, les figures allégoriques de la Seine et le Rhin, disparues dans
l'incendie de 1871, etc. En 1849, il composa le modèle de la poignée
d'une épée d'honneur pour le général Cavaignac, ciselée par Froment-
Meurice. La dernière œuvre de Cavelier est un buste en marbre de
M. de Montyon, destiné à l'Institut.
Depuis i8G5, Cavelier faisait partie de l'Académie des Beaux-Arts, où
il avait remplacé Duret. Il était vice-président de la Société des artistes
français, à laquelle il a légué une somme importante pour venir en aide
aux sociétaires nécessiteux. Chef d'un des ateliers de sculpture de l'école
des Beaux-Arts, il a exercé, sur la statuaire contemporaine, une grande
influence, demeurant le champion convaincu, acharné, de l'art classique.
A ses obsèques, M. Henri Roujon, directeur des Beaux-Arts, parlant de
l'enseignement de Cavelier, s'exprimait ainsi dans son discours :
La tradition, Cavelier crut toujours à la nécessité de la maintenir ; et cette croyance
fut une des causes premières de la belle unité de sa vie. Il eut la passion, la religion de
l'enseignement, je dirais l'apostolat, si sa mémoire ne répugnait aux mots trop pompeux.
Professeur, chef d'atelier à l'école des Beaux-Arts, il se consacra pendant vingt-huit
années à la noble tâche d'éveiller les jeunes intelligences à la conception de la Beauté.
Avec quelle assiduité, quel zèle, quelle ferveur, quelle abnégation, quel oubli de lui-même,
en même temps avec quelle souriante bonhomie il sut exercer sa fonction de maître,
d'autres le diraient mieux que moi. De grands artistes sont sortis de ses mains : j en vois
beaucoup ici dont je devine les sentiments de pieuse gratitude et d'affectueuse vénération.
Eux seuls pourraient nous dire ce qu'ils doivent reporter de leur propre gloire à celui qui
fut leur initiateur et leur guide dans la voix lumineuse qu'ils ont parcourue !
CHRONIQUE 3 19
Ces artistes , dont bon nombre sont devenus des maîtres , sont les
statuaires Guillaume, Barrias, Idrac, Coutan, Allar, Fagel, Charpentier,
etc.
Le statuaire Jacques Maillet avait étudié la sculpture dans l'atelier de
Pradier et remporté le prix de Rome en 1847. Le beau marbre
à'Agrippine portant les cendres de Germanicus est son œuvre, de même que
les deux groupes monumentaux en bronze doré qui surmontent la façade
de l'Opéra, et aussi les figures décoratives de la Science et V Abondance pour
le nouveau Louvre.
Jacques Maillet, qui est mort à l'âge de soixante-onze ans, était né à
Paris. Ce fut lui qui dirigea la restauration de la colonne de la place
Vendôme après la Commune.
Eugène Abot, l'habile graveur au burin, né à Malines, de parents fran-
çais, est mort prématurément à Paris. Il a exécuté plusieurs planches
remarquables par la délicatesse du procédé. L'une de ses dernières œuvres
est une reproduction du Baiser de Fragonard ; il venait de terminer pour
l'Amérique une série d'illustrations à l'eau-fôrte de l'Enfer de Dante.
L'un des plus notables d'entre les peintres de l'école impressionniste,
l'un des plus intransigeants, et même, peut-on dire, l'un des précurseurs
du genre, Caillebotte est mort à Gennevilliers, en sa quarante-sixième
année. Les audaces de sa manière firent sensation, et s'il fut trahi souvent
par une éducation technique insuffisante, il eut parfois des trouvailles en
dépit de la brutalité de son exécution. En lui, l'impressionnisme a ren-
contré l'un de ses champions les plus convaincus ; il a contribué à
défendre sa cause non seulement par ses œuvres mais aussi par son argent,
sa situation de fortune lui permettant, aux heures difficiles des débuts
de l'école, de pourvoir aux frais que nécessitaient la location d'un local,
la publicité, les affiches. En quoi il a largement contribué à l'avènement
des formules hardies en art.
Caillebotte possédait une fort belle collection d'œuvres des artistes les
plus marquants de l'école impressionniste, collection léguée à l'Etat,
comme nous avons eu l'occasion de l'annoncer ici même.
Un peintre, de genre, Eugène Lejeune, dont les tableaux, vulgarisés par
les nombreux procédés de reproduction actuellement en usage, ont obtenu
auprès du public un grand succès d'imagerie, est mort à l'âge de soixante-
seize ans. Il fut élève de Gleyre et de Delaroche.
Le graveur au burin J.-B. Danguin, dont les Salons annuels nous
montraient de belles planches savamment traitées, est mort dans sa
soixante-onzième année. Nous citerons parmi ses œuvres : VAscension,
d'après le Pérugin; la Maîtresse du Titien, d'après ce maître; le Rêve,
320 L'ARTISTE
du chevalier, d'après Raphaël ; un Portrait de femme , d'après Rembrandt ;
la Mise an tombeau, d'après Andréa del Sarto ; la Vierge, l'Enfant Jésus et
plusieurs suints, d'après Van Dyck, etc.
Il était professeur à l'école des Beaux-Arts de Lyon, et, depuis 1874,
correspondant de l'Académie des Beaux-Arts pour la section de gravure.
Un des peintres d'histoire et de genre les' plus réputés de l'Autriche,
Charels de Blaas, professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne,
vient de mourir à l'âge de soixante-dix-neuf ans. Son œuvre la plus
importante est un ensemble de quarante-cinq fresques représentant les
principaux événements de l'histoire de l'Autriche à la galerie des Victoires
de l'Arsenal de Vienne.
A Louvain vient de mourir un jeune artiste d'avenir,. Je peintre et
aquafortiste Karl Meunier. Il était fils de l'un des maîtres de la Belgique
artistique, le célèbre sculpteur Constantin Meunier.
Le Directeur-Gérant, Jean Alboizf.
CHATEAUDUN. — IMPRIMERIE J. PIGEI.ET.
CHARLES JACQUE
iernier survivant de cette brillante phalange de peintres
de l'école de Barbizon, Charles Jacque vient de
s'éteindre à son tour, âgé de plus de quatre-vingts ans,
ayant survécu de longues années à ses émules et
camarades, Diaz, Dupré, Rousseau, Millet. Jusqu'à son dernier jour,
le vieux maître, représentant d'une race disparue, est resté sur la
brèche : il est mort assis devant son chevalet, le pinceau à la main.
Chose rare, ses dernières œuvres sont dignes de leurs aînées ;
l'âge n'avait pu amoindrir le talent chez cette forte et puissante
nature qui conserva intacte jusqu'au dernier moment la plénitude
de ses qualités artistiques. Il est et restera un maître, car, chez lui,
la netteté et la sincérité du sentiment et aussi de la pensée ont eu
pour conséquence nécessaire la simplicité dans la conception, la
sobriété dans le rendu et l'exécution. Il marcha exempt de
tout parti pris, incapable de se soumettre à l'embrigadement
d'une école, voulant conserver sa pleine liberté et interprêter la
nature selon son tempérament sans préoccupation des procédés
d'autrui.
Aussi son œuvre a-t-elle un caractère très personnel. A la
recherche de l'invention pittoresque, Ch. Jacque suivit la pente
naturelle de son esprit, attiré non plus comme Millet vers les côtés
douloureux ou héroïques de la vie rustique, mais vers ce qu'elle a
de simplement humain, s'appliquant à rendre le paysan dans son
existence journalière, avec la justesse d'expression, la simplicité de
rendu, la vérité de dessin et la fermeté de construction qui font sa
force et sa supériorité. L'abattement hébété et le fatalisme résigné
1894. — L'ARTISTE. — NOUVELLE PÉRIODE : T. VII 21
322 L'ARTISTE
du paysan de Millet, qui semble toujours un peu parent de celui
décrit par La Bruyère, n'agrée qu'à demi à Ch. Jacque qui le com-
prend moins triste et moins solennel. Chez lui, l'homme des
champs ne se sent point irrémédiablement malheureux ; s'il ne
jouit pas du bonheur parfait, il subit au moins la bienfaisante
influence du milieu où il se meut, travaillant en plein air, aspirant
à pleins poumons les senteurs de la végétation, foulant l'herbe drue,
marchant allègrement sous les feuillages agités par la brise, buvant
aux clairs ruisseaux, en camaraderie constante avec ses poules, ses
moutons, ses cochons, etc. Ch. Jacque saisit à merveille le carac-
tère propre de l'être humain ou de l'animal qu'il veut rendre et y
ajoute, ce qui ne gâte rien, son originalité personnelle et de bon
aloi. Ses animaux, comme ses personnages, sont d'une vérité
absolue, rendus avec leurs allures et leurs habitudes physiques
particulières. En cela comme en tout, amant fidèle de la vérité, il
est allé simplement jusqu'à elle, cherchant à l'exprimer naïvement,
telle qu'il la comprenait, se tenant en garde contre tout ce qui lui
semblait une exagération ; il s'est préoccupé d'abord de la justesse
et de l'exactitude du dessin, il a étudié particulièrement les combi-
naisons d'ombre et de lumière, les différents aspects de l'homme
et de l'animal soit dans un intérieur, soit en plein air, soit à l'ombre
des grands chênes. Il eut au suprême degré cette qualité si rare,
l'originalité, qui lui fit toujours rencontrer juste la forme conve-
nable pour interprêter sa pensée.
Ch. Jacque a rendu avec une force et une sincérité peu com-
munes le puissant frissonnement de la nature au moment où va
éclater un orage, le bruissement du vent dans les arbres, les ciels gris
et voilés, ou bien ouatés de petits flocons de nuages blancs, déchi-
quetés, se bousculant à l'horizon, les troncs rageurs des vieux
chênes décapités par le tonnerre, tordus par le vent, au pied
desquels, sur la terre lourde et détrempée, fuient de grand trou-
peaux de moutons à la laine alourdie par la pluie. Mais il ne s'en
tient pas aux bouleversements de la nature et traduit avec un même
bonheur les beaux jours d'été, alors que les rayons d'un radieux
soleil filtrant à travers les branches viennent tacher çà et là, d'une
touche lumineuse et chaude, des coins de terrains, ainsi que les
animaux, vaches, moutons, poules ou cochons, éparpillés sur leurs
pentes sous la conduite d'un robuste gars ou d'une accorte
bergère.
CHARLES JACQUE 323
Ses intérieurs d'étables, ses « bergeries » comme on les appelle
communément, où les moutons se pressent autour du râtelier
qu'un berger vient de remplir de provende, tandis que dans
quelque coin les poules picorent sur la paille brillante de la litière,
sont composés et exécutés d'une façon magistrale. On peut en dire
autant de ses porcheries, surtout de ses poulaillers si nombreux et
pourtant, de même que ses bergeries, si variés et si différents les
uns des autres. Les personnages de ses compositions sont toujours
de vrais paysans aux figures tannées par le grand air, aux membres
forts de travailleurs, aux poses franches et simples, aux types
précis, d'une observation toujours juste. On ne saurait trop
insister sur sa qualité dominante, le caractère qui est l'apanage des
seuls maîtres ; on ne saurait trop lui faire un mérite rare d'avoir
toujours su voir les choses d'ensemble : chacun de ses traits sur
une planche, chacun de ses coups de brosse sur une toile tend à
généraliser le sujet, détermine un côté utile à rendre dans le
paysage, l'animal ou l'individu.
Si certains maîtres animaliers contemporains, Troyon d'abord et
peut-être même Brascassat malgré la faiblesse de son exécution,
ont aussi bien étudié que Ch. Jacque l'allure particulière et carac-
téristique des animaux, isolés ou en troupes, nul n'a su comme
lui les mettre dans leur milieu, soit à L'étable soit en plein air. Ses
intérieurs et ses paysages sont des cadres dignes de leurs hôtes.
Est-il besoin de dire qu'il n'avait rien de commun avec ces peintres
d'aujourd'hui qui naïvement s'imaginent que tout bout de nature
est bon à rendre et qu'il suffit de planter n'importe où son chevalet
au petit bonheur pour faire un tableau. Il attachait une essentielle
importance à la composition, chez lui toujours harmonieuse et
bien équilibrée. Dans ses toiles comme dans ses planches, rien
n'est laissé au hasard ; les groupes d'arbres, les animaux, les cours
de ferme, les bergeries, les poulaillers révèlent, au contraire, une
science profonde dans l'agencement. Aussi avait-il l'habitude de
déclarer qu'une composition ne pouvait être intéressante que si, en
un simple calque linéaire, elle offrait déjà sa véritable signification.
Ce qui ne l'empêchait pas de reconnaître qu'avec un motif insi-
gnifiant en apparence, un artiste peut faire un tableau. Un arbre
et un coin de ciel suffisent pour faire un chef-d'œuvre ; mais
encore faut-il que ce motif soit vu sous un aspect spécial par un
peintre qui sache en dégager le caractère. Et c'est une erreur
324 L'ARTISTE
profonde de croire qu'il suffise de copier servilement la nature
pour faire un bon paysage. Du reste, l'aspect d'un même coin de
nature varie à chaque instant avec l'intensité de la lumière, et il
est impossible d'en saisir et d'en fixer l'impression sur la toile
autrement que par la mémoire de l'oeil et la sensation du cerveau.
A côté de grandes qualités, la peinture de Ch. Jacque montre
d'incontestables défauts. Un peu lourde, un peu commune et
surtout sombre, elle date bien de l'époque où le bitume était con-
sidéré comme un don des dieux. Plus tard il ne sut ou ne voulut
pas se dégager des préjugés de sa jeunesse. Pourtant les colo-
rations claires des impressionnistes l'avaient vivement frappé ; il
avait volontiers reconnu tout ce que leur art, en dépit de fré-
quentes exagérations, renfermait de justesse et de vérité. Aussi,
pendant les dernières années de sa vie, dans ses moments
d'abandon, avouait-il tout bas et non sans quelque mélancolie,
qu'ils avaient ouvert à la peinture une voie nouvelle, mais qu'il
était lui-même trop vieux pour s'y engager. Il le tenta cependant,
et les quelques ébauches qu'il essaya dans ce sens sont très
remarquables. Disons maintenant que ce n'est qu'en 1845 que Ch.
Jacque peignit son premier tableau ; jusque-là le dessin, l'illus-
tration et la gravure avaient absorbé tout son temps. Ses premiers
essais de peinture furent de minuscules panneaux représentant
des poulaillers, qui trouvèrent vite des acquéreurs ; du poulailler
il descendit à la porcherie pour de là courir jusqu'à l'étable. Et qui
croirait aujourd'hui après ses succès en ce genre qu'il eut beau-
coup à lutter pour faire accepter ses moutons par les amateurs et
les marchands ?
Ch. Jacque est incontestablement un maître peintre, mais il est
avant tout un maître graveur. Son oeuvre en ce dernier genre est
digne de figurer à côté de celle des Ostade, des Paul Potter, des
Pierre de Laer, des Karel Dujardin tx des autres maîtres de cette
admirable école hollandaise, qui ont manié la pointe et le burin.
Comme procédé non seulement de gravure mais même de dessin,
il n'en est pas de plus subtil et de plus vibrant que l'eau-forte, ni
qui puisse mieux servir la personnalité de l'artiste qui l'emploie ; il
n'est pas de méthode d'expression plus primesautière, où s'affirme
mieux la maîtrise, mais aussi, par sa simplicité plutôt apparente
que réelle, qui ne souffre moins la médiocrité. Ch. Jacque
comprit tout le prix de ce procédé depuis trop longtemps délaissé.
CHARLES JACQUE 325
La rénovation de la gravure à l'eau-forte lui est due en grande
partie ; grâce à lui, elle est redevenue un des moyens d'expression
de l'art.
Il s'y est révélé un maître, et un maître tel que, malgré la mul-
titude des graveurs qui se sont précipités à sa suite sur le chemin
tracé par lui, pas un ne l'a dépassé. Les petites planches de ses
débuts sont des merveilles d'improvisation, que l'artiste semble
avoir exécutées comme en se jouant, mais qui n'ont ni l'incor-
rection, ni l'indécision de tâtonnements ; celles qui suivirent, d'une
facture plus ferme, ont une finesse et une certitude absolue de
dessin ; puis vinrent les grandes compositions de la Grande
bergerie et de la Pastorale, qui resteront des modèles du genre. La
variété et la diversité de sa manière ne saurait être assez admirée.
Ses planches, même les plus faites, conservent l'aisance et la déli-
catesse de croquis; la pointe reste toujours alerte, vive et spirituelle.
Chose à remarquer, Ch. Jacque, coloriste imparfait dans ses
tableaux, l'est, au contraire, au plus haut degré dans ses planches.
C'est par ces planches surtout que son œuvre vivra ; c'est par elles
que le puissant artiste restera certainement le maître graveur le
plus original et le plus curieux de notre époque, celui qui aura
tracé la voie à des maîtres aquafortistes, tels que Seymour Haden,
Manet, Legros, Bracquemond, Meryon, Whistler, Raffaélli, etc.
Charles Jacque était né à Paris, en i8i3, d'une famille de petits
bourgeois. Après avoir passé quelques années dans une modeste
pension du quartier Saint-Martin, voisine de l'habitation de ses
parents et dans laquelle il ne se montra guère brillant élève, il fut
placé, à dix-sept ans, en apprentissage chez un graveur géographe
où il ne resta pas longtemps. C'est là qu'il s'exerça au maniement
de la pointe et qu'il grava sa première œuvre d'art, une tête de
femme d'après Rembrandt. Malgré la volonté de son père, il quitta
l'atelier du graveur géographe où il s'ennuyait à mourir, pour
s'engager dans un régiment de ligne. Comme soldat il fît le siège
d'Anvers. Après sept ans passés sous les drapeaux, son service
terminé, il revint à Paris et commença à dessiner quelques croquis
qu'il parvenait avec toutes sortes de difficultés à faire accepter par
d'infimes marchands de dessins qui les lui payaient aussi peu que
possible, c'est-à-dire rien ou presque rien. De ce nombre était le
libraire Henriot dont la boutique ou plutôt l'échoppe était située
rue Neuve-Saint-Marc. Il fut plus heureux dans ses tentatives lors-
3a6 L'ARTISTE
qu'il présenta ses dessins à Best qui le fit entrer au Magasin
pittoresque. Peu de temps après, il partit pour Londres où il était
appelé pour illustrer différentes publications, entre autres, une
Grèce pittoresque et une édition de Shakespeare. De retour d'Angle-
terre, où il avait failli mourir de spleen, après vingt mois de séjour,
il fut assez heureux pour trouver l'emploi de son talent qui com-
mençait à être déjà très apprécié. Il exécuta un certain nombre de
dessins pour une édition de Paul et Virginie, pour les Contes de
Perrault, de Curmer, pour les Français peints par eux-mêmes, pour la
Bretagne illustrée, de Coquebert, etc., etc. C'est alors que, tout en
dessinant pour les éditeurs, Ch. Jacque commença cette série de
planches à l'eau-forte qui ont fait sa réputation et dont les
premiers motifs sont empruntés à la Bourgogne où habitait alors
sa famille et où il allait faire d'assez fréquents séjours. Ces
premières gravures représentent toutes des scènes rustiques ,
des intérieurs de ferme, des masures de vigneron. Ce n'est que
plus tard qu'il en emprunta les sujets à la forêt de Fontainebleau
et aux environs de Barbizon.
Notre artiste a fort peu voyagé ; à part sa fugue en Angleterre
et sa campagne en Belgique comme soldat, il n'a pas quitté la
France. Comme Th. Rousseau, Diaz, J. Dupré, Troyon, il jugea que
les champs de la Brie, les plaines de la Beauce, les collines de la
Bourgogne, les dunes de la Bretagne, les landes des Pyrénées pou-
vaient suffirent à lui fournir des motifs de tableaux et de gravures ;
que la nature est aussi intéressante en deçà qu'au delà des Alpes et
que Constable et Turner d'un côté, le Guaspre et Salvator Rosa
d'un autre n'ont pas eu besoin de quitter leur patrie pour produire
des œuvres intéressantes.
Il est un point sur lequel il serait bon de s'entendre une fois
pour toutes: on a accusé Ch. Jacque de s'être fortement inspiré de
Millet. Incontestablement ce dernier n'a pas été sans influence sur
son camarade de Barbizon ; dans l'œuvre de Ch. Jacque divers
détails non sans importance le prouvent, ne serait-ce que l'allure
plus robuste et plus mâle de ses paysans, le caractère plus
accentué de ses figures, qu'avant sa rencontre avec le maître de
Gréville il traitait peut-être avec un peu trop d'afféterie et de
maniérisme. Mais ce qu'il est utile de bien établir, c'est que Ch.
Jacque dessinait et peignait des sujets rustiques bien avant
Millet. En 1848, ce dernier, loin d'avoir trouvé sa véritable voie, en
CHARLES JACQUE 3 27
était encore aux petites figures nues et aux tableaux mythologiques
que l'on sait, alors que, bien avant cette époque, l'œuvre de Jacque
présente, dans le rustique, des pièces de premier ordre et dans
lesquelles déjà la puissante originalité s'était affirmée avec une
maîtrise incontestable.
Qui se souvient aujourd'hui des caricatures de Ch. Jacque?
Quelques rares curieux d'art, tout au plus. Cependant il fut un
caricaturiste à la verve mordante, incisive, que la tournure misan-
thropique de son esprit suffit à expliquer. Au début du règne de
Louis-Philippe, il publia chez Aubert une série intitulée Militai-
riana et une autre sur les médecins, d'une étrange et subtile acuité.
Ces suites de caricatures, à ce point de vue, ne sont rien cepen-
dant à côté d'une autre série que nous avons admirée chez lui et
qui est d'une outrance extraordinaire, dont l'extrême violence
confine à la férocité, et, du reste, trop libre pour être mise sous
les yeux du public.
Rares étaient ceux qui pouvaient approcher du vieux maître, car il
se cloîtrait avec un soin jaloux, fuyant les gêneurs et les impor-
tuns ; mais, une fois qu'on était admis dans son intimité, on
s'apercevait bientôt quel causeur exquis il était, laissant aller sa
parole au gré de sa fantaisie et de ses souvenirs, racontant sur les
contemporains de sa jeunesse, les maîtres d'autrefois et ceux
d'aujourd'hui, qu'il avait tous plus ou moins connus, les anecdotes
les plus piquantes. En l'écoutant, on revivait avec lui le temps des
origines, pour ainsi dire maintenant préhistoriques, de Barbizon,
alors qu'il arriva, vers la fin de 1848, dans ce village perdu de la
lisière de la forêt de Fontainebleau, avec J. -F. Millet, bientôt
rejoint par Th. Rousseau, Diaz, Gassies, Chaigneau, Bodmer et
tant d'autres. Dans ses récits si imagés, on les voyait tous
installés ou plutôt campés dans l'auberge du père Ganne, unique-
ment fréquentée jusque-là par des rouliers et des paysans, avec
sa cour pleine de fumier, où picoraient les poules, les oies et
les canards, et où le cochon, qui était comme de la famille, fourra-
geait sans cesse de son grouin chercheur. Dans cette auberge,
Ch. Jacque ne séjourna guère ; vite fatigué de cette promiscuité,
il loua une chaumière où il s'établit avec les siens, puis il acheta
peu après un bout de terrain sur lequel il fit élever une maison-
nette dont la plus belle pièce fut un atelier de plain pied avec le
jardin.
3a8 L'ARTISTE
Toute sa vie, Ch. Jacque a été un travailleur acharné, infati-
gable, aimant son art par dessus tout. Cependant, par intermit-
tence, il eut des goûts bizarres. Aux premiers temps de son séjour
à Barbizon, il se prit d'une violente passion pour les poules; il
édifia chez lui un poulailler modèle, auquel chaque jour il ajou-
tait un perfectionnement nouveau, le peuplant d'espèces rares et
nouvelles dont il faisait venir à grands frais les spécimens de
l'étranger. De là est sorti son livre du Poulailler, écrit et dessiné
par lui, dont il parut de nombreuses éditions, et que les éleveurs
de gallinacés consultent encore aujourd'hui avec fruit. Après les
poules, notre peintre s'éprit des anciens meubles gothiques et de
la Renaissance; alors il établit chez lui, au Croisic, où il alla un
moment fixer ses pénates, des ateliers de menuiserie, d'ébénisterie
et de sculpture qu'il transporta plus tard à Pau. De ces ateliers
sortirent des meubles dessinés par lui, construits sur ses indica-
tions, qui égalent, comme art et comme travail, les plus beaux
spécimens en ce genre laissés par les maîtres huchiers du Moyen-
Age. Quand Ch. Jacque n'élevait point de poules ou ne composait
point un meuble, il bâtissait. Au Croisic, où il n'habita pourtant
que par hasard et en passant, il a possédé jusqu'à dix-sept maisons
édifiées par lui. Parlerons-nous aussi de sa passion du bibelot
qu'il a poussée jusqu'à l'extravagance? Ce qui lui est passé par les
mains de merveilles en fait de curiosités, est à peine croyable ;
mais, de cela, comme du reste, il se lassait assez promptement.
Au physique, grand, sec, droit, ayant conservé dans son allure
quelque chose du militaire, tel était Charles Jacque dans les der-
niers temps de sa vie; tel il nous semble encore le voir dans son
vaste atelier du boulevard de Clichy en été, dans sa petite maison
de Pau en hiver, ses longs cheveux blancs enfermés dans un fou-
lard rouge que recouvrait une casquette à oreillettes, l'œil vit et
moqueur, toujours en éveil, la bouche aux lèvres minces et sar-
castiques, recouverte d'une fine moustache blanche, sans cesse en
mouvement, aussi bien prête à l'attaque qu'à la riposte. Impres-
sionnable à l'excès, spirituel au possible, il eût été méchant si une
instructive misanthropie, un mépris de l'humaine nature n'avaient
arrêté l'expression de sa ra